Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Incarnation (4)

Réaction

Internet, 8 octobre

Le pacificarium de Beijing fermé par la police, une vague d’arrestations en cours

Une centaine de fidèles ont été arrêtés pour troubles à l'ordre public lors de cette descente des forces de police, qui sont arrivées par autobus entiers devant le siège de l’Eglise de la Paix et de l’Harmonie. On vient d'apprendre ce matin que les responsables de l'organisation en Chine étaient inculpés pour fraude fiscale et menées contre-révolutionnaires. Les autorités chinoises ont interdit toute nouvelle ouverture de centre du culte d'Ao sur le territoire de la République Populaire de Chine.


Internet, 17 octobre

Ouverture du premier centre de rééducation par l'Harmonie

L'Église Mondiale de l'Harmonie a annoncé la fondation de son premier Reformatorium dans leur concession des Caraïbes. Selon l'organisation religieuse, il a vocation à "aider les personnes en détresse à se ressourcer, grâce à un environnement dépourvu de tentations et de menaces, où ils pourront prendre tout le temps nécessaire pour redéfinir les bases de leur existence".

L’église n'a pas précisé quelle serait la provenance des pensionnaires, ni la manière dont ils seraient sélectionnés. L’annonce a suscité plusieurs réactions négatives : Amnesty International a dénoncé la création d'un centre pénitentiaire privé dans une zone de non-droit. Le Parti Neo-Anarchiste Mondial s’est publiquement désolidarisé de l’Église, évoquant une « dérive sectaire » et « une tendance croissante à la répression ».


Internet, 28 octobre

Le pape accuse Ao de « servir le Démon »

Vatican - Le pape Pie XXIII, très actif dans les media depuis son élection à la tête de l’église Catholique, n’a pas mâché ses mots lors d’une conférence de presse donnée au Vatican à des journalistes des principaux media mondiaux.

Il a décrit en termes critiques l’église de la Paix et de l’Harmonie : « Une secte dangereuse, dont les objectifs sont radicalement opposés à tout ce que nous enseigne la foi chrétienne. Ils font usage de drogues et de violence psychologique pour briser leurs adversaires. » Selon le Pape, le leader de l’EPH n’aurait rien de divin : « Cette Ao a beau être photogénique, cela ne justifie pas de la traiter comme une divinité incarnée. Dans cette époque matérialiste, prédisposée à toutes sortes d’idolâtrie, nous nous battrons pour sauvegarder la vraie spiritualité. »

Le Pape a aussi mis en garde solennellement les fidèles qui seraient tentés de rejoindre cette secte : « C’est une illusion, une promesse fallacieuse qui se retournera contre ceux qu’elle aura abusés. »

Il a aussi renouvelé les allusions à un projet plus sombre : « Les mauvais augures se multiplient. La pluie de grenouilles sur Kaboul, les eaux du Danube rouge sang, sont autant de signes qu’une intelligence maligne est à l’oeuvre dans le monde. Ce culte nouveau, à la séduction trouble, est une arme de plus au service du Démon. »

Le Pape a aussi évoqué le renforcement des liens avec les autres chefs des religions monothéistes, une allusion aux prises de position attendues du grand Rabbin de Jérusalem et du mufti de Constantinople, plus tard dans la semaine.

Interrogé sur ces déclarations, l’archidiacre Didier, porte-parole de l’Église de la Paix et de l’Harmonie, a réagi sans tarder :

« Ce brave Pape ne comprend pas grand-chose au monde dans lequel nous vivons, et il doit certainement paniquer devant le succès croissant de notre mouvement, en particulier chez les les catholiques qui nous rejoignent en masse. Mais notre Église n’a rien contre les chrétiens, nous trouvons juste leur liturgie ringarde et pas très efficace. Si vous voulez changer le monde, vous pouvez prier et vous confesser, ou bien vous pouvez travailler avec nous ; à votre avis qu’est-ce qui a le plus de chances de marcher ? Et puis, il nous décrit comme dangereux, c’est trop d'honneur, mais nous au moins, nous laissons les petits enfants tranquilles. »


Internet, 24 octobre

Un journaliste d’investigation fait une overdose de Soma

Pavel Guerasimov, correspondant de l’Associated Press, a été retrouvé dans un coma profond dans sa chambre d’hôtel de Berlin, où selon diverses sources il était venu enquêter sur le Pacificarium de l’Église de la Paix et de l’Harmonie. La cause du coma serait la prise d’une dose « absolument massive » de Soma, l’antidépresseur illégal qui connait une vogue importante dans la mouvance du culte d’Ao. Pour l’instant la police allemande n’a pas communiqué ses hypothèses : accident, tentative de suicide, ou empoisonnement déguisé ? Il semblerait que l’état du patient soit stable mais les chances qu’il reviennent un jour à la conscience infimes.

Selon plusieurs sources dans les media sociaux, un diacre de l’Église aurait affirmé que « ce journaliste a une chance inouïe, car il a eu droit à une illumination que d’autres fidèles passent leur vie à poursuivre ». Interrogé sur le sujet, l’archidiacre Didier, porte-parole due l’organisation, a démenti que ces propos aient été tenus par un membre de l’Église de la Paix et de l’Harmonie.

Cette overdose se produit quelques semaines seulement après la disparition mystérieuse de Javier Mariscal, l'ancien diacre dont le livre-témoignage devait être la sensation de la rentrée. Sa maison d'édition a annoncé que, "pour des raisons évidentes de décence", la sortie du livre était repoussée à une date indéterminée. Plusieurs ONG ont dénoncé ces incidents comme des preuves d'une répression organisée des critiques, à l’échelle mondiale.


Sommet des chefs d’état d’Amérique Latine à La Havane, 30 octobre

Extrait d’enregistrements réalisés par la CIA lors de discussions informelles

— ... toi aussi, tu as déjà eu des propositions du culte ?
— Oui, pour l’instant on les étudie.
— Ils payent bien, d’après Villalobos.
— Pour sûr, il leur a vendu la moitié des îles du Belize ! Mais j’ai moins besoin d’argent que lui, et ce sont des fouteurs de merde. Peut-être que je devrais adopter une approche à la chinoise, foutre tout ce petit monde au trou.
— Chez nous ça ne serait pas possible, ils déjà trop de fidèles, et qui votent pour moi en plus. J’ai parlé avec leurs archidiacres, ce sont des gens raisonnables, tu sais.
— Ce genre de gars sont toujours agréables, au début. Attends qu’ils te tiennent par les cojones et le ton changera.
— Bien sûr, ils veulent une part du gâteau, mais c’est réglo s’ils respectent notre marché. Depuis leur installation j’ai beaucoup moins d’émeutes, et ils tiennent les gangs en respect... Je ne sais pas comment ils s’y prennent mais ça fait bien mes affaires !
— Mais tu crois vraiment qu’Ao est une divinité ? Tous ces miracles ça pue l’escroquerie, un jour ou l’autre les masques vont tomber, le scandale fera des éclaboussures...
— Divinité, extra-terrestre, je ne sais pas d’où elle sort mais son truc marche pour de vrai, crois-moi.
— Si tu as un dossier sur eux, je serais intéressé.
— Avec plaisir, mes barbouzes te feront parvenir les infos.
— Et à propos de cette histoire de dissidents...
(...)


Mer des Caraïbes, 2 novembre

Benedict H. Stuart, accoudé à la rambarde en métal, laissait les embruns lui rafraîchir le visage. Derrière lui bruissaient les conversations des passagers. Entre ceux qui prenaient du Soma pour supporter le roulis et marmonnaient toujours les mêmes âneries sur l’illumination, la paix et la beauté d’Ao, et les autres qui se comportaient comme des touristes ordinaires, il n’avait pas grand-chose à se mettre sous la dent, et avait cessé de s’y intéresser à la moitié du voyage. S’il y avait des dignitaires plus importants dans le lot, ils se gardaient bien d’aborder des sujets sortant de l'ordinaire. La plupart des discussions tournaient autour de la Cité Divine, mais seules des rumeurs et suppositions les alimentaient : aucun d'entre eux, apparemment, n'y était encore allé.

Quelqu'un s'exclama : « Je la vois! », et un petit attroupement se forma au bastingage.

Benedict se tourna vers la proue, et admira le spectacle. Les rayons rasants du soleil faisaient miroiter les flèches et les bulbes dorés de la Cité, qui se nimbaient d'une lumière presque mystique. Voilà pourquoi les bateaux s'y rendent toujours le soir et l'abordent par l'Ouest, songea Benedict. Une belle vision à imprimer sur les rétines des fidèles...

Arrivés au quai, une rangée de diacres les attendaient, vêtus de robes en toile brune, tête nue et mains vides. Un accueil placé sous le signe du spirituel, que démentaient derrière eux les trois costauds armés, en uniforme et casquette qui représentaient les autorités du port. Pendant que les diacres les accueillaient avec le laïus habituel de l’Eglise de la Paix et de l’Harmonie, dont Benedict avait déjà eu le temps de se lasser, les gardes commencèrent à filtrer les passagers. Le rituel était bien rôdé : scan du passeport, vérification des bagages, enregistrement des smartphones, et pose au poignet d’un bracelet pisteur quasi-indestructible, qui permettrait aux autorités de connaitre à tout moment la position des visiteurs. Une fois chaque passager dûment étiqueté, il était autorisé à se diriger vers le terminal de transport.

Benedict avait laissé passer le gros de la troupe, et regardait opérer l’équipe de sécurité. Quand son tour arriva, il tendit son faux passeport au nom de Alan Smith avec une décontraction de façade, et attendit en affectant la distraction tandis que le type en uniforme répétait sa routine. Benedict savait que ces points de contrôle servent surtout au personnel de sécurité pour observer les réactions des personnes qu’ils filtrent, pendant que la technologie tourne toute seule et ne trouve généralement rien.

— Attendez-moi ici, je dois faire une vérification.

Le type de la sécurité s’éloigna avec son passeport, pendant que ses collègues contrôlaient les autres passagers. Benedict l’observa discrètement discuter au téléphone et lui lancer quelques regards de biais. La main de l’homme reposait en permanence sur la crosse de son revolver.

L’officier hocha la tête, sourit à une plaisanterie de son interlocuteur, rangea son téléphone portable et revint vers Benedict. Il lui tendit son passeport, le dévisagea avec ce regard fixe, presque pensif qu’ont les douaniers et les physionomistes de boites de nuits, puis lui dit :

— Tout est en ordre, vous pouvez passer.

Et il ajouta dans son dos, alors que Benedict se dirigeait déjà vers le terminal :

— Bienvenue dans la cité divine, monsieur Stuart.

– À suivre

Incarnation (5)

Incarnation (3)