Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La Course au Snicchi (5)

Cassia décida de partir tôt le matin ; le Nordique prit des précautions exagérées, peut-être avait-il d'autres raisons de rester discret. Que savait-elle de lui, en réalité ?

Elle le guida dans les rues encore fraiches, alors que le ciel commençait à peine à s'éclaircir ; elle allait capuche rabattue sur sa tête, comme une dame rentrant de chez son amant. Sigurth portait un lourd manteau qui dissimulait son glaive et surtout, entre deux tuniques, une bonne épaisseur de métal.

Quand ils se préparaient chez lui, Sigurth avait sorti de son coffre un ballot pesant, qu'il avait déplié devant elle ; les anneaux soigneusement huilés de la cotte de maille coulaient comme une rivière d'acier. Cassia l'observait, fascinée ; elle n'avait jamais vu une armure d'aussi près, encore moins chez un soudard démuni. Elle l’interrogea : "Sigurth, je ne t'ai pas demandé… Quel est ton métier?"

Il répondit avec une drôle d'expression : "Au début, je me battais pour des grands, mais maintenant je protège des petits." Sur la garde de son glaive était gravé un emblème au lion et aux lances entrecroisées ; probablement les armes d'un état du Nord, mais elle ne savait pas les lire.

Ils arrivèrent devant une belle porte en bois sculpté, noircie et patinée par des générations d’habitants et de visiteurs. La demeure était haute, étroite comme toutes les maisons de cette ville, et son pignon ajouré les surplombait. Après avoir frappé, Cassia se tourna vers son garde du corps et l'étudia ; il avait plus de prestance que lors de leurs précédentes rencontres, son profil taillé à coups de serpe semblait moins brutal, presque hiératique. Sous l'examen, Sigurth fronça les sourcils.

Puis un domestique les guida à l'intérieur, par des couloirs parfumés de fleurs et des escaliers en colimaçon, jusqu'à une pièce qui occupait tout le dernier étage. D'amples baies encadrées de plantes odorantes s'ouvraient sur chaque point cardinal, et le vent du matin apportait les premiers bruits des quartiers des artisans. Les toits de Visonti les environnaient, couverts de tuiles colorées et vernies pour les plus riches, dans une harmonie de tons rouges, oranges et bruns que le soleil allait bientôt faire resplendir.

Suspendus dans la charpente, des oiseaux en cage s'éveillaient, choisis pour leurs plumage chamarré ; Cassia pouvait nommer chacun d'entre eux, son espèce, son nom, son âge, et reconnaître leur chant. Un homme aux cheveux blanchissants, vêtu de mauve et vert pomme, la tête couverte d'une coiffe carrée, les nourrissait avec des gestes délicats. Son oncle Quinto s'habillait toujours avec soin, et sa collection d'oiseaux exotiques faisait des jaloux dans le quartier des négociants d'épices.

Ils se saluèrent avec effusion, elle lui présenta Sigurth dont l'allure sauvage ne fit presque pas sourcilier Quinto, homme urbain entre tous mais peu familier de ce genre de personne. Ils s'assirent dans des fauteuils en osier, il leur fit servir une collation d'oeufs au plat et de fruits frais que le Nordique attaqua voracement, et Cassia expliqua sa situation. Quinto l'écouta avec attention, les bouts des doigts joints comme pour envelopper un globe entre ses mains. Quant elle eut fini, il resta silencieux le temps de trois battements de coeur, puis déclara :

— Ma princesse du Sud, te voilà dans les ennuis jusqu'au cou. Mais ce n’est pas désespéré.
— Je suppose que c’est une bonne nouvelle...
— Bien sûr ! Tu as même plusieurs possibilités. La première serait de quitter Visonti.
— Quitter la ville ? s’exclama Cassia. — Non ; quitter le pays. Les grandes factions ont des alliés partout dans l’ancien royaume de Visonti, ils te retrouveraient fatalement.
— Encore mieux... À peine gagnante du Snicchi, je devrais renoncer à ma victoire ?
— Au prestige, mais pas à la récompense. Et il y a une autre possibilité...
— Quitter le continent ?
— Allons, ne sois pas amère. Rares sont les choix qui n’ont aucun inconvénient, la vie serait trop simple. Non, si tu souhaites rester dans cette ville, tu dois passer un accord avec les Lions.
— Pourquoi traiteraient-ils avec moi alors qu’il est plus simple de m’éliminer ? Ils ont déjà tué Severo l’orfèvre, la gagnante du Snicchi ne pèse pas lourd en comparaison.
— Tu dois leur proposer quelque chose en échange. Une information, un service, même si tu dois te compromettre avec eux. C'est le prix de ta survie.
— Je ne vois pas ce que je pourrais offrir à ces Grands... — Tu as prouvé que tu es dégourdie, ma petite nièce à la peau ambrée ; creuse-toi les méninges et tu trouveras sûrement.
— Mais ils ne voudront même pas m’écouter, je ne suis qu’un insecte à écraser pour eux.
— Je t’y aiderai. J’ai parmi mes partenaires commerciaux des gens qui pourraient intercéder en ta faveur, et arranger une entrevue. De ton côté, réfléchis aux termes du marché que tu peux leur proposer ; trouve un moyen de rendre ta survie plus commode pour eux.
— Je vais y réfléchir, oncle Quinto.
— Aujourd’hui tu deviens un personnage public. Les cérémonies vont s’enchaîner, fais bonne figure, mais ne t’éloigne jamais de ton robuste ami. Sur ce ma princesse, j’ai quelques messages à envoyer.

Ils s’embrassèrent à nouveau. Avant qu'ils ne se séparent, Quinto lui serra l'épaule :

— Et bravo pour ta victoire. Seuls les meilleurs parviennent à attraper le Snicchi.

La tradition Visontienne prévoyait pour le gagnant du Snicchi une suite de cérémonies aussi inutiles que rigoureusement chorégraphiées. Présentation aux délégations des Barris dans le Capitole, libations au temple des divinités tutélaires de Visonti, triomphe dans le grand amphithéâtre, devant les gradins remplis de populace, et pour finir un tour de la ville sur un char tiré par huit chevaux blancs, accompagnée d’une escorte des gardes du Capitole. Plus d’honneurs qu’elle n’en avait jamais rêvé ; dommage qu'elle doive passer la journée à guetter la dague ou le carreau d'arbalète que lui destinaient les Lions pour la faire taire.

Elle poussa un soupir, et entraîna son garde du corps de fortune en direction du Capitole.


La journée fut épuisante. Cassia n'aurait jamais imaginé que les cérémonies puissent être un tel carcan. Obligée de répondre à des questions sans intérêt, de prononcer des toasts et des oraisons rituelles dont le sens était perdu depuis longtemps, elle sentait monter l'impatience, une envie de courir dans la rue et de disparaître dans le quartier des Échelles.

Pire que tout, le regard d'Onesto posé sur elle à chaque fois qu'elle tournait la tête dans sa direction. Le Grand était de toutes les cérémonies, il la fixait d'un visage sans expression, mais ses yeux noirs semblaient prononcer pour elle une sentence de mort. Elle se sentait alors glacée de l'intérieur, comme un lapin chassé par un lion que la peur paralyse. Pendant la session au Capitole, les hasards du protocole amenèrent par deux fois Sigurth et Onesto à se faire face, et ils se toisèrent sans rien dire, mâchoire serrée. Quelque chose dans la posture monolithique de son garde du corps rassurait Cassia, un ancrage au milieu d'une mer mouvante et traîtresse.

Elle réussit pourtant à savourer quelques moments. Lors de la présentation au conseil des chefs des Barris, les anciens gagnants de la Course étaient rassemblés sur un côté de la salle, et bien sûr, au premier rang se tenait le bel Astolfo. Elle fit mine de ne pas le voir en passant devant lui, comme il s'efforça de l'ignorer, mais elle savait reconnaitre le dépit chez son ancien amant. Le plaisir qu'elle en tira la vexa presque – elle aurait peut-être dû le mépriser.

Quand enfin elle arriva à l'amphithéâtre pour le triomphe, la puissance de la foule fut une révélation. Le gens, debout dans les gradins, brandissaient des couronnes et des bannières, certains (sans doute payés par le conseil) lançaient des bouquets de fleurs. Surtout, le rugissement de milliers de voix déclenché par son arrivée lui fit tourner la tête mieux que le vin le plus fort. C'était donc cela, être populaire ? Certains clamaient son nom, d'autres scandaient des cris rituels, dans le tintamarre elle saisissait parfois une moquerie ou des sifflements mais même ceux-là étaient un hommage à sa célébrité. Plus personne ne pouvait ignorer Cassia, fille métisse d'une tisseuse de soie Visontienne et d'un émailleur du Sud, sans statut ni richesse, que rien n'affiliait à aucun Barri, aucune coterie ni faction.

Finalement arriva le tour d'honneur. Sigurth l'avait laissée monter seule sur le char du défilé – ils avaient fait le pari qu'il lui serait plus utile ailleurs. Le cortège passait par les plus belles avenues de la ville, bordées d'arbres anciens et de demeures de marbre ; par les places marchandes cerclées d'arcades, et devant les remparts de pierre brune. Dans un passage où la foule était plus dense, un gamin des rues sauta au bord du char et tendit la main vers elle comme pour lui toucher le sein. Les badauds éclatèrent de rire et acclamèrent le garçon, qui fut débarqué du char par les gardes montés sans tendresse excessive.

Puis, alors que le convoi arrivait dans les quartiers populaires, le convoi fut retardé par des attroupements denses. Un galop retentit alors, et Sigurth monté sur un cheval pie, fendit la foule pour se porter à la hauteur du char. Cassia lui attrapa le bras et il la hissa en selle d'un seul mouvement, le même sans doute que les nomades réalisaient pour capturer des femmes. Elle salua les gardes de la main, Sigurth volta et ils disparurent au galop dans les bas quartiers de Visonti.

Bien plus loin, il rendit le cheval à un maquignon aux yeux divergents, et ils prirent le chemin des Échelles, drapés dans des manteaux à capuche qui dissimulaient leurs traits. Une fois arrivés à la chambre de Sigurth, dont le loyer avait cette fois-ci été payé, Cassia déplia enfin le message que le gamin avait glissé dans son décolleté. Elle reconnut les grandes boucles de l'écriture de l'oncle Quinto. "La tour de la colline des vents, au coucher du soleil. Pas d'armes."

Sigurth lui tendit un verre de vin, et l'interrogea du regard.

— Le Lion veut nous voir à dîner. Il nous faudra une longue fourchette...

– À suivre

La Course au Snicchi (6)

La Course au Snicchi (4)