Un livre d'Andrzej Sapkowski
Regardez-moi cette tête de héros
Encore de la Fantasy
Le Barde tient à rassurer son lectorat distingué: il a coutume, le soir alors que le vent souffle dans le parc du manoir, tout en buvant un brandy 75 ans d'âge, de choisir dans sa bibliothèque les ouvrages les plus pointus. Il aime à déchiffrer des études absconses, se plonger dans de poussiéreux bouquins d'histoire, s'élever dans la stratosphère de la pensée pure, se mesurer à d'ardues spéculations sur l'avenir du monde, ou feuilleter des critiques sans concessions d'une certaine société occidentale, voire même des romans d'auteurs français (pas trop quand même). Car bien sûr, le barde fait partie d'une élite intellectuelle raréfiée, il nage tel le dauphin dans le monde des Concepts et des Idées.
Ouais, il fait ça, le barde.
Parfaitement.
Bon, il est vrai que de temps à autre, il jette un coup d'oeil furtif autour de lui, et tire d'une cachette un volume à la couverture bariolée, titrée de caractères fantaisistes. Tandis que personne ne le regarde, il se plonge dans des histoires régressives qui mêlent épopée, magie et coups d'épée dans la tronche.
Quel bonheur.
Or donc, j'ai remis ça. De quoi s'agit-il cette fois-ci?
Géralt de Riv est un sacré dur-à-cuire.
Des mutations provoquées dans son enfance lui ont donné tout un tas de pouvoirs, tout en altérant son apparence (cheveux blancs, pupilles verticales...), ce qui le met à l'écart des autres hommes. C'est un Sorceleur.
Comme tous ceux de sa profession, il consacre son existence à détruire les monstres qui peuplent les coins obscurs du monde, se faisant payer par ceux qu'il en libère. Peu causant, pessimiste sur l'avenir du monde et de son métier - il y a de moins en moins de monstres -, c'est un tueur efficace et redouté, équitable mais dur en affaires.
Il ne vous surprendra pas d'apprendre qu'il est le meilleur dans ce qu'il fait.
Premier tome d'une série à succès d'un auteur polonais, "Le Dernier Voeu" se présente comme un recueil de nouvelles, épisodes au cours desquels le héros affronte une galerie d'adversaires. Au fur et à mesure qu'ils s'enchaînent, l'histoire quitte son sentier linéaire et s'engage dans une série de flashbacks et de retours au présent, qui dévoilent progressivement ce que le héros fuit sans se l'avouer. (Enfin je crois)
Envoyez les clichés de Fantasy !
Par certains côtés on reste dans une fantasy très classique, qui coche les passages obligés du genre:
- Le héros est un personnage redoutable, presque sans égal dans le combat : 1 point de héros macho pour ados.
- Il a l'air trop rebelle avec des effets de couleurs des cheveux et des yeux : 1 point de cool factor.
- Son pote, baladin grande gueule, trousse les filles et se met dans ses pattes en cas de danger : 1 point "Jar-Jar" de faire-valoir pénible.
- Il y a des elfes avec des noms qui se terminent en "-el" et des arcs, et des nains un peu bourrins avec des haches: 1 point de pastiche Tolkien.
Pour être équitable, l'auteur évite l'un des clichés les plus pénibles: la Lutte du Bien contre le Mal (TM). Au contraire, il situe ses histoires dans une certaine ambiguïté morale, un monde gris foncé où les méchants et les gentils changent facilement de rôle, et où il est parfois difficile de distinguer les monstres des humains. A ce titre, la nouvelle "Le Moindre Mal" est une des plus intéressantes, qui voit Geralt, armé de bonnes intentions, perpétrer un massacre en voulant protéger des populations qui ne lui demandaient rien. Une problématique très actuelle.
L'approche de la magie et des pouvoirs est plutôt originale, puisqu'elles sont traitées comme des mutations: les magiciens et sorceleurs ont un corps modifié délibérément, et ils obtiennent leurs pouvoirs au prix d'une partie de leur humanité, que ce soit dans leur apparence, leur capacité à procréer... Les monstres sont eux aussi des mutants, sans doute involontaires ; on retrouve ce thème dans une discussion de Geralt avec la prêtresse qui le soigne, qui lui apprend que les rayons du soleil sont en train de changer, et que la vie ne pourra plus être comme avant. Pour un peu, on sortirait les diagrammes sur la couche d'ozone. Le mélange science/fantasy n'est pas toujours sans failles ni invraisemblances, mais il donne une tournure intéressante à cet univers.
Côté style, c'est pas génial
Je ne suis pas de ceux qui attendent de chaque livre une réinvention des codes du langage, et pour moi les principaux mérites du style sont la clarté et la capacité à donner chair au discours - appelons cela l'expressivité. Pas besoin d'en faire des caisses.
En Fantasy ce n'est pas toujours un point fort, et ce livre en est un exemple. La faute à une traduction trop rapide? Un cas parmi d'autres, plusieurs fois il est question de "physiciens" là où on s'attendrait à parler de "médecins", ce qui me fait chaque fois penser au faux-ami anglais "physician". La VF a-t-elle vraiment été traduite depuis l'original en polonais comme le dit l'éditeur, ou à partir d'une version anglaise ?
Autre point gênant, les dialogues: ils sonnent souvent forcés ou carrément faux, ce qui enlève de l'épaisseur aux personnages.
J'en garde l'impression d'un travail qui aurait pu être mieux fini, que ce soit à l'écriture où à la traduction. Certains des textes ont été publiés aux débuts de l'auteur, ce qui peut expliquer en partie la chose.
Mais le gars sait raconter une bonne histoire.
D'abord grâce à quelques originalités dignes d'intérêt. Les monstres, les situations, l'usage des serments et du destin font appel à la symbolique et à la culture des contes de fées, mais avec une perspective réaliste ou gothique. J'ai particulièrement apprécié le clin-d'oeil destroy à Blanche-Neige et ses 7 nains.
La structure du roman est plus intéressante qu'il n'y paraît: chaque épisode (généralement axé sur la rencontre avec un adversaire, monstrueux ou humain) est suivi ou précédé d'une séquence où le héros se refait une santé dans un temple, pris en charge par une vieille prêtresse qui tente de lui faire entendre la Voix de la Raison (titre récurrent de ces passages).
Cette alternance travail-repos évolue, au fur et à mesure que le monde extérieur s'invite dans le temple, et que les aventures intercalées laissent deviner la cause de ces inquiétudes. Les deux fils fusionnent en une seule histoire.
Bien sûr il est question d'une femme, de magie, et de serments rompus. Le bouquin s'arrête avant la résolution, et je m'attends à ce que le développement de ce "meta-plot" (pour reprendre la terminologie des séries télé) progresse sans se hâter dans les volumes suivants.
On peut supposer que notre héros, affaibli par une blessure mystérieuse, mais toujours redoutable, va encore dézinguer des paquets de monstres mutants.
Le Dernier Avis
L'idée d'un auteur de Fantasy polonais m'avait fait espérer un imaginaire d'une autre couleur que l'ordinaire, des univers plus slaves peut-être. Si cela se retrouve dans certains noms de personnes ou de lieux, force est de constater que le monde où se promène Geralt reste bien générique, ainsi qu'on peut le craindre à chaque fois que les elfes et les nains sont de la partie. Et ce ne sont pas les noms de créatures qui arrangent la chose, tellement ils frisent le ridicule. Friser plus, ça ferait des dreadlocks.
Si je n'y ai pas trouvé ce que j'espérais, le ton et l'inspiration des récits donnent un vrai plaisir de lecture. Le livre sort quelque peu du lot, sans doute pas au point de lui donner une place permanente dans ma bibliothèque, mais je me laisserai sûrement tenter par le tome suivant.