Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (3)

Niché dans une cuvette apparue en pleine rue, le vortex ressemblait à la bouche d"un nouveau né, en moins mignon et plus pincé, avec le pourtour gonflé et comme barbouillé. Tout autour du motif spiralé inscrit dans le sol, la terre avait une apparence visqueuse, comme si elle avait trop mangé de compote et s'apprêtait à la recracher d'un air contrarié.

Et de fait, la chose venait de boulotter sous nos yeux une baraque de chantier et deux pavillons de banlieue. Lila et moi observions, fascinés. Il s'écoula un long quart d'heure pendant lequel nous fûmes rejoints par de nouveaux spectateurs. Un hélicoptère nous survola, annonçant l'arrivée de la police ou de corps d'intervention au sigle intimidant. Mais pour l'instant, les lieux nous appartenaient.

Comme rien ne se passait, ma main désoeuvrée descendit de la taille de Lila vers son postérieur. Elle me gronda :

— Rémi, ce n'est pas…

La suite de ses paroles fut couverte par un puissant borborygme, mélange de gargouillis stomacal et de rôt mal étouffé. Le vortex s'était gonflé et formait un dôme de la hauteur d'un homme, agité de spasmes de plus en plus violents. Lila me prit par le bras et m'entraina en arrière, repoussant ceux qui s'étaient groupés derrière nous au bord du terrain.

Après une dernière contraction, les pétales du vortex s'ouvrirent d’un coup et éjectèrent un flot de matière. La foule recula en désordre sous une pluie de terre, de sable, de meubles et d'objets hétéroclites.

Tandis que les spectateurs comptaient leurs bleus, je m'avançai à nouveau vers la petite dépression où se trouvait le vortex désormais plat et inactif, et j'inspectai ce qu'il venait d'éjecter. Au milieu de gravats, j'y trouvai des bottes en cuir usagées, un chapeau à plume et des bouts de vaisselle en fer blanc et en bois. Rien qui indique leur provenance. Plus loin, Lila me fit signe : du bout du pied elle remua ce qui ressemblait à un squelette de cheval, émergeant d'un tas de terre et de fleurs.

Quelque chose crissa sous mes tennis. Je me penchai et ramassai au milieu des gravats une petite bourse à lacets, en cuir grossier ; le genre de babiole qu'on achète dans les magasins pour touristes des centre-ville "historiques". Je trouvai à l'intérieur quelques pièces de monnaie que je ne connaissais pas. La plupart étaient petites et rendues illisibles par l'usure, mais une grosse pièce en métal blanc-gris était frappée d'un blason compliqué et du chiffre 8. Je la retournai dans ma main, la soupesai. Aucune idée d'où elle pouvait venir.

— C'est une pièce de huit, la monnaie des rois d'Espagne du Grand Siècle, fit une voix derrière moi.

Je sursautai et tombai nez à nez avec une vieille dame qui s'appuyait sur une canne, portant un chapeau et des lunettes demi-lunes qu'elle avait chaussées pour examiner avec moi ma trouvaille.

— Une quoi ?
— Une pièce de huit réaux. De la monnaie d'argent frappée en Bolivie, je dirais, sans doute des années 1590.
— Comment… ?
— Je sais de quoi je parle, j'étais spécialiste de la Renaissance au département histoire de l'université de Nantes ! Gardez-la précieusement, ça vaut des sous ces machins-là. C'est fou ce qu'on peut déterrer pendant les travaux.

Sur ces mots, elle s'éloigna, et j'entendis le bruit des sirènes de la police et des pompiers qui approchaient. Lila me fit signe, et on mit les bouts.

— Tu crois que ça veut dire quoi ? demanda Lila pendant que nous retournions à la voiture.
— Si ça se trouve, c'était enterré là depuis des siècles. Mais ça m'étonnerait. Le plus vraisemblable, c'est qu'il n'y a pas d'explication vraisemblable.


— Désormais j'en suis certain ; nous sommes en train de vivre une rencontre planaire.
— Une quoi ?
— Le croisement de deux plans, voyons !

Comme nos yeux restaient vitreux d'incompréhension, Doc se fit pédagogue.

— Bon, imaginez que nous habitions à la surface d'une vitre, ou entre deux lames de verres sous un microscope. Bref, représentez-vous une forme de vie en deux dimensions : pour ces gens-là, la géométrie se résume à des polygones, des cercles… rien qui n'ait de volume. Mais que se passerait-il si une forme en trois dimensions, par exemple une sphère, arrivait à traverser leur plan d'existence ?
— La vitre serait cassée ?
— Supposons que cette forme peut traverser la vitre sans la briser.

Froncements de sourcils ; soupir du Doc.

— Hé bien, dans le cas d'une sphère, les habitants du monde plat verraient apparaitre un point, puis un disque qui grandirait jusqu'à devenir énorme ; puis il diminuerait et disparaitrait. Pour eux cela serait totalement mystérieux !
— Tu crois vraiment que notre plan d'existence est en train d'en traverser un autre qui a plus de dimensions ?
— Je ne suis pas trop sûr pour le nombre de dimensions. Mais ce que je voulais vous montrer, c'est que le croisement de deux plans produit des effets qui, pour l'observateur appartenant à l'un des plans, semblent dénués de sens. Un peu comme en ce moment dans les environs de Nantes.
— C'est très intéressant, intervint Phil, mais ça ne nous dit pas où on va comme ça.
— En fait, c'est un problème de densité cartographique.
— De densité carto... ?
— Exactement ! Il est très difficile de faire tenir dans un même espace la matière cumulée de deux plans différents. En particulier, dans les endroits les plus denses, le croisement des plans prend des allures de collision. Il y a des tôles froissées, des bris de vitres… A mon avis, c'est le rôle des vortex : des zones d'éjection de la matière excédentaire.
— Et les noms qui changent ?
— Sans doute la même chose qu'un rond qui grandit et diminue… Une traduction dans notre dimension d'un phénomène plus complexe. D'ailleurs c'est grâce à cela que j'ai pu tracer le profil de la collision en cours.

Doc déplia devant nous une carte de la région ; il avait marqué dessus des points de couleurs, reliés entre eux par des lignes qui dessinaient comme des courbes de niveau.

— Quand on regarde la carte, tout s'éclaire, non ?

Je gardai le silence, Phil grogna "on comprend que dalle". Plus loin sur le canapé du Doc, Dina et le Forcené semblaient en hypnose.

— C'est pourtant évident ! La zone de traversée est centrée sur le Nord-Ouest de Nantes, et elle suit précisément la zone de plus haute densité…
— Densité de quoi ?
— La densité de texte ! Plus il y a de noms sur la carte, plus la pression augmente entre les deux univers qui s'interpénètrent, et plus on observe de phénomènes paranormaux.
— Mais c'est absurde, explosa Phil. Si tu prends une carte à une autre échelle, la densité des noms changera ! Comment peux-tu penser que ça veut dire quelque chose ?
— Parce que je les ai toutes essayées !

Doc désigna d'un geste théâtral une pile de cartes routières de tous formats, empilées à côté du canapé où il nous avait alignés pour nous haranguer.

— Après une recherche rigoureuse, il s'avère que le modèle qui explique le mieux notre phénomène est la carte départementale au 1/150 000 de l'IGN. Je ne sais pas pourquoi, mais sur ce type de carte mon étude de densité fonctionne parfaitement !
— Alors, dans ce cas… admit Phil, un léger rictus au coin des lèvres.
— Mais jusqu'où penses-tu que ça va aller ? demandai-je. — Dans une collision automobile, la première chose qui prend c'est le pare-choc, mais l'habitacle vient juste derrière. J'ai bien peur qu'il y ait prochainement des victimes civiles.
— Et pendant tout ce temps, les vortex deviennent des points de communications par lesquels les deux plans échangent toutes sortes de matériaux ?
— C'est bien ça.


De nuit, le vortex était moins impressionnant, mais plus inquiétant. Il avait parcouru à nouveau un cycle entier de gonflement-éjection qui l'avait laissé tout aplati, mais n'avait plus rien avalé depuis son apparition. Il était temps de changer cela.

Équipé d'une lampe frontale, je traversai le périmètre de sécurité que plus personne ne gardait, et marchai dans la cuvette jonchée de débris en prenant garde à ne pas me tordre la cheville. Je m'avançai jusqu'au bord du vortex, et m'arrêtai un instant pour sortir mon téléphone.

Vue de l'extérieur, la scène devait être plus qu'étrange : j'avais revêtu ma combinaison anti-entropique (meilleure vente dans le Benelux !), composée de latex bon marché et d'un masque de plongée profilé, que j'avais enduits de produits lubrifiants divers. J'espérais que cet emballage bien lisse me permettrait d'éviter les collisions les plus graves, à la manière d'un suppositoire glissant dans, hé bien, vous voyez l'idée. Pour me dépanner dans toutes les situations, j'avais glissé dans ma poche ventrale un couteau suisse–tournevis multi-usages, avec ça j'étais paré.

J'envoyai un message à Lila pour la mettre au courant de mon plan – elle n'aurait jamais été d'accord pour me laisser y aller, puis je refermai le casque et m'avançai d'un pas plus ou moins déterminé vers le vortex. A mon approche, ses pétales triangulaires se mirent à frémir, et je faillis rebrousser chemin. Mais j'avais la conviction de savoir où j'allais, et je me forçai à avancer. Le sol était tiède et se déformait légèrement sous mes pieds nus ; les pétales s'ouvrirent lentement à mon approche, et je n'eus qu'à me glisser à l'intérieur, uniquement armé de mon courage, d'une lampe frontale et de mon canif Victorinox. Une forte odeur de moisi m'accueillit.

Andalousie, me voici, pensai-je tandis que le vortex se refermait sur moi et que l'obscurité m'engloutissait.

– À suivre

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (4)

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (2)