Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

En Plein Vol (2)

Le soleil brillait alors que je traversais le bois de bouleaux. Sa lumière arrivait crue, presque électrique au milieu des troncs blancs. L’air portait comme une expectative, un parfum de printemps dans le vent, mélange de joie enfantine et d’appel au sexe. Peut-être à cause de la hanche ronde de la femme que je serrais à mon côté. À moins que ça ne soit le souvenir de notre étreinte dans les fougères, quelques minutes auparavant ?

— Eshi, tu es sûr que c’est par là ? me demanda Dulma. Sa crinière blonde, souvenir d’une lointaine ascendance russe, resplendissait à chacun de ses pas.
— T’inquiète, je connais l’endroit, ils ne sont pas loin, répondis-je avec assurance.

En réalité c’était seulement la troisième fois que je venais. Mais je n’allais pas prendre l’air hésitant devant la plus belle fille de la tribu, juste après avoir gagné ses faveurs ! Je la guidai sur le chemin forestier, jusqu’au pied d’une falaise, muraille blanche parsemée des points bleus et violets de fleurs qui poussaient dans la roche. Tout se déroulait comme je l'avais espéré – c’était une de ces journées qui sourient à ceux qui osent entreprendre.

Je pointai le doigt vers le haut, montrai une petite corniche près du sommet de la falaise.

— Tu vois ?
— Attends… Oui ! Ils sont encore là ?
— Bien sûr ! Qu’est-ce que tu crois, j’ai tout arrangé…
— Mon beau Eshi, tu as vraiment bien fait les choses, taquina Dulma.

Je fouillai dans mes poches, en sortis un mouchoir soigneusement plié en boule, que je défis dans le creux de ma main. Les morceaux de champignons séchés ressemblaient à de petits cailloux gris.

— C’est ça qu’on doit prendre ? demanda Dulma en les considérant avec circonspection.
— Oui. Le mieux c’est de boire un coup avec, pour les faire descendre.

Avec désinvolture, je tirai de mon sac à dos une petite bouteille de vodka, ainsi qu’un vieux moulin à prières.

— C’est pour quoi ce machin ?
— Ça les fera venir à nous, sinon on sera juste défoncés au pied de la falaise…
— Et tu crois qu’on arrivera encore à s'en servir après avoir pris tes trucs ?
— On n’y arrivera pas, c’est pour ça qu’il faut commencer avant. Assieds-toi ici et répète après moi…

Elle mémorisa sans difficulté le petit mantra que j'avais appris de mon grand-père, et nous le répétâmes à l’unisson pendant quelques minutes, nos deux voix mêlées résonnant dans l’air calme, tandis que je faisais tourner le moulin à prières qui produisait un tintement régulier et quelques craquements. L'expectative se transformait en une impatience, une frénésie qui montait et me mettait des fourmis dans les jambes. J'interrompis le mantra, répartis les petits cailloux et fis descendre les miens d’un coup de vodka. Dulma prit une gorgée d’eau – « je préfère ne pas mélanger », fit-elle dans un sourire. Puis on reprit le mantra.

Le monde commença à se déformer autour de nous. La lumière du soleil se teinta d’un violet que je n’avais jamais vu, l’herbe semblait bouger à la manière de tentacules, ou de ces algues étranges et carnivores qu’on trouve au fond des lacs sauvages. Il devenait difficile de maintenir la tête droite, la respiration me manquait pour continuer de réciter le mantra. Un souffle d’air, un battement sourd, et soudain j'eus les yeux plantés dans ceux, ronds et fixes, d’un gros rapace posé devant moi dans l'herbe, sur d'épaisses pattes aux serres jaunes. Il était venu ! À des milliers de kilomètres de là, je perçus le cri de ravissement de Dulma, comme étouffé par des couches de coton et déformé par de multiples combinés téléphoniques.

— Ne t’affole pas, rera.. ragarde-le dans les yeux, balbutiai-je. Mes lèvres semblaient engourdies, ma langue picotait légèrement, mais je savais quoi faire.

J'entendis à peine la réponse de Dulma avant de plonger corps et âme. Chute dans une nuit noire et sans lune comme le fond d’un lac, ou la pupille d’un aigle.

Puis, à nouveau, la lumière, l'œil curieux qui s'ouvre sur un monde différent. Les perspectives, les couleurs, la précision, tout avait changé, tout était plus riche de détails et de couleurs.

Je déployai mes ailes et pris mon envol. En quelques battements, les arbres et même la falaise rapetissèrent et s’éloignèrent. Je relâchai mon effort et planai, les ailes étendues sans effort, décrivis un cercle pour reconnaitre les lieux. Je distinguais les moindres détails avec une incroyable clarté, comme si j'étais à la fois haut dans le ciel et au ras du sol, tout près des petits animaux dans les herbes dont les déplacements semblaient m’appeler. Un cri perçant retentit, celui de ma femelle. Je ne la vis pas en-dessous de moi, et réalisai qu’elle avait pris de l’avance et planait plus haut encore dans le ciel.

Je battis des ailes pour la rejoindre, et ressentis pleinement la puissance de mes muscles, savourai la caresse du vent dans mes rémiges, les odeurs et les sons qui montaient de la terre. Dulma fit mine de s’éloigner, son cri était un rire cristallin à mes oreilles, qui m’appelait à jouer, à la poursuite. Virevolter, plonger, s'élever, tout nous était possible ; nous virevoltâmes longuement dans le ciel, seuls au-dessus du monde. Je n'avais jamais été aussi heureux, mon cœur semblait bondir dans ma poitrine. Nous étions libres de jouir du monde, et l'un de l'autre, à l'abri des regards et des contraintes des humains, dans une simplicité animale.

Plus tard, nous retrouvâmes la falaise, à peine une marque blanche sur le vert des steppes, et nous nous posâmes dans notre aire. Là, je ne pus pas me contenir plus longtemps, et je la couvris brutalement à la manière des oiseaux de proie, tout en lui picorant le cou à petits coups de bec.

Une fois reposés, nous nous élançâmes à nouveau dans le ciel, portés par le vent dans nos ailes. Ils jouâmes un moment ensemble, partîmes à la poursuite quelques corbeaux qui nous échappèrent sans difficulté. Nous réalisâmes alors à quel point nous étions encore maladroits et patauds.

Dans le lointain, des colonnes minces et translucides s'élevaient de yourtes semblables à celles de notre campement.

— On va voir ! déclarai-je, en un cri d'aigle en chasse.
— Tu es sûr que c'est une bonne idée ? cria Dulma sur le même mode.

Mais déjà j'étais parti. Le campement appartenait à un clan que nous croisions périodiquement dans la steppe ; je connaissais les pâtures qu'ils occupaient actuellement, et m'étonnai d'être arrivé aussi loin. Tout semble plus près à vol d'oiseau !

Nous décrivîmes un premier cercle en hauteur, inspectâmes le campement avec autant de précision que si nous en avions parcouru les allées. Puis j'avisai un jeune homme isolé près des enclos des moutons, et descendis dans sa direction. Dulma m'appela, d'un cri plein d'inquiétude.

— Arrête-toi, c'est dangereux !
— Mais non, il n'y a rien à craindre !
— Tu as vu près des yourtes ? Ça ne me dit rien de bon !

Je ne l'écoutai pas plus et continuai de m'approcher. Le jeune homme avait levé la tête et nous observait, bouche ouverte.

Admire-nous, oiseaux de proie à la vanité si humaine.

Dans un coin de mon champ de vision, j'aperçus une silhouette qui approchait ; l'objet oblong dans ses mains était dangereusement familier. Je lançai un cri d'avertissement, freinai de toute la force de mes ailes, essayai de reprendre de la hauteur.

Une détonation, un cri étranglé, et soudain Dulma tomba comme une pierre. Je vis le corps ailé de ma bien-aimée s'écraser au sol comme un chiffon. L'homme pointa son fusil vers moi, et je m'enfuis en battant des ailes frénétiquement, à m'en faire éclater le cœur. Je sentis la balle en même temps que j'entendais la détonation, mais elle ne fit que m'arracher quelques plumes, et déjà je rapetissais dans le ciel, montais, montais toujours plus haut, animal au cœur d'homme fou de chagrin et de culpabilité.

L'Infortune des Armes (1)

En Plein Vol (1)