Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (2)

La statue de marbre nous dominait de toute sa taille ; haute de plus de 3 mètres, elle représentait avec réalisme la silhouette altière d'un bichon frisé. Dans l'allée du cimetière, d'autres statues titanesques s'alignaient, alternant avec des massifs de roses et de chiendent.

Nous étions une poignée d’amis recueillis devant le cénotaphe. Nous avions changé les fleurs, remis de l'eau et nettoyé les fientes de pigeon sur la pierre. Doc terminait son oraison, avec un flottement dans la voix :

« Pompon, mon vieil ami, compagnon des bons jours comme des mauvais, ton souvenir m’accompagne pour toujours. Vaillant parmi les plus vaillants bichons frisés, tu as bien mérité les hommages de ton maître, car tu as été, aux dires de tous, un Bon Chien."

Mon regard a croisé celui de Phil, debout à côté de moi. Il haussa un sourcil, et j’imaginai sa voix trainante quand il nous demandait : « Mais qu’est-ce qu’il peut bien lui trouver, à ce clebs ? »

Cette question, nous nous l’étions tous posée à un moment ou un autre durant la carrière de Pompon comme mascotte du CoProCh. Le bichon tentait de s’accoupler avec nos chaussures, volait nos sandwiches et boulottait nos blousons, mais à côté de ça il avait une nature affectueuse entièrement dévouée au Doc. Du coup on s’y était habitués, et on accompagnait même son maître dans ses visites au cimetière, puisque ça lui faisait plaisir.

Sur le chemin du retour, à l’ombre d'une statue de Labrador, j’ai raconté au Doc ce qui s’était produit à Sainte-Luce. Il a haussé un sourcil blanc et broussailleux, et a commenté :

— Sûrement une blague.
— Des imitateurs du CoProCh ?
— Peut-être, grogna-t-il. Mais ça pourrait être autre chose. Ces panneaux qui se transforment, c’est bizarre.
— Ils ne se sont pas transformés tous seuls ! — Je l’espère, Rémi. Car si c’était le cas...

Il n’a pas terminé sa phrase, et j’ai attendu la conclusion en vain. Nous étions arrivés à la grille du cimetière, ornée de magnifiques caractères en fer forgé qui annonçaient : « DOGLAND ». Le leader et fondateur du CoProCh nous a salués distraitement avant de monter dans sa Skoda.

Je me suis retrouvé avec Phil, Enzo, Dina et Le Forcené, qui n'avaient pas encore envie de se disperser. Nous nous sommes arrêtés au Café des Sports pour quelques bières. La discussion est tombée sur du coup de l’horloge radio Européenne, qui les avait beaucoup amusés, et ils avaient chacun une anecdote à partager sur le chaos de l'après-midi d'hier. Certains, comme Enzo, travaillaient dans des bureaux, enfreignant ainsi les 3 commandements du CoProCh ("Pas de Chef ! Pas de Salaire ! Pas de stress !"), et ils avaient été pris dans des réunions qui ne se terminaient jamais, des engueulades sur les horaires et toutes sortes de perturbations divertissantes.

Phil conclut :

— Quand même, Rémi, que tu ne nous dises pas à quelle heure tu allais faire ton coup, passe encore, mais on ne connaissait même pas le jour !
— De quoi tu te plains ? Vous avez pu vivre pleinement le ralentissement du temps, j'aurais aimé être à votre place ! Mais il faut bien que quelqu'un se sacrifie…

Les gars ont rigolé. Le Forcené a ajouté :

— Le seul truc qui manquait, c'était un moyen de détraquer l'horloge définitivement !

Mais le temps ne m'intéressait plus, il avait repris son cours normal depuis la veille au soir. Mon esprit était rempli de questions liées à l’espace : d’autres panneaux avaient surgi dans des communes des environs, porteurs de noms exotiques comme Mauves-al-Andalus ou-Saint-Marc-del-Desierto.

Soudain, Phil s'interrompit au milieu d'une phrase et pointa du doigt quelque chose par-dessus mon épaule. Je me retournai : la télé passait les informations locales de 13h. Un périmètre de sécurité avait été établi à coups de bandes jaune fluo autour d'une crevasse qui s'était formée en pleine ville ; quelques policiers maintenaient à distance un attroupement de passants et des journalistes. Fasciné, je pris progressivement conscience du verbiage du commentateur.

… La crevasse s'est formée dans la nuit à l'emplacement du commissariat de Saint-Herblain, il n'y aurait pas de victimes à déplorer mais rien ne subsiste du bâtiment de deux étages. Certains attribuent cette disparition à l'instabilité géologique des bords de Loire, pour faire la lumière nous interrogeons en direct le professeur Léchevin-Boissec, notre spécialiste en géologie. Décryptage.

—Professeur, une telle crevasse est-elle naturelle, pouvait-on prévoir son apparition, et surtout la question qui nous passionne tous : à qui la faute ?

— Il est vrai que les abords immédiats de la Loire sont composés de sables meubles, mais le reste de la vallée est bâti sur une pierre calcaire plutôt solide si l'on excepte certains effondrements troglo–

— Justement, ces effondrements, pouvait-on prévoir qu'ils se produiraient dans cette partie de la ville ?

— Hé bien… A vrai dire c'est très inhabituel, de plus cet effondrement ne présente pas les caractères habituels d'une crevasse, il se situe dans une zone densément construite dont le sous-sol est resté quasiment intact à part les canalisations…

— Quand on voit les pleurs des victimes dont l'existence a été réduite à néant, tous ces arguments techniques ne pèsent pas très lourd, vous ne trouvez pas ?

— Mais je croyais qu'il n'y en avait p…

— Professeur, vous nous devez la vérité : qui sont les responsables de ce drame qui aurait pu être évité ?

— Comme je vous disais, c'est un phénomène très inhabituel et–

— Merci Professeur ! En direct de Saint-Herblain, les informations continuent, nous sommes maintenant avec le commissaire Clavel. Commissaire, quel effet ça fait de voir sa vie réduite à néant ?

— Vous savez, ce bâtiment devait être rénové dans l'année, il était vétuste et on n'y gardait plus grand-chose...

L'interview continuait ; autour de moi, mes copains spéculaient sur l'origine de l'événement — ils auraient bien aimé connaître la technique pour faire disparaitre des commissariats dans le sol. Mais je n'écoutais plus. À l'écran, en dessous du double menton du commissaire, était inscrit en sous-titre : "Alguacil Clavel".

Sur ce, mon téléphone se mit à sonner : un appel de Lila, il y avait dans la sonnerie une petite note d’urgence que je pris tout de suite au sérieux.

— Rémi, c’est quoi ce bordel de trous dans le sol ? Encore une de vos blagues ?
— Heu, je ne crois p-
— Tu as vu les infos j'imagine. Dans quelles emmerdes êtes-vous allés vous fourrer ?
— Oui mais non mais-
— Peu importe, il y a pire ! Viens vite me retrouver, je suis boulevard Jules Verne.

CLIC.

J’attrapai mon blouson et je sortis du bar, sous les yeux médusés des gars du CoProCh que je laissais régler mon ardoise. L’appel d’une femme peut nous pousser aux pires extrémités.

– À suivre

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (3)

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (1)