Cassia courait après sa revanche.
Elle filait dans la nuit, ses pieds nus ne faisaient presque pas de bruit sur les pavés des rues de Visonti. Devant elle, à quelques pâtés de maison, la silhouette claire d'Astolfo se déplaçait furtivement. Son ancien amant marchait discrètement, mais des semaines d'observation et de filatures l'avaient préparée. Elle ne le laisserait pas lui échapper ; le prix, le Snicchi serait pour elle. Ils allaient voir.
Demain serait le premier jour du printemps ; l'air était chaud, et la tunique de Cassia commençait à coller à son dos. Dès le lever du soleil, comme tous les ans, la Course au Snicchi serait ouverte et la ville serait en effervescence. Chaque pouce de terrain serait retourné, chaque objet soulevé, soupesé par des Visontiens qui ne pensaient qu’à une seule chose : la petite boule dorée dissimulée quelque part dans les limites de la ville. Des équipes étaient formées dans chaque Barri de la ville, composées de jeunes gens lestes, ingénieux et sans scrupules. Mais chaque enfant, mère de famille, politicien ou vieillard, caressait en secret le rêve de devenir le héros ou l’héroïne du jour : rapporter la bulle d'or fin au Capitole où siégeaient les Grands, être honoré devant toute la ville rassemblée dans l'amphithéâtre colossal de Visonti, et rapporter chez soi la récompense du vainqueur.
Cassia comptait bien gagner tout cela, et elle avait un plan. Elle y pensait depuis cette nuit où sur l’oreiller, Astolfo avait fait allusion à une mission spéciale que le conseil lui avait confié pour le printemps. Astolfo, favoris des filles du quartier des Forges, beau comme un jeune dieu, champion du Snicchi de l'année passée, n'avait pas tardé à la quitter pour une femme à la peau plus claire. Cassia avait deviné sans mal ce qu’il ne lui avait pas dit dans sa confidence, et elle n’avait rien oublié.
Devant elle sa proie avait accéléré l’allure, mais Cassia ne se laissa pas distancer. Ils traversaient maintenant le quartier des Échelles, où les hauteurs variables des maisons et des immeubles formaient des escaliers pour géants. Les humains, eux, pouvaient se déplacer entre toits et terrasses en passant par des échelles de bois, des volées de marches blanchies à la chaux et une occasionnelle corde à noeuds. Quand on arrivait au cœur de ce quartier, les rues étaient oblitérées par la densité des constructions auxquelles on accédait uniquement par le chemin des toits.
Cassia avait passé beaucoup de temps dans les Échelles ; elle avait souvent trouvé une solitude accueillante dans ses terrasses les plus élevées, ainsi que des vues spectaculaires sur la ville. À la suite d’Astolfo, elle était aussi discrète qu'une ombre de lune, et c’est ce qui la sauva.
Elle avait gravi les dernières marches d’un escalier plus long que les autres quand elle se rendit compte que la terrasse où elle débouchait était occupée. Ils étaient quatre, non cinq, en train de se hisser à une échelle. Cassia redescendit quelques marches à pas de louve, et les surveilla en laissant juste dépasser son front et ses yeux.
Une voix trop familière parla à mi-voix: « Dépêchez-vous les mollassons, le Snicchi n’attend pas ! »
Elle reconnut la silhouette dégingandée de Jiusep, accompagné de sa bande : ses persécuteurs de longue date, ses ennemis personnels. Vue la direction qu’ils prenaient, ils n’avaient pas repéré Astolfo, ou bien n’en avaient cure.
Ça l’arrangerait bien ; une rencontre avec cette troupe malfaisante était la dernière chose dont elle avait besoin. Il y avait déjà les archers de la ville qu’elle évitait depuis la nuit tombée : chargés de faire respecter le règlement de la Course, ils n’hésiteraient pas à la rosser si elle ne payait pas leur amende, et la jeune femme n’était pas en fonds. Elle soupçonnait des meneurs comme Jiusep de graisser la patte aux bons fonctionnaires de la ville, pour bénéficier d’une nuit d’avance – un avantage considérable dans la Course. Les récits des équipes gagnantes abondaient en magouilles, arrangements douteux et tricheries caractérisées. Ainsi en allait la vie à Visonti.
Cassia les laissa s’éloigner à angle droit par rapport à la direction de sa proie, puis elle reprit sa filature. Astolfo marchait vite, et il avait déjà disparu dans les hauteurs ; si elle voulait le retrouver, il faudrait prendre quelques risques. Elle fonça dans la direction approximative qu'il prenait la dernière fois qu'elle l'avait vu ; s'il savait où il allait, il ne ferait pas de détour particulier, à moins qu'il ne se sache suivi.
Il est difficile de courir vite et sans bruit à la fois, et à plusieurs reprises Cassia eut l'impression de réveiller tout le voisinage, sans parler des chats de gouttière qui plongeaient dans les ombres sur son passage, suante et haletante. Elle aurait tant aimé posséder une grâce plus féline, mais elle était Cassia, une grande bringue mulâtre et exubérante dans cette ville blanche où l'arrogance tenait le haut du pavé.
Quand elle l'aperçu à nouveau, le jeune champion était dans une étrange posture : accroché par les jambes et un bras à la poutre de l'auvent qui coiffait une terrasse, il s'affairait à dans l'obscurité sous le couvert de joncs séchés. Cassia jubila intérieurement, et se cacha avec soin pendant que la manœuvre se terminait. Finalement, Astolfo se laissa retomber avec souplesse, jeta un regard circulaire qui la manqua complètement – elle portait des couleurs sombres comme à l'accoutumée – et repartit d'un pas dansant, soulagé peut-être. Ou bien avait-il rendez-vous avec une nouvelle fille. Peu importait.
Cassia attendit, et quand elle eut la certitude qu'il était bel et bien parti, courut à l'auvent. Les piliers circulaires étaient trop lisses, la poutre traversière trop haute ; elle n'avait pas les capacités d'acrobate d'Astolfo, mais comme lui disait son père quand il daignait lui adresser la parole, ce qui ne nous est pas donné en talent, nous pouvons le compenser en hargne.
En grognant, en tombant et en suant, elle finit par arriver à l'endroit où elle avait vu Astolfo s'arrêter, et adopta la même position. Suspendue à l'envers, le sang lui montait à la tête et gonflait dans ses oreilles, mais elle dut encore attendre que ses yeux s'accommodent à l'absence de clair de lune. Enfin elle vit, bien calée dans un coin, la masse sombre de débris collés ensemble, et ricana.
Un nid d'hirondelle, quelle meilleure cachette pour un œuf d'or ?
Décidément, ce garçon manquait cruellement d'originalité. Elle s'approcha avec précautions, toujours pendue à la poutre, plongea la main dans l'ouverture, fouilla dans les brindilles poisseuses de fientes d'oiseaux, et soudain sentit sous ses doigts la froideur du métal. Elle attrapa la sphère, parfaite et lisse, et retira très lentement la main du nid.
Sans doute le sentiment de triomphe était-il trop fort ; alors qu'elle plaçait le Snicchi dans la poche intérieure de sa tunique, ses pieds perdirent leur prise sur la poutre, et tout le bas de son corps bascula dans un mouvement de balancier qui l'envoyait droit dans le vide au-delà de la terrasse. La main qui lui restait n'était pas assez forte pour arrêter sa chute, et Cassia se détacha de l'auvent avec un petit cri.
– À suivre