Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

L'Infortune des Armes (1)

Celui-là sera facile, pensa Yegar.

Son adversaire, sans doute un ancien soldat, avait un bon bras mais aucune habitude du duel. On l'avait équipé d'une hache qu'il maniait passablement ; le casque rond et le plastron de cuir, sur sa silhouette de paysan, semblaient vaguement ridicules. Ses coups s'annonçaient par toutes sortes d'indices qu'il n'avait pas appris à camoufler. Sa tactique consistait à accabler son adversaire sous la cadence de ses coups de hache, portés à des angles qui changeaient sans cesse. Après quelques échanges, Yegar n'avait plus aucun mal à anticiper ses attaques et à éventer ses feintes. Il répliqua de quelques contres rapides, qui ricochèrent contre le plastron mais obligèrent le rustaud à calmer le jeu.

L'homme à la hache interrompit ses assauts pour rugir quelques insultes, que le public applaudit. Puis ils se remit à la tâche, avec des ahans de bûcheron, lançant sa cognée avec violence. Mais il ne contrôlait plus le combat, et une petite lueur de frustration se fit jour dans sa fureur, la panique n'était plus très loin. Yegar, lui, se déplaçait toujours aussi rapidement, tournait, se fendait, harcelait la brute ; il se sentait de plus en plus calme.

Leurs pieds dessinaient des figures dans le sable de l'arène, traçaient des arcs, creusaient des empreintes quand ils prenaient un appui. Yegar observait la distance entre eux qui s'étirait et raccourcissait comme une laisse élastique, laissait le moment approcher. Puis les choses se mirent en place.

Son adversaire fit un appel du pied, comme à chaque fois qu'il armait une attaque descendante. Il leva sa hache pour l'abattre avec plus de poids, et sa garde s'ouvrit.

Yegar agit alors : un pas en avant, ses jambes, ses épaules et son bras se déplièrent comme un seul long ressort, et la pointe d'acier perça la gorge de l'homme de part en part, ressortant de l'autre côté à travers les vertèbres.

Au moment juste
Frappe sans prévenir
Un geste, un seul temps.

Il dégagea sa lame, un nuage de gouttelettes rouges fusa de la plaie, et le grand rustaud expira. Pendant une seconde, le silence régna dans la fosse, et Yegar imagina que le monde entier s'était enfin tu.

Puis des vivats clairsemés éclatèrent dans les gradins, mélangés à quelques sifflets. On lui lança des fleurs bon marché, et aussi quelques fruits pourris qui s'écrasèrent dans le sable de l'arène. Les connaisseurs avaient apprécié la pureté du geste, mais la plupart des spectateurs venaient ici pour un autre genre de spectacle : les longs affrontements, les cris de guerre, les blessures spectaculaires... Cette exécution parfaite les laissait sur leur faim. De la confiture donnée à des cochons.

Les gardes entrèrent dans l’arène et se postèrent de part et d'autre de la porte qui menait au vestiaire. Avant d’y entrer, le gladiateur leur remit son arme, une sorte de rapière fabriquée dans le Ranberg, légère et solide bien qu’un peu courte. Malgré ses années à manier le glaive dans les phalanges Kaleviennes, il aimait les armes rapides pour le duel.

Vrenk, le patron, l’attendait dans le tunnel et lui fit signe de s’arrêter. Le visage reptilien du lanista n’exprimait qu’une légère morosité, l'unique expression qu’on lui connaisse.

— Tu devrais plus soigner tes conclusions, le Kalevien. C’était trop rapide, bâclé.
— Pourtant j’ai travaillé le geste.
— Ne fais pas le malin, rétorqua le lanista. Ton boulot consiste à distraire le public, à leur offrir du spectacle, du drame. Là tu viens d’égorger un poulet. Qui veux-tu que ça excite ?
— J’y penserai la prochaine fois, fit Yegar sans conviction.
— Je me fous de ce que tu penses, fais-le ! Et n'oublie pas de rester dans le rond central, les spectateurs du côté Ouest ont loupé les trois quarts de l'action. J'aurai de la chance s'ils ne demandent pas à être remboursés.

Sur ces bonnes paroles, Vrenk lui fit signe de venir avec lui ; deux gardes, des colosses bardés d’acier, les suivirent dans le corridor sombre.

— Quelqu’un voudrait te rencontrer ; je compte sur toi pour bien te tenir.
— Je t’ai déjà déçu ?
— Cette fois-ci on est dans la bonne société. Évite de cracher ou de te curer le nez. Et tu ne parles que si on t'adresse la parole.

Venant d’un autre, la remarque aurait pu être ironique, mais comme toujours Vrenk était totalement sérieux.

Ils arrivèrent dans une des salles où patientaient d’ordinaire les soigneurs et les entraineurs pendant les combats. Sur un des bancs, une dame attendait ; elle les observa sans mot dire tandis que les gardes refermaient les portes de la salle et se postaient de chaque côté. L’un d’eux se posta à côté de Yegar, main sur la garde de son glaive. On ne prenait jamais trop de précautions avec les combattants des fosses.

Vrenk s’installa sur le banc et se tourna à demi vers elle pour converser ; le gladiateur Kalevien resta debout devant eux, torse nu, trempé de sueur et récupérant encore de la passe d’armes. Une large ecchymose violette ornait sa clavicule, là où il avait reçu le manche de la hache lors d'une passe un peu serrée.

Yegar observa la dame avec attention, essayant de deviner les raisons de l’entrevue. Drapée dans une robe d’un bleu profond, elle cachait ses traits derrière une voilette en tissu ajouré. Ses yeux, verts et marqués de petites pattes d’oie, trahissaient son âge ; il en émanait un mélange d’autorité et de sensualité. Pour l’instant, ils étaient fixés sur lui et le détaillaient de la tête au pied.

Cherchait-elle le corps musclé d'un captif, ou même l'excitation trouble de coucher avec un tueur ? Dans toutes ses vicissitudes, Yegar n'avait encore jamais été forcé à coucher. Il attendit la suite, stoïque. Comme disait Dmitro, son maître d’armes à Kalev : "Ne vis pas maintenant les tourments de demain. Quand les plans ne servent plus à rien, fixe ton esprit sur le présent". Il n'imaginait pas alors combien cette maxime lui servirait.

Vrenk avait déjà engagé la discussion.

— Le voici, dame Katerina. C’est mon combattant le plus expérimenté et le plus technique.
— Oui, j’ai pu voir son talent tout à l’heure dans l’arène. Il a le bras sûr.
— Exact, se rengorgea Vrenk, il ne manque jamais sa cible, je lui ai demandé cette petite démonstration pour vous.
—D’où vient-il ? Il a l’air étranger…
— Je l’ai fait venir de la lointaine Kalev, où il est célèbre pour ses exploits guerriers.
— Vraiment ?
— Vous savez que cette nation voue un culte à la valeur militaire, les plus forts y sont célébrés et récompensés. Yegar était l’un des meilleurs.
— Et comment est-il arrivé ici ?
— Des revers de fortune… Les chemins de la vie sont tortueux, ma Dame.

Yegar restait inexpressif. Il préférait ne pas penser aux lacs de sa Kalev natale, à ses enfants et sa femme morts de la peste pourpre, à la liberté perdue.

— Fort bien. Tu m’assures donc qu’il saura faire ce que je te demande sans aller trop loin ?
— Il en est plus que capable.
— Juste une blessure à la jambe, de quoi empêcher Ervang de rejoindre le corps expéditionnaire qui part vers le Helten à la fin du mois. Surtout n'en faites pas un infirme !
— Je m'y engage solennellement.
— Mon fils est un bon escrimeur, l’affaire sera difficile.
— Yegar a l’avantage de l’expérience. C’est un ancien soldat de métier, et un duelliste talentueux qui se bat régulièrement. Sans insulte pour votre fils, madame, mais cela fait un monde de différence.
— Je l’espère bien, Vrenk.
— N'en doutez pas, ma dame. Sommes-nous en affaire ?
— Oui. Ervang ne pense plus à rien d'autre que ce projet, il tient absolument à prouver sa force contre un gladiateur chevronné avant de partie à la guerre. Il ne tardera pas à t’approcher pour organiser un combat au premier sang, je compte sur toi pour orienter son choix sur ce Kalevien. Qu'il lui donne une bonne leçon, qui lui apprenne la prudence. Si tout se passe comme je veux, tu auras ton or. Sinon... Il vaudrait mieux pour ton gladiateur qu'il se fasse tuer dans l'arène, plutôt que d'estropier mon fils.
— C’est entendu.

Ils se saluèrent, et dame Katerina quitta la pièce. Yegar n’avait pas dit un mot, personne ne lui avait adressé la parole.

Le pays des hommes libres fait combattre des esclaves Le bras qui tient le glaive a un fer au poignet.

Une fois la porte refermée, Vrenk resta figé comme s’il était en train de compter dans sa tête, tout en mâchonnant un bout de plante aromatique – il couvrait ainsi sa mauvaise haleine.

— Faire blesser son fils pour qu’il n’aille pas se battre… Faut-il être timbrée.

Yegar ne répondit pas.

— J’imagine que ta mère n’aurait jamais essayé de te mettre à l’abri de cette manière, hein ? Enfin, on s’en tape. Notre problème maintenant, c’est que tu blesses ce petit nobliau, mais sans l’abîmer. C’est clair ?
— Parfaitement clair.
— Tu n’es pas un imbécile, alors je compte sur toi pour faire comme tout à l’heure avec le péquenot que tu as expédié. Précis, propre et sans bavure – mais qu’il survive !
— C'est faisable. Il faudrait que je l’observe au combat.
— Je t'arrangerai ça. Si ça marche, je vais palper un bon paquet, tu sais ! Ça sera bon aussi pour vous autres, je pourrai mieux vous traiter : meilleure bouffe, meilleures chambres…

Yegar hocha la tête, fit semblant de gober le mensonge. Vrenk reprit.

— Tu t’es bien battu et tu as plu à dame Katerina. Tu auras Erdya pour la nuit.

Si Yegar était content, il n'en montra rien.

– À suivre

L'Infortune des Armes (2)

En Plein Vol (2)