Alors que je voyageais dans un pays lointain, à la recherche de nouveaux thèmes et de la paix de l'âme, je suis tombé dans un hôtel sur ce livre : "Le dernier roi anglais", par un certain Julian Rathbone, qui n'en est apparemment pas à son coup d'essai. Mon sang n'a fait qu'un tour: la conquête normande, Harold, Taillefer, Edouard le Confesseur... Voilà une suite naturelle de mes lectures sur l'Angleterre saxonne. Plutôt que de l'embarquer discrètement comme un voleur, j'ai noté le titre et l'auteur et l'ai ensuite honnêtement acheté en ligne, sous forme électronique, pour le lire sur écran pendant le reste du voyage. (Insérer ici des considérations standard sur les merveilles de la technologie et les problèmes de wifi dans les hôtels).
Pour l'auteur, le dernier roi anglais, ce n'est pas George VI.
Je l'ai vite terminé, et ça mérite de vous en dire quelques mots, chers lecteurs.
C'est l'histoire d'un saxon...
Walt est un Housecarl, un guerrier de profession, membre de l'élite des combattants saxons. Depuis sa jeunesse, il est attaché personnellement au comte Harold Godwinson, un des nobles les plus puissants d'Angleterre. Tout roule donc pour lui, jusqu'à l'arrivée de Guillaume le Bâtard. Mutilé et brisé à Hastings, Walt fuit l'Angleterre, abandonnant femme et enfant au tumulte de la conquête, et se retrouve à Byzance et dans le Levant en compagnie d'autres voyageurs. Il fait un bout de chemin avec eux, leur raconte son histoire et celle des grands hommes qu'il a côtoyés, retrouve enfin un peu d'envie de vivre et décide de rentrer en Angleterre, où l'attendent les cendres de sa famille.
Flashbacks
Le récit est constitué de sauts successifs dans le temps. Il commence par le retour de Walt en Angleterre, puis revient sur son périple après la défaite et ses rencontres en Orient : le moine athée Quint, le jongleur-illusionniste Taillefer mystérieusement rescapé d'Hastings, les enfants de celui-ci, une mystérieuse trafiquante de lapis-lazuli...
Ce voyage en Orient est juste une balade touristique agrémentée de quelques turpitudes ; son réel fil conducteur est le récit que Walt fait à ses compagnons de sa vie, sa rencontre avec Harold, ses premières campagnes, et les prémices de l'invasion Normande.
Il s'interrompt pendant toute une partie où l'auteur entreprend de nous conter la vie d'Edouard le Confesseur, depuis son arrivée en Angleterre comme prétendant au trône soutenu par les envahissants Godwinson, jusqu'à ses manigances pour s'assurer que sa couronne reviendra à Guillaume plutôt qu'à ses anciens alliés devenus ennemis. Le portrait n'est pas très avantageux, c'est celui d'un roi qui a compris que tout se passerait bien tant qu'il laisserait son peuple se gouverner par ses propres institutions, qui a beaucoup de mal à exister face au clan du comte de Wessex (Godwin et ses fils), et qui toute sa vie restera prisonnier d'un conditionnement religieux reçu en Normandie. Un personnage plutôt falot, de bonne volonté et intelligent, mais pas vraiment sympathique.
On retourne ensuite en Moyen-Orient, mais désormais le voyage alterne avec le point de vue du comte Harold dans les mois précédant l'invasion, alors qu'il se bat pour faire obstacle à Guillaume et sauver le mode de vie du peuple anglais, sa liberté, ses institutions, et puis sûrement aussi le libre échange et l'économie de marché... Mais je m'égare. Harold, dont le portrait est encore moins nuancé que celui de Guillaume (j'y reviendrai), met du temps à accepter l'idée qu'il pourrait, lui-même, être roi, plutôt que de pousser le titre vers un gamin légitime qu'il aurait de toute façon pris sous sa coupe pour le plus grand bien commun. Car en plus d'être noble, fort, courageux, et dévoué, notre saxon moustachu est modeste !
Bon, il y a d'autres sources moins suspectes qui font état des grandes qualités du personnage historique, mais Rathbone en fait des caisses.
Toujours est-il que les voyageurs d'Asie Mineure font la rencontre de Taillefer, ancien baladin et amuseur de Guillaume, complice d'une tromperie visant à arracher un serment à Harold, et désormais errant. Ce dernier fournit sa vision de l'histoire du côté normand, et le récit à deux voix culmine avec la bataille de Hastings et l'écrasement des saxons. Les voyageurs se trouvent alors dans le port de Sidé où Walt trouve un navire anglais, parle à son équipage et décide de rentrer au pays avec eux, plutôt que d'accompagner ses amis à Jérusalem. Avance rapide: l'auteur termine le livre par les mêmes paragraphes qui l'ont commencé, l'errant qui met pied sur le rivage de sa terre natale, voir repartir le bateau qui l'a amené, et se met en route face à un ciel automnal qui passe au gris ; l'été s'éloigne, l'hiver approche. La boucle est bouclée.
J'ai l'impression qu'on essaye de nous dire quelque chose
Difficile de ne pas remarquer les biais de Julian Rathbone dans la mise en scène des protagonistes.
D'un côté, les Saxons, pragmatiques, aux cultes divers, à la religion aimable, représentants des vertus éternelles de l'Angleterre telle que la voit l'auteur, y compris dans un régime politique qu'il n'hésite pas à décrire comme une démocratie – pas sûr que tous les historiens soient d'accord. Harold, qui deviendra leur roi éphémère, est un parangon des vertus chevaleresque. Il force même le respect de son ennemi Edouard. Autre incarnation du peuple anglais, Erica, femme de Walt, en représente toutes les vertus pacifiques, loin des ambitions dynastiques.
De l'autre côté, les normands. Arrogants, tartuffes puritains à la langue nasale et grossière, descendants de vikings qui ont perdu leur seule noblesse : leur talent de navigateurs. Guillaume est dépeint comme un tyran ridicule, inefficace et maniaque, dont les seules forces sont l'aveuglement à se croire invulnérable, et son énergie inépuisable. Ah, et aussi sa cavalerie, qui fera la différence à Hastings.
Pas besoin de chercher beaucoup pour retrouver, dans ces descriptions à charge, quelques stéréotypes courants outre-Manche sur les défauts des français. De même l'auteur prête à Guillaume un discours "européen" qui fleure bon le Brexit. Il brosse son lectorat anglais dans le sens du poil, au prix de la vraisemblance historique.
Ainsi, en visite en Normandie, les héros saxons (housecarls de Harold) se payent une bonne tranche de rigolade devant une tapisserie qu'on leur expose : personnages mal caractérisés, histoires à peine lisibles, et d'abord c'est pas de la tapisserie mais de la broderie, et pas des meilleures... On a compris le message : Mr Rathbone n'est pas un fan de la tapisserie de Bayeux. Soit, mais des contemporains n'auraient pas formulé des opinions aussi modernes. Trop souvent, l'auteur instrumentalise son histoire en la mettant au service de ses opinions ; c'est dommage, car par ailleurs il la raconte bien.
La métaphore de l'été comme apothéose du peuple anglais, et de l'hiver infernal apporté par les normands, n'est rien d'autre qu'une déclinaison du mythe de l'âge d'or perdu. C'est particulièrement clair quand l'auteur met en scène, avec d'ailleurs un charme certain, sa vision de la vie dans les campagnes médiévales anglo-saxonnes, lors des retours en arrière sur le mariage de Walt et Erica.
Verdict
Il y a un vrai plaisir, pour tout amateur d'histoire, à découvrir un récit qui réussit à nous plonger une époque lointaine. L'auteur possède ce talent, à la fois par une documentation judicieusement mise à profit pour créer un effet de réalité, et par la diversité des scènes qu'il sait rendre vivantes : voyages, cérémonies, fêtes villageoises, funérailles royales, batailles petites et grandes, intrigues de cour et vies simples...
J'ai un faible particulier pour l'époque pré-normande de l'Angleterre ; bien sûr elle retentit de bruit et de fureur, entre invasions saxonnes, guerres intestines, affrontements avec les Scandinaves - en particulier les Danois. Mais c'est aussi un des moments en Europe où des envahisseurs barbares ont eu le temps, sur les ruines de l'empire romain, de développer une culture originale, de faire preuve d'un raffinement inattendu, dans un âge intermédiaire, dit parfois obscur, entre la fin de l'antiquité et le moyen-âge classique.
En plus de ces plaisirs d'historiens, cette époque ouvre aussi une porte vers des mondes imaginaires - le royaume de Northumbrie et sa chute aux mains des vikings ont probablement inspiré à Tolkien le royaume disparu d'Arnor, à l'origine de la lignée d'Aragorn dans le Seigneur des Anneaux. Et ces barbares occupant les terres d'un antique empire évoquent aussi l'ombre musculeuse de Conan... Voilà des temps simples, où l'inconnu et le danger se cachent à la lisière de la forêt ou juste au-delà de l'horizon marin ; où les liens d'homme à homme ne sont pas encore remplacés par les lourdes machines des états ; où une anecdote devient épopée grâce au verbe des bardes (ou de leurs homologues scaldes, baladins, etc). Une époque dure et sanglante, mais où l'imagination des hommes remplit les vides de leurs connaissances, et enchante le monde. Un temps fait pour l'imaginaire.
C'est à peu près ce que Julian Rathbone arrive à faire sentir, et qu'il en soit remercié. Bien sûr, le biais idéologique de l'auteur devient envahissant, mais il n'entâche pas la bonne impression et la fraîcheur de cette reconstitution historique.
Plus regrettable est la manière dont la cohérence du récit va s'effilochant: tout le mystère de la marchande de lapis-lazuli, personnage aux actions suspectes, devient la manifestation de la confusion mentale de Walt. De même Taillefer et ses enfants ne sont guère plus que des porte-voix de l'auteur, qui lui procurent les points de vue dont il a besoin pour compléter son récit. Ces artefacts narratifs deviennent trop voyants, de même que les conversations pseudo-philosophiques entre Quint et Taillefer où ils débattent de la similitude entre réalité et récit de fiction, de la logique narrative de l'histoire qu'ils vivent... L'auteur éprouve un plaisir un peu gamin à pointer sa tête dans sa propre histoire, et à nous dire "Hé, regardez, on me voit dans le livre! En fait c'est moi qui l'ai écrit!".
Dommage qu'il ait cédé à des facilités superflues, mais la balade historique reste plaisante.