La colline des vents se trouvait à l'extérieur des murs de Visonti. On disait qu'elle avait accueilli le palais des premiers rois du pays, à une époque où même Akhila était encore peuplé par des tribus ignorant l'écriture. Des colonnes élancées et frontons majestueux, construits entièrement d'un marbre blanc aveuglant sous le soleil, où déambulaient les patriciens drapés dans les toges écrues et bleues de l'ancien temps.
Il n'en restait que des ruines, des amoncellements de gravats et de moellons et des murs en partie effondrés. Depuis longtemps, la plèbe des faubourgs de Visonti avait pris possession des lieux, et l'on s'y livrait à toutes sortes de trafics à la nuit tombée. Même un nouveau venu comme Sigurth connaissait la réputation du lieu ; l'idée d'une négociation avec des assassins dans ce coupe-gorge ne lui disait vraiment rien, mais comme ils ne pouvaient guère changer de rendez-vous ni embaucher de renforts, il avait serré les dents sans faire de commentaire. Face à une de ces bandes armées, un homme seul ne pouvait compter que sur la chance et le culot, et Sigurth en avait encore des réserves. Au moins il ne partagerait sa récompense avec personne.
A côté de lui, la fille avançait sans hésitation, à croire qu'elle était une habituée. Il devait lui reconnaître un certain cran : depuis qu'elle avait demandé son aide, il n'avait pas revu l'expression de panique qu'elle affichait en frappant à sa porte. Et pourtant, elle n'était guère plus en sécurité, même avec un mercenaire à son service. Ils jouaient une partie où les dés étaient pipés contre eux. Il avait déjà vécu cette situation, quand il avançait dans un lieu dangereux en compagnie d'une autre femme, courageuse mais condamnée.
Dans un coin obscur, les grognements et les jurons d’un homme vautré sur une prostituée. Plus loin, des vagabonds assis autour d’un feu, l’un d’entre eux mimant pour ses compagnons une histoire obscène. Ils croisèrent deux hommes qui en soutenaient un troisième par les aisselles, incapable de marcher : ami ivre, ou victime inconsciente ? Un mendiant qui empestait le vin approcha de Cassia, dont le manteau à capuche cachait mal la fine silhouette.
— Hé toi ! Homme ou femme ?
— Pour le savoir tu devras d’abord te bouffer ça, répondit Sigurth en lui montrant son poing ganté de mailles.
L’ivrogne s’éloigna sans insister. Cassia fit un sourire reconnaissant à Sigurth, ce dernier suivait l'homme des yeux avec un air de regret.
Son nouveau métier lui offrait moins d'action que la vie de soldat qu’il avait menée pendant la guerre. A force de rouler des épaules et de prendre des airs mauvais sans jamais tirer le fer, il allait devenir comme les hommes d’Onesto, des baudruches terrifiées à l'idée qu’on découvre qu’ils avaient perdu la main. Souvent il se surprenait à espérer un mot de travers, une opportunité d’en découdre, pour vérifier qu’il avait toujours les réflexes et le sang froid, et faire payer leurs mécomptes à cette ville ennemie.
Au milieu des ruines s'élevait une flèche de pierre fissurée et tachée de lichens, unique vestige de la splendeur passée. Le large quadrilatère allait en s'affinant vers son sommet, qui avait dû autrefois porter une statue mais n'en conservait qu'un piédestal stylisé. La lumière rouge du couchant éclairait encore l'extrémité de la colonne, faisant ressortir volutes et cannelures. Avait-elle porté la statue d'un roi, d'une divinité, ou d'un imposteur ? A sa base, une ouverture en demi-cercle laissait passer une lumière orangée – il y avait déjà du monde à l'intérieur.
— C'est l'heure, allons-y, pressa Cassia.
— Minute, ma jolie. On fait le tour d'abord, pas question d'entrer là-dedans comme des naïfs. On est venus armés, ils ont sûrement triché eux aussi.
Sigurth l'entraina dans un circuit sinueux qui contournait la tour et enveloppait les ruines adjacentes, là où une troupe aurait pu s’embusquer. Ils attendirent de longues minutes dans une encoignure, à l'affût de chaque mouvement dans les ténèbres. Peu lui importait d'arriver en retard à ce genre de rendez-vous, cela valait mieux que de se faire surprendre bêtement.
Mais il n'y avait pas de piège caché, et ils quittèrent leur cachette pour entrer dans la tour. La lumière de lune n'y parvenait pas, mais quelques lanternes éclairaient une vaste pièce ronde, les murs dépouillés et les premières marches d'un escalier qui avait dû monter vers les étages aujourd'hui effondrés. En regardant vers le haut et le petit trou de lumière au sommet de la tour, Sigurth eut l'impression d'être tombé au fond d'un puits. Il repensa à l'épisode de sa jeunesse où il avait réussi à s'extraire seul de ce piège, après une descente accidentelle dans la nacelle. Il avait alors pris conscience de l'avantage que lui conférait sa constitution – comme il en avait abusé par la suite…
Ils n'étaient pas seuls. Cinq hommes dans des manteaux noirs se détachaient le long des murs, et en face d'eux un sixième se leva et s'avança ; même dans la lueur des lanternes, les couleurs de sa tenue restaient criardes. Sigurth reconnut Onesto à ses boucles trop bien arrangées et son nez de crapaud. Le Grand n'avait pas l'air content :
— J'avais dit, sans armes !
— Faudra faire avec, rétorqua Sigurth, sans essayer de cacher son glaive.
— Si vous croyez que ça suffira à vous sauver… À la moindre embrouille, on est six contre deux.
— J'aimerais bien voir ça.
Il toisa ses anciens collègues. Cela serait dommage de laisser tomber la petite, mais un règlement de comptes avec ces larbins était tout ce qu'il désirait. Une bonne manière d'en finir, avec un peu de chance il aurait même la peau d'Onesto avant de tomber. Choisir sa mort, c'était tout ce qu'un guerrier pouvait demander.
— Messires, nous sommes là pour discuter, pas pour nous battre, intervint Cassia.
— Tu n'es donc pas venue te livrer ?
— Très drôle. J'ai bien compris dans quel pétrin je me trouve, et je voudrais vous demander de passer l'éponge.
— Vraiment ? En ce qui me concerne, tu es déjà morte.
— J'ai une proposition à vous faire.
— En voilà une idée amusante… Parle donc, championne, tu as cinq minutes pour me convaincre.
— Vous connaissez Jiusep L'Aranzo ?
— Le neveu de Don Domenico ? Une petite frappe du clan des baleines, il me semble.
— Lui-même. Son oncle a un petit faible pour lui, comme il n'a pas eu de fils c'est une sorte de favori, il lui passe tous ses caprices.
— Effectivement, j'en ai entendu parler. Et donc ?
— Jiusep m'en veut depuis un moment déjà, pour je ne sais quelle raison.
— Pauvre poulette.
— Je peux me servir de sa rancune pour l'attirer dans un piège. S'il m'agresse en public, et qu'une foule en colère se porte au secours de la gagnante du Snicchi, Jiusep ne s'en sortira pas indemne.
— En somme, tu nous demandes de te débarrasser de lui ? Tu ne manques pas d'air !
— Vous y gagnerez aussi : le deuil affaiblira Don Domenico, qui aura sûrement moins la tête aux affaires de l'état. Le parti des Baleines sera privé de chef, laissant la voie libre aux projets des Lions…
— Et en échange, tu demandes la vie sauve ?
— Oui, répondit Cassia avec aplomb. En participant à ce piège, je me compromets avec les Lions. Jamais Don Domenico ne me pardonnerait ce que je vous propose de faire à son neveu, si je commençais à parler de ce que j'ai vu l'autre nuit chez Severo, vous n'auriez qu'à lâcher cette histoire…
Don Onesto se passa la main sur le front, arrangea machinalement ses boucles grasses. Les cinq hommes de main n'avaient pas quitté leur posture d'attente, et Sigurth essayait de rester aussi relâché que possible, prêt au combat. Le Grand allait prendre une décision, et si ce n'était pas la bonne il faudrait agir dans la seconde. Tirer le glaive, embrocher Onesto s'il ne s'était pas éloigné, et s'interposer entre la fille et les deux gars de derrière qui seraient sans doute les plus rapides à arriver. L'affaire serait chaude – les mains lui démangeaient.
Don Onesto sourit enfin, avec la bienveillance d'un crocodile.
— Ta proposition m'intéresse ! Mais il y reste beaucoup de détails à éclaircir, sans compter que je dois obtenir l'accord de Don Ottavio. D'ici là nous te laisserons vivre normalement, si tu y parviens. Mais n'essaie pas de nous fausser compagnie ou de parler à une autre faction ! La nuit a des yeux et des oreilles…
— À suivre