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www.premiere.fr , 3 novembre
« Le Message de la paix » : un film trop tôt ?
On l’a souvent dit, l’industrie du cinéma ne cesse d’accélérer ses cycles de développement pour répondre aux fluctuations de l’actualité et aux nouveaux intérêts du public. Parfois, on aimerait qu’ils se servent aussi du frein, et pas seulement de l’accélérateur.
Par exemple, cette semaine j’ai assisté à la première publique de « Le Message de la Paix », un biopic qui veut nous raconter la vie d’Ao. Vous ne connaissez pas Ao ? C’est normal ! Il y a encore six mois, selon ses fidèles, cette Divinité fraichement tombée du nid ne s’était pas encore incarnée sur notre planète... Ma théorie : elle a passé ses vingt ou trente premières années sur youtube à regarder des animations du XXe siècle, comme la plupart des jeunes, et elle commence tout juste à découvrir le monde réel.
Malheureusement, ce n’est pas ce que le metteur en scène, un certain Didier Friedensohn, a décidé de nous narrer ; de ce fait, il manque cruellement de matière pour construire un récit qui se tienne. Pas d’enfance qui expose comment elle a forgé ses convictions, d’où viennent ses forces et ses faiblesses, juste une genèse mystique et un peu fumeuse, dans un milieu hors du temps. Le récit de son arrivée sur Terre est du même tonneau, un enchainement de rencontres et de miracles où elle s’apitoie sur le malheur des hommes, sauve ceux qui le lui demandent gentiment (il faut dire « s’il vous plait »), de rassemblements de fidèles armés de truelles pour construire les églises et les centres qui se multiplient depuis quelque temps, entrecoupé de visions fulgurantes d’une Cité Divine où tout le monde vivra heureux dans la Paix et l’Harmonie (TM). Là où la plupart des cinéastes auraient essayé de créer une tension dramatique en montrant les difficultés, les revers, les désaccords même, Friedensohn ne s’embarrasse pas de détours et construit une histoire monodimensionnelle, qui nous pousse comme un troupeau dans une seule direction : toujours vers le haut, mon fils !
Pour autant, il ne nous donne pas non plus de clés sur l’origine et la nature de ses pouvoirs, dont elle fait usage à longueur de film – un petit garçon tombe et s’écorche le genou ? Hop, un halo doré, un sourire et ça repart ! Tout ça grâce au mystère de la foi, qui s’appelle ici « le Pouvoir de la Paix ». Je me suis renseigné, la lumière dorée n’est pas attestée lors des miracles produits par Ao, c’est plutôt une référence cinématographique – peut-être à Pulp Fiction ?
Tout compte fait, le plus intéressant n’était pas à l’écran mais dans la salle. Votre serviteur, pour tromper son ennui, s’est permis d’observer ses voisins dans dans l’obscurité pour essayer de comprendre qui pourrait venir voir un pareil navet. Contre toute attente, la salle était comble ; pour l’essentiel, un public que je qualifierais de populaire, qui suivait l’action avec beaucoup d’attention, et bien sûr quelques jeunes venus par hasard et qui rigolaient pendant les scènes classées « émotion ».
Pour un film scénarisé par un amateur, tourné sur smartphone et sorti avec peu de publicité dans des salles de taille moyenne, nous sommes en présence d’un succès commercial surprenant. La secte, pardon l’Eglise de la Paix et de l’Harmonie, irait-elle jusqu’à envoyer ses fidèles pour faire monter le film au box-office ? S’il ne m’est pas permis de le dire, il ne m’est pas non plus interdit de le penser, même si cela ne suffit pas à expliquer le remplissage de la salle où je l’ai regardé.
Si la tendance se poursuit, j’ai bien peur de devoir le taper encore un paquet de nanards du même tonneau dans les mois à venir. La prochaine fois que vous viendrez sur ce site, ayez une pensée pour tous les sacrifices que nous devons consentir au nom du Cinéma.
Los Angeles, 24 novembre
Rob Durmoch n'aimait pas attendre. Le patron du groupe de presse NewsBiz, assis derrière son vaste bureau uniquement orné de quelques trophées et d'un stylo de marque Mont Blanc, tambourinait des doigts sur le sous-main en veau retourné. De l'autre côté du monument en acajou se trouvait son second, Andrew, un homme au visage sec et aux manières tranquilles. Il avait appris à ne pas tenter de faire la conversation quand son boss devenait impatient. Ce dernier finit par demander d'une voix râpeuse.
— Tu crois qu'on aurait dû réserver une salle de réception un peu plus formelle ?
— Je ne crois pas qu'elle ait le goût du luxe.
— Bien sûr, qu'elle n'aime pas le luxe, rétorqua Durmoch avec impatience. Mais je veux lui montrer que moi j’aime ça, et que j’en ai les moyens !
— Ça manquerait de discrétion. Même le personnel de service ne peut pas être considéré comme 100% sûr pour ce genre de rencontre.
— Évidemment, tu as raison, soupira Durmoch. Sinon à quoi bon arranger un rendez-vous aussi sécurisé.
A ce moment, le smartphone d'Andrew vibra.
— Ça y est, ils sont garés sous la tour.
Il attendirent quelques minutes que les visiteurs prennent l'ascenseur sécurisé pour monter les 70 étages de la tour NewsBiz. Puis un gorille de la sécurité, avec costume noir et oreillette à tortillon, frappa à la porte du bureau et fit entrer trois personnes.
D'abord venaient un homme et une femme en tenues jaunes d'archidiacres du culte, leurs visages comme sculptés dans le marbre, arborant l’impassibilité parfaite commune aux joueurs de poker, aux malades en état de mort cérébrale et aux fanatiques. Mais bien sûr l'important était la troisième personne ; la divinité en personne, si l'on en croyait ses adeptes.
Ao ne marchait plus nue parmi les humains, elle portait désormais une tenue blanche drapée, à mi-chemin entre la toge sénatoriale et le sari. Il était difficile de détacher ses yeux d'elle, à cause de sa beauté un peu étrange, et aussi parce que l'oeil revenait sans cesse aux éléments qu'il ne pouvait résoudre : ses traits androgynes, que l'on disait féminins mais sans certitude ; sa peau laiteuse, dorée ou blanche selon la lumière et la position ; son expression qui flottait imperceptiblement entre le sourire, la sévérité et une forme de douce mélancolie. Ao était une énigme, Andrew et Rob le savaient bien. Jusqu'à maintenant, leurs investigateurs s'étaient cassé les dents sur son dossier.
Durmoch indiqua des chaises disposées en arc de cercle devant son bureau. Il aimait cet arrangement, qui le plaçait au centre de la discussion, point solaire et arbitre. Négligeant la chaise du milieu prévue pour elle, Ao s'installa près de la baie vitrée, où le soleil californien de l'après-midi fit jouer des reflets fugaces sa peau. Sans commenter, le magnat de la presse fit quelques présentations sommaires (les archidiacres se faisaient appeler Harmony et Peace), puis il rentra dans le vif du sujet.
— Vous avez souhaité me rencontrer. D'ordinaire, je ne parle pas aux leaders religieux émergents (il utilisait l'euphémisme en vogue pour désigner des sectes), mais votre approche m'a... intrigué. Vous avez parlé d'une offre que je ne peux pas refuser. J'espère que ce n'est pas juste un truc pour attirer mon attention : j'ai horreur que l'on me fasse perdre mon temps.
— Effectivement, nous avons un marché à vous proposer, répondit la femme nommée Harmony d'une voix douce, irradiant la sérénité. Comme vous le savez, notre Famille a voué son existence à la propagation de la Paix et de l’Harmonie sur terre.
Bonne chance avec ça, pensa Andrew. Je me demande s'il n'y a que deux prénoms possibles dans cette "Famille" ?
— Nos membres y consacrent tous leurs efforts jour et nuit, mais nous cherchons des moyens d'aller plus loin. Nous pensons que des organisations comme la vôtre pourraient nous aider puissamment à partager la parole sacrée d'Ao. (Elle accompagna ses paroles d’un regard déférent vers la divinité, qui semblait plongée dans la contemplation du paysage).
— Si vous saviez le nombre de personnes qui viennent dans ce bureau pour que je relaie leurs messages, soupira Durmoch. Mes équipes rédactionnelles sont indépendantes, nous respectons les standards les plus élevés du journalisme d'investigation.
— Et nous les respectons aussi, répondit Harmony sans grande conviction. Nous ne demandons pas à dicter ce que vos journalistes écrivent ou disent, uniquement à obtenir plus d'exposition médiatique.
— Le dernier qui m'a dit ça s'en est mordu les doigts. Qu'est-ce que vous avez tous à vouloir plus d'exposition ? Pour vivre heureux, vivons cachés, vous ne savez pas ça ? Durmoch leva les bras au ciel en un geste de feinte exaspération.
— Nous sommes certains que toute couverture médiatique, même critique, ne peut que bénéficier à notre cause.
— Mouais. Enfin, c'est votre problème. Et qu'est-ce que j'y gagne ?
Le deuxième archidiacre prit la parole d'une voix vibrante de passion.
— Une place dans le Cité Divine !
— Nous y voilà, ricana Durmoch d'une voix grasse. Si vous comptez me payer dans cette monnaie de singe, on peut arrêter tout de suite la discussion.
— La Cité Divine existe bel et bien, et nous pouvons vous la faire visiter, intervint Ao.
La divinité n'avait pas détourné les yeux du spectacle de la fenêtre ; pourtant sa voix résonnait avec assurance dans la pièce.
— Nous sommes déjà en train de la construire, poursuivit-elle. Voudriez-vous voir le chantier ? Il est déjà bien avancé.
Tandis qu'elle s'exprimait, ses deux archidiacres buvaient ses paroles avec une expression d'adoration, une soif presque charnelle.
Comme des amants, observa Andrew. Ou des drogués...
— C'est sûrement une visite interessante, mais comme vous pouvez le voir j'ai déjà ma petite cité de 70 étages.
— Ce que nous construisons est d'une nature très différente, répondit Harmony. La Cité Divine est le lieu de la vie éternelle, dans les délices réservés aux Élus.
— Rien que ça ! Durmoch siffla entre ses dents. Hé bien, c'était un plaisir de faire votre connaissance... Il commença à se lever de son siège.
— Nous n'en avons pas terminé, le coupa Ao d'un ton sans réplique. Elle s'était levée et dardait sur lui un regard insoutenable.
Durmoch sentit ses genoux faiblir, et il retomba dans son fauteuil, incapable de répondre. La pièce s'était remplie de quelque chose, et même Andrew, toujours assis, retenait sa respiration.
— Vous devez venir à la Cité Divine. Je vous le garantis, cela scellera notre marché.
— Hum, admettons... Murdoch essayait de reprendre le fil de ses pensées.
— Ne laissons pas cette affaire traîner. Quand pourriez-vous vous libérer ?
— Il faudra prévoir deux jours de visite et une demi-journée de trajet, précisa Harmony.
— Nous verrons avec ma secrétaire, je dois pouvoir me rendre disponible dans le mois qui vient, répondit Durmoch avec une docilité qui le surprit lui-même.
— Soit, fit Ao avec une moue. Elle s'était rassise mais sa présence continuait de remplir la pièce. Une fois que vous aurez décidé de faire affaires avec nous, je veux que nos accords portent rapidement leurs fruits.
Le ton pressant de la divinité rasséréna Durmoch. Un personnage autoritaire qui voulait des résultats immédiats, on se retrouvait en terrain familier. Il sourit d'un air matois.
— Cela, ma chère, dépendra de la qualité de votre offre...
Internet, 6 février
Le Pacificarium de Split mis à sac par des skinheads.
Une centaine d'extrémistes violents ont attaqué hier soir le Pacificarium situé dans un faubourg de la ville de Split, en Croatie. Après avoir passé à tabac les adeptes du culte d'Ao qui s'y trouvaient, ils ont dérobé les biens en espèces et mis le feu au bâtiment. Selon les témoins, un groupe moins nombreux est resté devant l'incendie, buvant de l'alcool et se moquant des adeptes qui luttaient contre l’incendie.
Le leader du mouvement skinhead en Croatie a déclaré : "Cette attaque est l'oeuvre de quelques éléments incontrôlés qui ne font pas partie de notre organisation. Mais on se demande, si leur divinité est si forte, pourquoi elle n'a pas éteint le feu ?"
– À suivre