Explorations
Assis dans son fauteuil à haut dossier, tendu de velours et orné de clous dorés, le Barde bourre sa pipe à gestes précis. Il tapote le fourneau contre un accoudoir, et quand il est enfin satisfait du mélange, il sort un brandon de l’âtre, allume le tabac avec, exhale un nuage bleu.
— Ah la vache, ça fait du bien! Rien de tel qu’un bon tabac imaginaire...
Soudain il sursaute et se tourne vers vous.
— Ah, vous êtes là ! Pardonnez-moi, je reçois si rarement, il m’arrive d’oublier que j’ai des visiteurs. Quelle était votre question ? L’origine de mon incroyable réussite littéraire, dites-vous ?
Il désigne d’un geste théâtral l’appui de cheminée, où s’alignent des trophées aux formes diverses. L’un d’entre eux représente un homme dans une posture étrange, les mains pressant sur ses joues. Gravé sur le socle : « Championnat de crachats de noyaux, Saint-Médard-La-Rochette 1974". Vous reconnaissez aussi un joueur d’accordéon, un coureur en patinette, à cloche-pied, à saute-mouton, ainsi qu’une collection de mystérieux lapins en porcelaine.
— Ça fait rêver, n’est-ce pas ? Mais à ma place n’importe qui en aurait fait autant. En réalité, tout est question d’inspirations, on arrive à monter plus haut en se juchant sur les épaules de géants. Laissez-moi vous conter comment tout a commencé...
A l’extérieur du manoir, la pluie bat les vitres, le moment est bien choisi pour oublier le froid en écoutant une histoire.
Aujourd’hui, j’avais envie de vous parler des auteurs qui m’ont marqué dans le domaine des littératures de l’imaginaire.
Mon exploration de ce continent mystérieux, ou de cet archipel, a commencé tôt et s’est étalée sur des années ; en réalité elle dure encore, bien qu’à un rythme plus calme. En suivant son cours, nous aurons peut-être l’occasion de faire de plaisantes escales.
Bien sûr, l'espace manque ici pour recenser l'exhaustivité des découvertes que m'offrait un si vaste territoire. Et encore, je ne vous conterai pas mes explorations d'autres continents littéraires, car je ne me suis pas cantonné à l'imaginaire, malgré ma tendresse particulière pour ce domaine.
Au début
Comme pour toute expédition, la partie déterminante est le commencement : les nouvelles terres qui apparaissent à l’horizon, la traversée, les premières rencontres...
Mon premier souvenir de roman de Science-Fiction est un livre de Christian Grenier qui avait attiré mon regard à la bibliothèque municipale : "La Machination". Histoire du combat d'un seul contre une multinationale, dans un futur embouteillé où la technologie du transmetteur de matière résoudrait tous les problèmes de transports, en mettant en péril des intérêts puissants. L'auteur avait réussi à y placer l'Atlantide, une machine judiciaire nommée Onirium, et un véhicule cool, la monauto.
J'avais tout de suite pris goût à ce côté "puzzle" commun à la plupart des livres de SF : plutôt que de passer un chapitre entier à expliquer les tenants et aboutissants de son univers, l'auteur plonge son lecteur dans l'intrigue tout en l'alimentant en informations utiles au fil des descriptions et des événements. Ce dernier, tout émoustillé, les croque au vol comme des pralinés, et par déductions successives se fait une idée de l'endroit (et du temps) où il est arrivé. Un procédé plus naturel que les introductions façon cours d'histoire-géo de certains romans plus datés (n’est-ce pas, Barjavel).
À la manière typique du genre, deux histoires se mêlaient. La grande, celle du monde et de ses problèmes – une extrapolation d'un thème contemporain, poussé à l'extrême pour les besoins de l’histoire : en l'occurrence le problème des transports. Et la petite, celle des personnages pris dans une intrigue qui les amènera à comprendre, et peut-être à résoudre, un élément clef de la grande histoire : un homme faussement accusé de conspiration, qui doit s'innocenter et découvre qu'il affronte un cartel.
J'avais 7 ans, et j'ai adoré ça.
Quelques temps plus tard, mon école achetait des livres pour sa propre bibliothèque, et nous demanda nos suggestions ; j'eus la fierté d'y faire entrer un exemplaire de ce qui était déjà mon genre favori. De lecteur, j’étais devenu prosélyte !
SF française
Mes premières explorations ont été placées sous les signes jumeaux des auteurs français et de la bibliothèque municipale. Dans les années 70-80, il n'était plus surprenant d'y trouver de la SF, et les productions locales dominaient les étagères.
Ces bibliothèques de villes de province, terrain d’exploration apparemment sans limites, ont fait mes délices pendant de nombreuses années. Parfois, j’ai eu le sentiment d’être arrivé à la table d’un festin de géants, pourvu d’un appétit énorme mais d’un temps limité ; difficile de résister à l’urgence de se goinfrer !
À ma grande honte, je dois confesser qu’il m’est aussi arrivé d’emprunter deux fois le même livre, et de ne m’en rendre compte qu’au bout de plusieurs chapitres.
J'ai découvert les oeuvres de Christian Léourier : "L'arbre-miroir", un choc de civilisations non-violent ou presque ; "Le messager de la Grande Ile" et ses suites, aventures sur un monde couvert d'eau… Mais aussi Michel Jeury, en particulier « Le monde du Lignus », une histoire de changement de biotopes dans un monde à la végétation très particulière ; et bien d'autres encore, auteurs de récits d’évasion ou de prospective politique. Les noms et les titres se brouillent, mais les thèmes émergent encore, pollution, surveillance, voyage temporel… Beaucoup de dystopies et de récits de futur sombre, bien dans le ton des années No Future.
En parallèle, à la bibliothèque verte étaient parus les romans d'un certain Philippe Ebly, dont les oeuvres portaient la marque d'un imaginaire fécond et poétique : "Destination Uruapan", "Les Trois Portes". Dans « la voûte invisible », j’ai découvert la SF post-apocalyptique, une histoire du futur qu’Ebly a poursuivie dans plusieurs romans. Une nouvelle mine où plonger, frontale en tête.
Plus tard, dans un genre plus adulte, je suis tombé sur Joël Houssin et ses histoires déglinguées : "Le temps du twist", feu d’artifice qui mêle alcoolisme, voyage dans le temps et rock’n roll ; et « Argentine », dystopie carcérale désespérée. Une écriture moderne, dure et drôle, et des histoires qui restent dans la mémoire.
Plus tard encore, Pierre Bordage, feuilletonniste de talent arrivé en SF comme sur un malentendu. "Wang" ou "Les guerriers du silence" sont remarquables, tandis "Rohel" et ses tomes énormes sent les techniques pour allonger la sauce, façon pulp.
Classiques anglo-saxons
Il est difficile d'écumer les rayons SF pendant des années sans remarquer la présence, certes intimidante, d'auteurs aux noms moins familiers mais dont on soupçonne l'importance. Ils m'ont fourni une rampe de lancement vers de nouveaux territoires.
Isaac Asimov, monumental, brillant dans des grands cycles (Fondation, Les Robots), humain et drôle dans ses récits courts. Souvent critiqué pour ses derniers romans moins denses (en voilà une litote), un peu daté dans sa vision très 50's d'un avenir atomique, il incarne pourtant tout le talent d'un âge d'or de la science-fiction.
Fritz Leiber, ou ma rencontre avec la deuxième grande famille de la littérature de l'imaginaire : la Fantasy. Une vraie fantaisie aussi, et un talent de conteur qui fait encore mouche.
Michael Moorcock, que j'ai sans doute trop lu – mais si c'était à refaire… Original en son temps par ses univers et son style baroque, il habille les stéréotypes dans ses histoires par des "archétypes" éternels, alibis qui peuvent lasser.
Tolkien, que je connaissais avant d'avoir ouvert « Le Hobbit » – impossible de l'éviter dans le monde du jeu de rôle. Je l'ai lu comme on rattrape un retard, et j'y suis retourné plusieurs fois depuis. Sa manière archaïsante le met à part, dans un genre où le souhait de divertir pousse aujourd'hui vers l'action, la fluidité. Et pourtant j'ai terminé le Seigneur des Anneaux sans difficulté, affrontant même les erreurs de pagination d’une édition étrange en deux tomes. Quatre pages en avant, lire une page ; revenir en arrière de 4 pages, lire deux pages, etc.
Le Cycle de Dune, de Frank Herbert, avec ses personnages hyper-calculateurs (et je ne pense pas qu’aux mentats), auxquels il est difficile de s'identifier quand on a 15 ans. Dune est d’abord un écosystème énigmatique dont la compréhension constitue un enjeu fort de l’intrigue. Un monde futuriste passé par une rébellion luddite qui a rejeté les avancées robotiques : les armes blanches y sont redevenues prépondérantes, et on manie des technologies biologiques aux effets quasi-magiques. Un univers original et un traitement très personnel de la SF.
Mais aussi Jack Vance, dont les oeuvres les plus légères n'en sont pas moins mémorables par leur liberté d'invention.
Et l'immense Robert Silverberg, dont j'ai collectionné les oeuvres – saviez-vous que dans les années de vaches maigres de la science-fiction, il s'était recyclé comme écrivain de romans à l'eau de rose au kilomètre, sous pseudonyme ? Il en fait un récit amusant dans une interview sortie il y a quelques années dans le magazine Bifrost, où il explique qu’il a mis à profit cette période ingrate pour faire ses gammes, combiner et recombiner des éléments scénaristiques, faire de chaque livre un exercice sous contrainte à écrire en deux semaines. Il y a sûrement des leçons à en tirer.
HP Lovecraft, dont le mythe de Cthulhu connait un regain de popularité ces dernières années ; je n'ai jamais été un grand amateur de récits d'horreur et d'épouvante, et c'est le seul auteur du genre que j'aie vraiment apprécié. Les aperçus (terrifiants bien sûr) de son Mythe, que les récits dévoilent par fragments, font partie de ces puzzles cher au le lecteur.
Tim Powers, lu avant de connaitre même le mot "Steampunk", qui décrit bien le royal "Les Voies d'Anubis". Aperçu de manières différentes d'écrire, de la liberté que l'on peut prendre avec l'histoire – ainsi "Sur des mers plus ignorées", un roman de pirates et de vaudou.
Gibson, Brunner, Sterling, Spinrad, et autres prophètes d'un futur crade, technologique ou pas, de sociétés fragmentées, de corporations triomphantes et d'états corrompus… Certains collent avec le sous-genre "cyberpunk", d'autres sont moins classables, mais le même pessimisme-réalisme les anime.
Époque de découvertes, mais aussi de relectures, de ces bouquins que l’on ressort de l’étagère à un moment de marée basse car il est hors de question de se retrouver sans rien à se mettre sous la dent, et dont les coins portent les marques de nombreux passages. Un appétit de lire qui devenait plus sélectif mais restait dévorant.
Genres et sous-genres
Lors de ces explorations, je suis passé sans ressentir de discontinuité de la SF à la Fantasy, au planet opera, au cyberpunk et à tant d'autres sous-genres. A chaque fois on retrouvait les deux principes de lecture familiers : la plongée dans l'inconnu à décrypter par un jeu de piste, et la jonction d'une « petite » et d'une « grande » histoire. Que certains récits soient spéculatifs à court terme, imaginent des futurs lointains, ou des passés alternatifs, ce fonctionnement narratif restait essentiellement le même.
J’y inclus aussi les romans de Fantasy : à part les plus génériques d’entre eux, ils proposent des enjeux globaux, des mondes dont on découvre les règles au fur et à mesure du récit, et mettent le lecteur en situation d’explorateur. La « grande » histoire, souvent, se réduit à une lutte du bien et du mal sans grand intérêt, mais elle reste un ingrédient essentiel du genre, une mise en perspective des personnages dans un enjeu plus large.
Il me semble qu’au sein des littératures de l’imaginaire, les innovations, cross-overs, et autres transgressions des barrières de genres se produisent naturellement pour le lecteur, car en réalité ces récits partagent un même mode d’emploi. La thématique n’est qu’un critère de préférence parmi d’autres, assez structurant pour justifier l’invention de genres, mais dont on surestime souvent l’importance.
Zelazny : la claque
Cette porosité des frontières n’a jamais été mise en évidence avec autant de talent que par Roger Zelazny.
Je me souviens encore du jour où j’ai acheté – et lu – « Les neuf princes d’Ambre ». Même pour un lecteur compulsif, habitué à faire le trajet d’une couverture à l’autre sans reprendre son souffle, c’était une expérience à part ; ce que les anglo-saxons appellent un « page-turner », un livre dont on ne peut s’arracher. Mais c’était aussi une plongée jubilatoire dans un récit au ton contemporain, adulte, inspiré de Fantasy mais libre de la plupart des limites du genre, s’autorisant même des balades d’univers en univers au gré des pouvoirs de ses personnages.
Comme toujours, j’ai procédé à une excavation systématique du nouveau filon, et j’ai ramené à la maison cargaison après cargaison d'ouvrages qui jouaient à actualiser des mythologies dans des récits modernes, que l’on pourrait qualifier de science-fiction. Le plus déjanté – et pourtant toujours lisible – reste « Royaumes d’Ombre et de Lumière », se déroulant on ne sait où, qui met en scène des dieux égyptiens et d´autres inventés, et qui contient des passages plutôt « acides ».
Autres découvertes
Un jour ou un autre, on s'entend dire "Get a haircut and get a real job !", et le temps pour lire commence à rétrécir. Pourtant, on continue à découvrir :
Neal Stephenson, en particulier. Géant venu du cyberpunk, capable d'écrire un cycle historique de plusieurs milliers de pages parlant de cryptographie et de monnaie, dans lequel on reconnait le monde et les points de vue d'un auteur de SF. Un écrivain d'un abord sévère en personne, mais qui a écrit certains des passages les plus hilarants que j'aie lus.
Orson Scott Card, dont j'ai plus apprécié encore l'uchronie américaine ("Chroniques d'Alvin le Faiseur") que le classique "La stratégie Ender". Ancré dans la Science-Fiction, il a aussi déployé son talent dans d'autres styles ; "Enchantement", par exemple, où un athlète californien se retrouve projeté dans un moyen-âge slave où il a tout à prouver.
Iain M. Banks, auteur du cycle de la Culture, une vision plus européenne de la SF, où les intelligences artificielles ont pris une place prépondérante et deviennent des personnages à part entière, ni nemesis, ni serviles. Des histoires qui posent des problèmes sur l'humain, plus que sur une spéculation technologique finalement vaine, dans un monde où la plupart des souhaits matériels peuvent être satisfaits.
Neil Gaiman, d'abord en bande dessinée (Sandman), puis dans ses romans. Il représente pour moi l'archétype du conteur, dont le talent s'exprime dans des récits longs comme dans des histoires de quelques pages, voire quelques mots.
Christopher Priest, auteur du magistral "Prestige", dont les constructions m'ont fait penser à de parfaites mecaniques d'horlogerie, servies par un style tout en nuance.
R.E. Howard : oui, l'auteur de Conan, réédité dans les années 2000 en français en collection intégrale. Au-delà des histoires "pulp" de barbares musclés et d'héroïnes dévêtues ("Il fait chaud ici, vous ne trouvez pas ?"), il a su projeter son imagination sur une trame para-historique, un monde inspiré de l'antiquité et du moyen-âge européens. Ses aventures de frontière ont quelque chose de typiquement américain, et l’obsession de la fragilité de la civilisation face à une barbarie triomphante donne un ton crépusculaire à ses récits longs – un ton actuel ? Son univers m'inspire encore.
GRR Martin (alias "Le Trône de Fer") bien sûr, et Robin Hobb, qui ont réussi à me convaincre que la renaissance de la Fantasy des années 2000 était compatible avec des récits de qualité, et même d'une tenue rarement vue dans le passé. Genre facilement qualifié de régressif, parfois desservi par son décorum pseudo-médiéval, la fantasy se prête autant à des contes de fées à peine revisités qu’à des intrigues politiques, des enjeux interpersonnels ou des réflexions historiques.
R. Scott Bakker (“The darkness that comes before”), dont le cycle de fantasy remet au goût du jour la création de mondes, avec une toile de fond inspirée par la SF. J'ai apprécié ses personnages fouillés, l’originalité de son univers malgré un certain manichéisme – parfois j’aurais aimé qu’il aille encore plus loin.
Jean-Philippe Jaworski, venu du jeu de rôle, tisseur d'une fantasy politique et crapuleuse qui fait plus penser à la renaissance italienne qu'aux aventures de Conan. Il s'est dernièrement attelé à une œuvre celtique dont j'ai déjà parlé ici.
Tout au long de ces découvertes, je me suis progressivement éloigné de la SF "hard science" qui avait longtemps été mon point d’ancrage. Non qu'elle ait perdu son intérêt, mais le territoire à explorer n'a cessé de s'étendre, et la part qu'elle y occupe rétrécit en conséquence.
Aujourd’hui
Les lectures prennent de nouvelles directions. Parmi les auteurs que je souhaite approfondir se trouvent China Mieville (le Steampunk social, une combinaison riche en possibilités !), plus de Neil Gaiman, de Joe Abercrombie, raconteur d'histoires talentueux découvert récemment, qui a déjà plusieurs oeuvres passionnantes à son actif.
Et bien sûr tous ceux que je ne connais pas encore, qui chaque jour ajoutent quelques pages à leur futur chef-d'oeuvre, quelque part dans le monde.
On dirait que mon exploration de ce vaste continent reproduit, avec un décalage de quelques années ou décennies, son mouvement d’expansion. Sans prétendre faire travail d’historien sur le sujet, les genres de l’imaginaire ont connu des périodes plus fastes que d’autres, des explosions créatives suivies d’effondrements du lectorat, et des pressions à se conformer à des modèles. Pourtant, au cours des années la liberté de créer et de mélanger n’a jamais disparu, et grâce à elle des terres nouvelles, immenses, ont émergé.
La pluie s’est arrêtée, et la lande luit sous la lune. Le Barde contemple le spectacle en silence ; dans la cheminée, les braises rougeoient à peine, et sa pipe teinte son visage en orange à chaque aspiration.
— Tous ces livres, et le peu de temps qu’il reste... Puf puf...
— On aimerait avoir plusieurs vies pour lire, hein ?
— Et autant pour écrire, mon ami... Vous resterez bien pour la nuit ? Igor a préparé la chambre d’invités, vous adorerez le lit à baldaquin et le fantôme dans l’armoire.
Mais déjà votre vision se brouille, le manoir disparaît dans la grisaille, le visage du Barde se fond dans celui de votre voisin de bus, qui vous dévisage d’un air vaguement surpris. Vous avez dû parler en dormant.