Ils arrivèrent à Grenvald un jour de marché. C'était l'automne, un pâle soleil filtrait entre les nuages et les branches des pins, impuissant contre le vent venu du pays des glaces, qui fouettait les visages et faisait claquer les manteaux. Les cinq hommes se présentèrent par la route du sud, et quelques commerçants remarquèrent ce détail inhabituel. La plupart des voyageurs venaient du Nord et y retournaient, car c'était là que se trouvaient le fort de Tour-Sonborg et la bourgade de Valkerst, première étape sur la route de Heimark. De l'autre côté, les chemins se perdaient dans les collines et les taillis.
Tout le monde les suivit des yeux tandis qu'ils traversaient la place, et la cacophonie des vendeurs et des animaux s'assourdit étrangement. Leur allure attirait l'attention : peut-être les armes grossières qui pendaient à leur côté, gourdins, glaives et hachettes ; sans doute l'arbalète accrochée à l'épaule du grand échalas qui les menait ; et certainement les trois balafres parallèles qui marquaient son visage. Ils adressaient de mauvais sourires aux lavandières et aux enfants qu’ils croisaient, et leur démarche chaloupée trahissait l’habitude de marcher longtemps.
Le balafré se campa tranquillement au milieu de la place, attendit que tous les regards viennent sur lui dans un silence presque complet, et déclara d'une voix forte :
— Braves gens, nous voulons voir votre chef ! On doit discuter d'un sujet important avec lui.
La gouaille du ton démentait le formalisme des paroles, qui résonnèrent dans le silence. Puis quelqu'un bougea du côté de l'enclos à moutons, et un homme grand et rougeaud, vêtu grossièrement de laine et de fourrure, se dirigea vers le nouveau venu. Il déclara d'une voix qui grondait comme s'il avait une bronchite :
— Je dirige ce village. Qui es-tu, et qu'est-ce que tu me veux ?
Les deux hommes se toisèrent, et le balafré répondit en prenant son temps.
— Si tu es le chef, tu es certainement au courant de tout ce qui se passe ici.
— Sans doute. Tu ne m'as pas dit ton nom, étranger.
— Il ne te dirait rien. Retiens plutôt celui qui m'envoie : Yarving le Borgne, tu dois connaitre ?
— Et moi je suis Ribalt, répondit l'autre en crachant de côté. Qu’est-ce qu’il nous veut ?
— Vous avez quelque chose qui qui lui appartient. Yarving avait… déposé un peu d'argent dans les environs, trois fois rien, mais il ne le retrouve plus. La seule explication possible, c'est qu'un villageois de Grenvald a mis la main dessus.
— Jamais entendu parler d'une histoire pareille. Yarving a confondu avec un autre endroit, grogna Ribalt.
— Ou alors, quelqu’un t’a fait des cachotteries. M’est avis que tu pourrais mieux tenir tes gens.
— Ton avis, tu peux te le...
Rivait s’effondra au milieu de sa phrase ; l’un des malandrins s’était glissé derrière lui et l’avait frappé violemment à la tête. Le balafré le roua de coups de pieds, pendant que ses quatre compagnons défiaient les villageois. Bientôt le chef du village ne bougea plus, son visage était couvert de sang.
Le meneur se redressa et reprit son souffle.
— C’est un avertissement ! Aujourd’hui on vient juste parler, mais notre patience a des limites. L’un d’entre vous a pris ce qui nous appartient, vous avez intérêt à nous le rendre. Nous reviendrons dans trois jours, à midi ! Si vous n'avez rien pour nous, on se servira...
Un silence médusé lui répondit.
Les hors-la-loi parcoururent la place du marché, le balafré fixait ceux qu’il croisait jusqu’à ce qu’ils baissent les yeux. Il s’arrêta devant un homme qui vendait des fourrures de renard.
— Dis-donc, toi, on se connaît !
Edvin sursauta. Il étudia le visage de l’homme sans trouver la cause de l’étrange familiarité.
— Mais si ! L’ost de Heim, on était dans la colonne de Karjan pendant la Conquête. Magnar Edvinsson, c’est bien ton nom ? Comment aurais-je pu oublier...
— Je m'appelle Edvin, répondit l’intéressé d’une voix mal assurée.
— Foutaises ! Le balafré éleva la voix. Cet homme s'appelle Magnar, c'est un sale déserteur ! Alors, enfoiré, tu pensais ne jamais me revoir ?
— Le Weir…
— J’ai survécu. Évidemment, tu n’étais plus là pour le voir ! J'en ai gardé ces décorations, dit-il en désignant les cicatrices qui lui barraient le visage.
Edvin ne répondit pas, figé sur place. Harman, le compagnon d’armes qu’il voyait mort, était devenu ce hors-la-loi défiguré ? Sa voix revenue des enfers l’accusa :
— Face au danger, il a pris la fuite en se faisant sous lui ! Tu parles d’un faux frère... Si vous êtes tous comme lui, ça fait un beau ramassis de lavettes !
Harman riait encore d’une voix discordante, quand il disparut avec ses compagnons au coin du sentier qui repartait vers le Sud.
Edvin poussa la porte et entra à pas lents dans sa maison de rondins. Njord, son fils, l'accueillit d'un "Salut papa !" auquel il ne répondit pas.
Les regards. Les regards, et les chuchotements. Certains avaient froncé les sourcils, d'autres étaient restés inexpressifs, mais tout le monde avait bien pris note des paroles du hors-la-loi. Dans ce pays rude, passer pour un faible ou un couard pouvait mettre un homme au ban de sa communauté. Quant aux déserteurs, la loi leur réservait un seul traitement : la pendaison.
Edvin se versa de la bière aigre, but distraitement en regardant dans le vide. Il revivait en pensée le moment où il avait été brisé, quand il avait fui dans une panique abjecte. La sensation le poursuivait depuis : fébrilité d'une bête traquée, certitude qu'un jour où l'autre le péril sans nom finirait par le retrouver. Qu'il deviendrait à nouveau une loque pleurnicharde, prête à toutes les lâchetés pour sauver sa peau.
La porte s'ouvrit, et Grita entra, un panier plein de légumes sous le bras. Il évita son regard – bien sûr elle avait assisté à la scène sur la place du marché, ou pire : on la lui avait racontée. Que deviendrait-elle s’ils devaient fuir du village, ou si l’Ordre venait le châtier ? Pourrait-elle supporter les racontars, les airs entendus des commères, les approches de petites frappes comme Ribalt ou Torvelt ? Accepterait-elle de mener une vie de fugitifs avec lui et Njord ? Et puis il y avait ce Yarving. Si c’était bien le chef de bande dont tout le monde parlait, il commandait à des dizaines de proscrits. Les anciens du village tenteraient de négocier un tribut, mais Yarving cherchait autre chose, que personne ici ne pourrait lui donner. Il faudrait peut-être se battre pour protéger, sinon tout le village, du moins les siens. Edvin en serait-il capable ?
Une noire certitude se faisait jour en lui ; la fin de la route approchait. Il avait longtemps réussi à fuir, mais les issues manquaient désormais. Peut-être valait-il mieux que Grita et Njord ne vivent pas, plutôt que de participer à sa déchéance.
La porte s'ouvrit sur une vieille femme vêtue de la robe grise à capuche des errants dédiés à la Grande Mère. Ses cheveux tombaient de côté en une tresse grise.
— Bonne journée, Edvin Magnarsson ! lança-t-elle d'une voix éraillée. Que le soleil de la Grande Mère brille sur toi !
Edvin eut l'impression que son champ de vision s'élargissait, que des volutes noires se dissipaient dans la clarté de la fin d'après-midi. Les idées de mort disparurent. Il voulut répondre, mais les mots ne venaient pas.
— Tu n'as pas oublié, mon garçon ? J’ai proposé de te tirer les tarots, et tu as quasiment accepté.
— Je n’ai pas le cœur à ce genre de distraction. Mais tu peux rester pour dîner, ajouta-t-il, car c’était l’usage d’offrir l’hospitalité à une errante.
— Dommage. N’est-ce pas un bon moment pour interroger ta destinée?
Sans plus commenter, elle s'installa à leur table, et Grita apporta quatre tranches de pain noir et une marmite de ragoût. Le repas fut ponctué de questions de la vieille femme sur la vie dans la région, les récoltes et les événements récents. Njord ouvrait de grands yeux comme un chiot la première fois qu'il rencontre une oie, intérêt et crainte mêlés. Grita, elle, l’observait avec un sourire sceptique. Elle n’avait n’avait pas mâché ses mots auparavant : « Donne-lui à manger si tu veux, mais qu’elle ne s’approche pas du coffre! »
Ils apprirent qu’elle se nommait Margat, qu’elle parcourait depuis plus de six hivers les environs de Karila et les villages de la frontière Nord. Elle dormait la plupart du temps chez des villageois, parfois dans des étables, et de temps à autre sous les haies des chemins. Edvin menait une existence similaire lors de ses tournées chez les clans libres.
Pour finir Grita apporta quelques beignets, et Njord demanda :
— Margat, est-ce vrai que tu sais voir l’avenir ? Ça doit être génial !
— Crois-tu ? Elle gloussa, un beignet à la main. Imagine, jeune homme, que tu traverses à pied une montagne immense, sauvage. Ton chemin passe entre des trous et des ravins, où une chute peut être mortelle. Tes compagnons marchent les yeux bandés. Tu essaies de les prévenir des dangers, de leur indiquer le chemin, mais tes paroles ne veulent rien dire pour eux, car ils ne voient pas ce que tu leur désignes. Malgré tes avertissements, ils marchent trop vite, et même les plus proches de toi, parfois, mettent le pied dans le vide et tombent dans le précipice. Voilà ce que c’est, de voir l’avenir. Sans compter que la plupart du temps, je ne vois rien...
— Vous racontez des histoires, grogna Njord.
— Ce n’est pas toujours ainsi. Il arrive que j’intervienne à temps, ou qu’un compagnon de marche voie un peu à travers son bandeau.
Elle fixa Edvin, qui se souvint des pensées noires que la vieille femme avait chassées.
— Les chemins de cette montagne ne vont pas droit, et il leur arrive de se croiser. Qui saisit l'occasion peut alors choisir son destin, conclut-elle.
Et elle engloutit un autre beignet.
En fin de journée le ciel s'était dégagé, et les premiers points brillants étaient apparus dans l'étendue bleue qui tirait maintenant vers le gris. Il semblait aspirer toute la chaleur de la journée, et les habitants de Grenvald rentraient chez eux, précédés par les nuages de vapeur de leur respiration. Les lueurs de chandelles brillaient par intermittence aux fenêtres.
Edvin arriva en retard dans la salle où se tenait le conseil de village. On avait disposé en cercle des chaises apportées de maisons voisines, et une vingtaine d'hommes y étaient assis. Les flammes des bougies éclairaient les visages qui s'étaient tournés vers lui, avec l'air pincé de ceux qui sont venus à l'heure. Une belle brochette de faux-culs. Edvin avisa Luvik, son voisin, et s’assit à côté de lui. Le petit homme lui fit de la place et lui adressa un clin d'œil – lui aussi évitait d'ordinaire l'ennui de ces conseils.
Le vieil Otmer prit la parole. C'était un homme puissamment charpenté, aux cheveux blanchissants qu'il portait longs sur les épaules, au visage tanné par le vent et le froid. Le conseil des chefs de famille avait décidé de se réunir chez lui, car Ribalt était toujours entre la vie et la mort. Otmer s'était installé parmi les premiers sur ces terres, il avait défriché son propre lopin de terre quand il n'y avait encore que la forêt. Ses six fils s’étaient ensuite établis dans le voisinage, des gaillards travailleurs et soudés autour de lui : Erling, Otmer le Jeune, Bjorn… Ils formaient la famille la plus influente du village, mais le vieil Otmer n'avait jamais voulu du titre de chef, préférant cultiver ses terres et s'enrichir – modestement, d'après lui – par le négoce.
— Bon, on ne va pas tourner autour du pot toute la soirée. Vous avez entendu les hommes de Yarving : quelqu'un sait-il de quoi ils parlent ? Vous l'avez vu, ce magot ?
En silence, tous les hommes autour de la table firent "non" de la tête ; Edvin les imita, avec une pointe de culpabilité. Mais ce n'était pas le moment de chercher les ennuis. Otmer reprit.
— Je m'en doutais. Si quelqu'un avait trouvé tout ce fric, il ne serait pas resté ici à regarder tomber la neige. Nous n'avons donc rien à donner pour calmer Yarving, à part nos propres biens.
— Tu as peut-être de l'argent en réserve pour les brigands de passage, mais pour ma part je n'ai rien à offrir, intervint Osbern, un homme à la mine sombre et aux épaules voûtées. Et si on leur remet les boeufs du commun, comment labourer nos champs ? A la main ça mettra des mois ! Il y avait des saisons difficiles, mais là on va crever de faim.
— Et le coureur des bois dans le coin, qui négocie des fourrures, il n'a pas la moindre pièce d'argent ? Ça se vend bien, le renard…
— Les marchands de Heimark font tout le profit dans ce commerce, se défendit Edvin. Quant à moi, sans fonds pour acheter chez les clans libres, je n’ai plus de travail.
— La disette dans une saison, c'est quand même mieux que de se faire ouvrir la gorge dans trois jours, reprit Torvelt. Vous savez combien ils sont dans la bande de Yarving ? On parle de plus de cent combattants. Nous sommes une petite vingtaine autour de cette table, et à peine la moitié ont l'expérience des armes.
— Si au moins on pouvait se fier aux vétérans, marmonna Osbern en jetant un regard de biais à Edvin.
Otmer pianotait sur la table avec impatience.
— Bande d'imbéciles ! Nous n'affronterons pas une force pareille avec nos petits bras, même si nous avons des fils robustes. Nous devons demander de l'aide sans tarder. Il y a un fortin de l'Ordre à Tour-Sonborg ; Eker de Valkerst commande à une troupe nombreuse ; et au pire, les villages de Neuberg ou Sonborg pourraient nous prêter main-forte. Envoyons des émissaires, des hommes sérieux pour nous représenter auprès de l'Ordre et du seigneur de Valkerst. Qui se porte volontaire ?
— Il faudra sûrement se faufiler dans les taillis pour éviter les hommes de Yarving, ajouta Osbern.
— J'irai à Tour-Sonborg, déclara Ettem, un des plus anciens colons. Il marchait souvent à travers bois pour rattraper ses bêtes, et tenait seul sa ferme malgré son âge.
— Et moi à Valkerst, dit Luvik d'une voix forte. Edvin le considéra avec surprise – son voisin faisait partie des colons de la deuxième vague, ceux qui n'avaient pas affronté les barbares.
— Il faut bien que quelqu'un se dévoue, glissa Luvik à Edvin.
— Mais tu ne sais pas te battre ! chuchota Edvin.
— Ce n'est pas dans mes plans...
Otmer approuva de la tête.
— Restent les villages voisins. Qui se dévoue ?
Le silence se fit ; Edvin observa avec amusement les coups d'œil obliques de ceux qui vérifiaient s'ils étaient observés, ou si d'autres hésitaient. Une fois les volontaires épuisés, chacun s'intéressait de près aux noeuds du bois de sa chaise, à un cal qu'il fallait gratter maintenant... Le vieil Otmer soupira.
— Pour un coureur des bois, ça devrait être facile. Edvin, tu n'as rien dit ?
Otmer parlait d'un ton neutre, mais Edvin lisait moins d'indulgence sur les visages des autres. Certains faisaient même une moue sceptique.
— Je m'en charge, répondit-il enfin.
— Hé bien, nous voilà sauvés, fit Osbern d'un ton grinçant. C'est vrai, ce que racontait le hors-la-loi tout à l'heure? Que tu as déserté l’armée du Duc ?
— Tu as déjà affronté un Weir ? Personne ne peut dire ce qu'il fera face à une de ces horreurs.
— Ce sont des légendes !
— Tu me traites de menteur ?
— Arrêtez-ça tout de suite ! tonna Otmer. Les mots d'un hors-la-loi ne doivent pas nous dicter notre conduite. Edvin... fera l'affaire. Maintenant, les volontaires, allez embrasser votre femme et vos enfants, et partez avant l'aube. On n'a pas toute la semaine.
— Ils vous ont laissés tomber ? Ça ne m’étonne pas des couards de Neuberg. Et à Sonborg ?
— Ils se sont défaussés sur l’Ordre, qui a sa tour dans les parages. Pour être honnête, la plupart ne sont que des paysans, ils n’ont aucune raison d’aller se faire massacrer pour nos beaux yeux.
— Tous ces Nordiens si fiers de leur solidarité... Une fois au pied du mur la chanson est différente !
Efi vida un gobelet de la bière fade brassée à Valkerst. Elle en gardait toujours un tonnelet dans sa cahute, et ils en avaient descendu quelques-uns ensemble, dans le temps. Fine et pâle, Efi parlait par salves, en jetant des coups d’œil fréquents autour d’elle. La méfiance semblait sa seconde nature, Edvin l’avait toujours connue ainsi, sur le qui-vive. Si elle avait été barbare, elle aurait pris comme totem la fouine, ou un oiseau complètement flippé. Parfois Edvin essayait de l'imaginer avec un bec et des plumes.
— Pour tout te dire, ce qui me soucie le plus, ce n’est pas que Harman m’ait reconnu. Je n’avais pas très bonne réputation à Grenvald de toute manière.
— Il t'a accusé de désertion devant tout le monde ! On peut difficilement faire pire.
— Et si toute cette affaire était de notre faute ? Ce butin que Yarving réclame, n’est-ce pas celui que nous avions trouvé dans cette combe du Bois au Chouettes ?
— Le trésor de guerre barbare ? Ça m’étonnerait ! Et de toute façon il ne nous en reste rien, les Borags t’ont repris ta part, et j’ai tout perdu dans cette expédition orientale l'an dernier.
— Ça ne peut pas être une coïncidence. Pourquoi chercher noise à un village aussi démuni ?
— On était plusieurs à s’intéresser à ce magot à l’époque, Yarving a pu en avoir vent. Ce genre de type réclame le bien des autres comme si c’était sa propriété. Même au point de rançonner tout village entier.
— Possible. Je sens quelque chose de bizarre là-dedans.
— Bizarre ou pas, il est temps de te tirer avant que ça tourne mal.
— Impossible, ma femme et mon fils sont encore là-bas. Avec un peu de chance, l'intervention des chevaliers du Cercle...
— Tu comptes sur ces raclures ? Il n'est jamais rien venu de bon des gens de l'Ordre. Edvin, cette histoire pue la mort ; je vais m’éloigner de la région pour un moment. Tu devrais en faire autant !
Otmer remplaçait désormais Ribalt, toujours sans connaissance, avec l’accord tacite de tous, et le conseil se réunissait chez lui. Au matin du deuxième jour, ils entendaient les rapports des envoyés revenus à la faveur de la nuit.
Ettem était revenu de la tour de l’Ordre avec de mauvaises nouvelles : le commandeur récemment nommé ne l’avait pas cru, et avait refusé d’envoyer la moindre troupe pour protéger Grenvald. Il s'inquiétait plus d'incursions de Borags venus de la frontière Nord que de ce "péril imaginaire". Le vieil Ettem avait imploré, juré, pleuré même, mais il n’avait pas fléchi le commandeur, qui l’avait fait expulser brutalement de l’audience.
Edvin n'apportait rien de mieux. Le récit des discussions avec les villages voisins souleva des commentaires aigres, mais les plus avisés n’avaient jamais compté sur cette piste.
Luvik, parti à Valkerst, n’était toujours pas rentré.
Le silence se fit peu à peu. Finalement Otmer grogna :
— À mon avis, il ne faut pas espérer grand-chose de Valkerst ! Les cavaliers d’Eker ne lui servent qu’à se faire mousser dans des expéditions contre les clans libres, il se fiche bien des colons.
— Il a quand même porté secours aux villageois de Kadan quand leur chef avait été enlevé par les Borags ! rappela Ettem.
— Kadan paye quatre fois plus d’impôts que nous ! Ils ont de la bonne terre noire à cultiver, pas du sable comme ici. Il n’a pas bougé un pouce lors de l’épidémie de blémie qui a décimé nos moutons.
— Ce n'était que du bétail, mais il ne tolérerait pas des maraudeurs sur ses terres.
— N'importe quoi !
La discussion s’échauffait quand un bruit fit dresser l’oreille à tous : le claquement de sabots ferrés sur les pavés de la place du marché. Plusieurs cavaliers.
En hâte les membres du conseil sortirent de chez Otmer ; ils se massèrent autour de la place, rejoints par les habitants du village.
Les trois cavaliers ne portaient pas la livrée et les couleurs du seigneur de Valkerst, ils étaient armés de bric et de broc, leurs cheveux tombaient en mèches grasses sur leurs épaules. Ils firent le tour de la place, d’arrêtèrent devant la maison d’Otmer, et l'un d’entre eux fit basculer à terre le fardeau calé en travers de sa selle.
C’était le corps criblé de flèches de Luvik.
Aucun autre émissaire ne partit à Valkerst : la bourgade était trop lointaine, le jour fatidique trop proche, et les émissaires de Yarving avaient été très clairs sur ce qui arriverait la prochaine fois qu'ils attraperaient un messager. Les chefs de famille passèrent le reste de la matinée en discussions de maquignons, et à midi Otmer les rassembla chez lui.
Sur la table en sapin qui occupait le milieu de la pièce, ils étalèrent les contributions de chaque famille. Otmer fit le compte de leur pauvre tribut : quelques bourses de pièces de cuivre, parfois d'argent ; des couteaux et outils en fer, métal recherché dans ces confins ; trois ballots de peaux de renard ; quelques bagues en argent. Il releva la tête, et il ne souriait pas.
— Trois couronnes d'or et sept marcs d'argent. En ajoutant la paire de boeufs du commun (la discussion avait été âpre), mon cheval de labour et les trois quarts des moutons du troupeau, on est à cinq couronnes. Tout notre bien.
— Tout ? l'interpella Osbern. Il y a parmi nous des gens qui ont gardé de la sécurité.
— Disons tout notre bien négociable. On en a déjà assez parlé, et de toute façon ça ne changerait pas grand-chose de mettre au pot ce qui reste. Vous croyez vraiment qu'une bande de proscrits armés va se contenter de nos cinq couronnes, ou même de sept ?
— Ma foi, ça fait une somme respectable, avança le vieil Ettem.
— Yarving doit dépenser autant en une semaine, rien que pour nourrir tous ses gars, dit Ulling le berger. Ça leur paye à peine le déplacement.
Otmer secoua la tête avec incrédulité.
— Je ne comprends pas… Que nous veulent-ils donc ?
— Va savoir ! En tout cas, notre tribut ne leur suffira pas. Nous devons utiliser le temps qu'il nous reste à nous préparer au combat.
Osbern, comme toujours, énonçait à voix haute ce que les autres avaient peur de penser. Otmer se reprit.
— Nous devons nous armer, fortifier ce qui peut l'être d'ici demain midi, et préparer ceux qui manquent d’expérience de la guerre. Pour cela, il nous faudra un capitaine.
— Tu es l'homme de la situation, fit Ettem, et plusieurs têtes approuvèrent de hochements synchronisés. Tu as fait la Conquête, après tout.
— Eh bien… Otmer se racla la gorge. Pour être franc, j'ai surtout marché. Mon régiment n'a pas participé aux combats en première ligne, on a même manqué la bataille de Heimark. Quelques embuscades tout au plus. Et je ne connais rien aux techniques de siège.
— Dans ce cas là, fit Osbern, choisissons un autre vétéran. Qui pourrait nous guider ?
Tout le monde connaissait les noms de ceux qui avaient participé à la guerre. Ulling, le berger, qui détourna les yeux en expliquant qu'il était simple homme de troupe, pas capitaine ; Erold, un cultivateur qui avait perdu un bras au combat ; Torvelt, qui avait tenu une cuisine de campagne ; Hetjan, brute à qui tous évitaient de parler. Aucun d’entre eux ne se porta volontaire, et personne ne proposa à Hetjan.
Edvin resta assis, sans un faire un geste ni prendre la parole. Il perçut quelques regards obliques, mais le tour de table s'acheva sans qu'on lui ait parlé. Pendant que les hommes se levaient sans qu'aucune décision ait été prise, Osbern fit remarquer :
— Il parait que la colonne de Karjan était une troupe d'élite… Dommage qu'on n'en ait pas de digne représentant.
Arald, prieur du fort de Tour-Sonborg, assis dans la chaise curule qui témoignait de son rang, écoutait le rapport de l’éclaireur. La pièce d’audience était une salle haute de plafond, parcourue de courants d’air glacés, qu’Arald avait faite orner de quelques tentures depuis son élévation récente à ce poste. Dans la cheminée, les braises fournissaient autant de lumière que de chaleur.
L’éclaireur était un irrégulier vêtu de cuir et de fourrures, qui empestait la crasse. Dans la broussaille emmêlée de ses cheveux et de sa barbe brillaient des yeux d’un bleu d’azur. Ses bottes crottées laissaient une piste que l'on pouvait suivre depuis l'entrée de l’enceinte du fort. Il s’exprimait avec un accent Nordien marqué ; Arald était toujours étonné de la vitesse avec laquelle les gens de la région avaient adopté un parler commun, dix ans à peine après la Conquête.
— Dans quelle direction marchaient ces deux forces du clan du Lynx ?
— Valkerst, ou bien les villages qui se trouvent plus au Nord. Ça pourrait aussi être deux groupes qui se forment séparément pour la campagne d’hiver. Mais s’ils obéissent au même chef, ça annonce une attaque en tenaille.
— Tu me parles de stratégie maintenant ? Arald n’aimait pas les irréguliers, et encore moins ceux qui se prenaient pour des généraux. Dis-moi plutôt quelle est la force des groupes et quel est le rang des chefs qui les mènent.
Pendant que l'éclaireur aux yeux bleus, un certain Mergen, complétait son rapport, Arald l’observa sans sympathie. L’Ordre de Tour-Sonborg employait une douzaine d’irréguliers dans son genre, et il en soupçonnait de se livrer au brigandage quand l’occasion se présentait. Mais il avait besoin de ces yeux et oreilles pour surveiller les tribus. Les Borags frappaient sans prévenir, parfois pour voler un mouton, parfois pour brûler un village, et il devait protéger les colons de ce danger imprévisible.
Finalement il congédia l’homme après l’avoir payé d’une paire de pièces en argent. Se tournant vers son bras droit, le sergent Kelher, il lui demanda :
— Ton avis ?
— M’étonnerait que ça soit une attaque de concert, répondit-il de sa voix râpeuse. Ils ne procèdent jamais comme ça. Mais si c’est le cas...
Arald compléta mentalement : « Si c’est le cas et que tu ne fais rien pour les arrêter, tu auras une catastrophe sur les bras, et toi seul en porteras la responsabilité... » Kelher ne s’était toujours pas remis de la promotion d’Arald : lui aussi avait convoité le poste de prieur, malgré son absence totale de finesse politique. Depuis ses avis étaient toujours teintés d’une vague animosité.
— Et du côté de Grenvald ?
— Pas de nouvelles.
— Pas de centaines de hors-la-loi en train de rançonner une douzaine de pouilleux ?
— Rien de tout ça. M’est avis qu’ils ont forcé sur le Vak, ou alors ils ont cherché querelle avec un clan libre.
Pendant ce temps, Mergen était sorti de la tour. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : le portail marqué d’un cercle blanc venait de se refermer en claquant. Il sourit dans sa barbe : tout se passait bien, il ne restait plus qu’à aller en rendre compte à son vrai patron.
Le plus important était la hampe. Trop fine, elle se briserait en pleine mêlée ; trop solide, son poids ralentirait celui qui la manie. Pour cet usage le frêne restait le matériau de choix, dur et léger, poussant droit. Edvin choisit une perche parmi les morceaux qu’il gardait dans un coin de la maison.
Pour la pointe, il conservait toujours, bien huilée et enroulée dans un linge au fond d’un coffre, celle qu’il gardait de sa vie de soldat et de fugitif. Effilée, en forme de feuille de laurier, elle paraissait plus petite une fois montée au bout d’un manche, mais en réalité elle était plus longue et lourde qu’un coutelas de chasse, presque une petite épée.
Il retravailla le bout de la perche pour l’adapter à la pointe, afin que la racine métallique s’y loge parfaitement. Installé sur un tabouret devant la porte d’entrée, il faisait voler les copeaux à petits coups de couteau appuyés.
Le soleil de l'après midi éclaboussait tout de flaques dorées, mais l'air restait frais. C'était une belle journée, une des dernières sans doute avant l'arrivée du long crépuscule et de la neige.
— Tu vas me montrer comment on s’en sert ? demanda Njord qui l’observait, assis sur le seuil.
— Non, tu es trop petit. Il te faudrait une dague.
— Ah. Le voisin Grim m’a dit que le conseil cherchait un capitaine, mais que tu avais trop peur. Moi je pense qu’il se trompe !
— Ouais, exactement. Je vais passer ma belle armure de plaques, enfourcher mon destrier et emmener la bande de margoulins de Grenvald dans une charge victorieuse.
— Tu ne vas pas leur montrer comment tu se sers de ta lance ?
— Seulement s’ils m’approchent de trop près, mon fils.
— Moi je crois que tu es meilleur que Ulling.
— Pourquoi Ulling ?
— Il va entraîner les autres, d’après Grim.
— Ulling est encore moins dangereux que ses moutons ! Il ne saurait pas par quel bout attraper une épée. Arrête d'écouter les âneries de Grim.
— C'est la vérité ! Ulling va les entrainer, et ils vont tous mourir !
Njord partit à l'intérieur de la maison et claqua la porte.
Edvin soupira, et souffla sur la tête de manche avant de placer la pointe. Il restait juste à la fixer. Il inséra une petite traverse en acier pour bloquer la lame, puis se mit à enrouler en croix une bandelette de toile forte qu’il avait imprégnée de résine. Un tour en diagonale, un tour droit. Un tour dans l’autre diagonale...
— Belle journée à toi, Edvin Magnarsson !
Il leva la tête, surpris : la vieille Margat était arrivée devant lui sans qu’il l’entende approcher.
— Belle arme. Comptes-tu t’en servir ?
— À vrai dire, je ne sais pas, répondit Edvin – il arrivait à exprimer avec la vieille errante des choses qu'il taisait à sa propre femme. Peux-tu me le prédire ?
— Seulement si tu me payes...
— Je ne sais pas si tu as remarqué, mais l'argent se fait rare dans leur coin, et ça ne va pas s'arranger.
— Quel pessimisme… Vous avez votre chance ! Les bandes de brigands sont des chiens, sans pitié quand ils se sentent forts, mais ils fuient la queue entre les jambes dès qu'on leur fait mal.
— Espérons-le ! Pour ma part, je voudrais juste arriver à défendre les miens…
— Qu'est-ce qui t'en empêchera ?
— Tu étais là, l'autre jour sur la place du marché. Ce que disait Harman… Il regarda autour de lui avant de conclure à voix basse. Tout était vrai. Je ne suis plus capable de me battre depuis des années.
— N'oublies-tu pas certaines choses ? Comme cette mauvaise rencontre dans les bois, ou tu as joué du couteau ?
— C'était différent. Je n'avais pas le choix… Et d'ailleurs comment connais-tu cette histoire ?
— Je vois beaucoup de choses.
— Décidément, les voyantes fourrent leur nez partout ! Va donc lire l'avenir et le passé de quelqu'un d'autre, la vieille.
Margat recula d'un pas, sembla chercher ses mots, puis haussa les épaules et fit demi-tour. Edvin la regarda partir, soulagé et un peu surpris de sa flambée de colère.
Il reprit la lance, éprouva la solidité de la fixation, la fit tourner pour en trouver le point d'équilibre. Le manche pesait lourd dans ses mains, lui opposait l'inertie des objets hostiles. Edvin entendit des pas derrière lui, et n'eut pas besoin de se retourner pour savoir qui venait.
— Quoi encore ?
— Tu as parlé à Njord ? Il était fâché, répondit Grita.
— Notre fils prend son père pour un héros, j'ai dû le détromper.
— C'est réussi.
Edvin se retourna.
— Tu sais ce qu'a dit de moi le hors-la-loi, l'autre jour…
— J'ai tout entendu. Et alors ?
— J'aurais dû te raconter cette histoire avant.
— C'est vrai. Mais j’imaginais déjà quelque chose de ce genre.
Grita le regardait dans les yeux. Malgré les petites pattes d'oies aux coins des yeux, elle était toujours aussi belle. Edvin se sentit soudain gauche.
— Écoute, j'ai fait de mon mieux pour nous assurer une vie correcte, mais…
— Bien sûr que tu as fait de ton mieux. Nous avons une belle maison et un beau fils.
— Tu ne te rends pas compte. Si je suis banni du village, pendu par l'Ordre pour désertion, ou tué demain par la bande de Yarving, vous vous retrouverez seuls… Torvelt, Hetjan ou d'autres te feront des avances, des menaces, les bandes de gamins prendront Njord pour souffre-douleur.
— Tu crois que nous ne sommes pas seuls la moitié de l'année ? Quand tu pars acheter des fourrures dans le nord, ou les vendre sur les marchés de Heimark, les brutes de Grenvald ne se gênent pas pour venir me voir. Tu sais pourquoi Hetjan a cette cicatrice sur le cou ? Un jour, il s'est trop approché de mon couteau. Ne t'inquiète pas pour moi, Edvin, j'ai déjà appris à me défendre.
— Tu ne m’as jamais dit...
— Pour quoi faire ? Ils ont compris depuis longtemps. Ce n’est pas ce que j’attends de toi.
— Alors quoi ? Edvin posa la lance, s’assit sur le seuil. Grita prit place à côté de lui.
— Toutes ces choses que tu fais pour nous. A chaque fois que tu reviens d'une saison de négoce, tu me rapportes un cadeau, une fleur, un récit. Tu pars dans le froid de la nuit chercher un guérisseur pour notre enfant quand il est malade, ou reprendre le bien qu’on t’a extorqué. Tu as fait sortir de terre la maison, la vie nouvelle que nous avions voulus et auxquels tu n’as jamais renoncé. J’ai quitté mes anciens maîtres pour toi, et tu ne m’as jamais déçue.
— Mais demain nous allons tout perdre.
— Ce que le destin nous a donné, il peut nous le reprendre. Nous aurons la force de rebâtir autre chose ; si tu es banni je partirai avec toi. Et Njord aussi.
— Même fugitifs ?
— Comme au début.
Les yeux mi-clos, savoura une sensation qu'il croyait avoir oubliée. Quelque chose de chaud et lumineux qui le remplissait. Puis il demanda :
— Tu crois que je dois entrainer les villageois ?
— À toi de voir. Quand tu n’oublies pas de te servir de ta jugeote, tu prends de bonnes décisions. Sur ce, j’ai des pansements et des bandages à préparer...
Elle se leva, lui pressa légèrement l’épaule et partit.
Edvin respirait mieux, et l’air frais lui éclaircissait les idées.
Plusieurs choix s’offraient à lui. Il pouvait seconder Ulling – voire le remplacer – dans l’instruction en armes des gens de Grenvald. Ou bien proposer son aide à Otmer pour dresser le plan de bataille, proposer des plans de fortifications, de pièges et d’embuscades. Il avait l’expérience de cette façon de faire la guerre. Mais une demi-journée d’instruction ne suffirait pas pour transformer les villageois en guerriers capables de repousser une horde de coupe-jarrets.
Il pourrait aussi se contenter de fortifier la maison, défendre sa famille et vendre chèrement sa peau. Ou bien, fausser compagnie à tout le monde et filer à travers bois à la faveur de la confusion. Avec femme et enfant, ou bien devraient-ils se séparer pour survivre ?
D’autres possibilités lui venaient à l’esprit, une succession d’idées et de voies à explorer. Il se tenait à la croisée des chemins ; pour la première fois depuis longtemps, il sentait le poids de décisions à prendre, un pouvoir entre ses mains. Ou bien avait-il juste oublié de s'en servir ? Désormais il devait réfléchir, et vite.
Une quarantaine d'hommes et de femmes s'étaient rassemblés sur la place du marché, armés de ce qu'ils avaient pu trouver : des coutelas, des haches, des faux dont on avait remis la lame dans l'axe du manche, des fourches, des piques faites de couteaux attachés à l'extrémité de perches... Il y avait même quelques arcs, des petits modèles plus adaptés à la chasse qu'à percer des armures. Ulling, grand et maigre, avait pour l'occasion ceint son baudrier, et un glaive réglementaire lui battait la cuisse à chaque mouvement. Il n'avait pas dû s'en servir depuis un bon moment.
Edvin s'arrêta aux abords de la place. La troupe ne l'impressionnait pas de ses qualités guerrières – elle prêtait plutôt à sourire, avec ses rangs disjoints – mais il y avait là le vieil Otmer, Osbern, Ettem, Hetjan et tout le reste du conseil du village, entourés de volontaires et appliqués à suivre les consignes que leur donnait Ulling le berger. Il se sentait moins sûr de sa décision. Mais il avait déjà été vu :
— Hé, regardez qui voilà ! Un ancien de la colonne de Karjan !
— Il a une sacrée lance, dites donc ! Il pourrait peut-être se rendre utile ?
— Edvin, tu viens nous prêter main-forte ? demanda le vieil Otmer, qui était cette fois-ci accompagné de ses six fils.
Edvin hocha la tête, s'avança vers la petite formation. Avant qu'il n'ait pu rejoindre les rangs, Ulling se porta à sa rencontre :
— Veux-tu diriger l'entraînement ? Tu es plus qualifié que moi pour ce rôle, je crois.
Le berger semblait plutôt soulagé d'avoir quelqu'un à qui passer le relais. Edvin parcourut des yeux les rangs des villageois : toutes les grandes gueules étaient là, avec qui un sourire goguenard, qui une mine sceptique. Ces généraux en herbe avaient dû cribler le pauvre Ulling de questions faussement innocentes et de sarcasmes, histoire de montrer qu'il ne leur en remontrerait pas dans l'Art de la Guerre. Derrière eux, le regard sombre, des hommes et femmes de tous âges brandissaient leurs armes improvisées. Ceux-là au moins savaient pourquoi ils étaient venus.
— D'accord. Mais la première chose qu'il faut maîtriser, c'est vous-mêmes : sans discipline, demain nous ne vaudrons pas mieux que des cochons qui attendent le couteau du boucher.
— Qu'est-ce que tu vas nous apprendre, Edvin ? La discipline de la fuite devant l'ennemi ? fit Osbern d'un air mauvais, et quelques rires fusèrent derrière lui.
Nous y voilà.
Edvin s'approcha sans rien dire d'Osbern, tout en étudiant sa posture. Le laboureur à la mine sombre tenait une fourche, et portait un plastron en cuir un peu trop grand. Edvin se planta devant lui, essaya de maîtriser un début de tremblement de ses mains, et répondit :
— Je vais déjà t'apprendre à bien te tenir.
— Qu'est-ce que tu veux me dire ?
— Une bonne posture de combat permet de défendre ou d'attaquer rapidement. Tu ne fais ni l'un, ni l'autre.
— Ah ouais ? Moi je trouve que – Ahhhhhh!
Osbern lâcha sa fourche et se prit la cuisse à deux mains ; Edvin venait de le frapper à toute volée du manche de sa lance.
— Si j'avais cogné plus fort et plus bas, tu serais tombé, et je t'aurais cloué au sol d'un coup de lance. Pour se battre, il faut rester sur ses pieds.
Il leva les yeux : tous le regardaient et l'écoutaient. Au plus profond de lui-même, il poussa un soupir de soulagement.
Edvin enseigna des rudiments de bataille rangée et d'embuscades à la troupe, puis il leur montra des exercices à poursuivre par petits groupes, chacun formé autour d'un vétéran. Enfin il rejoignit le vieil Otmer, dont le front luisait de sueur.
— Ces exercices ne suffiront pas à nous sauver demain. Il nous faut un plan de bataille.
— Qu'est-ce que tu suggères ?
— Préparer des pièges, des groupes cachés. Placer des archers.
Otmer hocha la tête, et ils firent le tour du village, essayant d'imaginer par où les hors-la-loi arriveraient. Otmer avait lui aussi réfléchi à un système défensif, ils échangèrent leurs idées d'une voix calme, comme deux amis partageant un verre de Vak à la fin d'une journée de labeur. Le nouveau chef du village ne montrait aucune arrogance, il était même incertain par moments, et Edvin se rendit compte que le vieil Otmer appréciait peu sa nouvelle responsabilité.
Quand le plan fut arrêté, ils retournèrent sur la place pour répartir les groupes et leur faire pratiquer leur rôle, et réaliser des travaux de terrassement.
Le soleil baissait à l'horizon quand ils se dispersèrent enfin. Avant de partir, Otmer se tourna vers Edvin.
— Je ne sais pas si nous nous en sortirons demain, mais grâce à toi nous aurons plus de chances.
— On n'est plus des morts en sursis, seulement une cause désespérée. Tout s’arrange !
Otmer rit, et chacun rentra chez soi. Le lendemain matin, il y aurait encore beaucoup à faire.
En revenant à sa maison, Edvin se rapprochait de la lisière des bois, obscure, qui longeait les champs du commun. Un coup d’œil par-dessus son épaule : personne en vue. Il s’enfonça dans le fourré et s’avança sans faire de bruit. Il avait encore quelques idées dont il n'avait pas parlé à Otmer, et qu'il souhaitait verifier à la faveur du crépuscule.
Comme il fallait s'y attendre, les brigands ne se satisfirent pas du tribut. Ils manifestèrent leur déplaisir en attrapant le vieil Otmer par les cheveux et en le trainant par terre sur toute la longueur de la place du village. Il resta étendu à terre, tête ensanglantée, après qu’on l’eut lâché. Harman, perché sur un énorme hongre, cria :
— Vous avez eu trois jours pour nous rendre notre bien, et c'est tout ce que vous avez trouvé ? On va vous faire cracher !
Alors, un sifflement strident lui vrilla les oreilles.
Osbern attendait le signal, planqué dans sa cave avec une demi-douzaine de combattants. Ils avaient senti plus qu'entendu le tonnerre des sabots qui martelaient le sol, annonçant l'arrivée des hors-la-loi, et ensuite le bruit des portes enfoncées, des gens que l'on tirait de chez eux pour les rassembler sur la place, qui leur parvenait par un discret trou d'aération. Osbern était d'un naturel pessimiste, et il s'attendait à tout moment à ce que la trappe s'ouvre au-dessus de leur têtes. Si leur cachette était découverte maintenant, ils se feraient massacrer comme des rats pris au piège. Son fils Gerding avait-il bien appliqué ses consignes ? Pourvu qu'il n'ait pas oublié de répandre de la sciure et de la poussière sur le plancher avant de sortir, pour masquer les traces de meubles déplacés.
Finalement, au lieu du bruit de bottes défonçant la trappe de sa cave, c'est le sifflement de Ulling qui leur parvint. L'appel à sortir et à se battre. Hetjan, le plus costaud, monta l'échelle et poussa de toutes ses forces, déplaçant à la fois le battant et un coffre vide qui avait été posé dessus. Ils se précipitèrent tout à tour dans l'ouverture, plus par soulagement de sortir de ce piège que par envie d'en découdre. Osbern le vit et déclara :
— On va démolir ces fils de putes ! Ils ont déjà touché à vos femmes ou vos enfants, ils sortiront d'ici empilés dans une charrette !
Ils déboulèrent dans les rues, qui n'étaient guère plus que les espaces restés libres entre les maisons de Grenvald. Les cavaliers étaient une quinzaine, accompagnés de peut-être trente hommes à pied qui occupaient les accès de la place centrale. Osbern aperçut un groupe qui sortait d'une autre maison ; il fit un signe de tête à Torvelt avant que ce dernier ne se dirige vers le côté opposé de la place.
Les premières flèches sifflèrent depuis des fenêtres qu'avait désignées Edvin la veille. Espérons que son plan fonctionne, pensa Osbern – un enfoiré de déserteur qui établissait la défense du village, c'était dur à avaler. Il brandit sa fourche, poussa un hurlement guerrier pour donner du cœur à ses compagnons, et chargea. Voyant arriver les renforts, les villageois rassemblés sur la place tirèrent leurs armes, coutelas et hachettes dissimulés dans leurs manteaux, et attaquèrent à leur tour. Les hors-la-loi étaient désormais pris entre deux feux, mais les villageois ne restèrent pas longtemps en formation et la confusion s'installa dans les rues.
Osbern croisait des gens, formes indistinctes qui surgissaient de nuages de poussière, à l'angle de maisons, et il ne disposait à chaque fois que d'une fraction de seconde pour décider s'il devait leur planter sa fourche dans le corps, ou rester en garde pour affronter un vrai ennemi. Il restait à proximité de Hetjan, dont la masse et la brutalité le rassuraient, et avec quelques autres ils formaient un groupe resserré.
Au milieu du chaos, tous n'avaient pas oublié le plan ; Torvelt et ses gars entraînèrent des cavaliers dans un passage où un piège avait été creusé la veille. La claie s'effondra sous le poids des chevaux, et des pieux mutilèrent montures et cavaliers. Les archers avaient pour la plupart arrêté de tirer, ils avaient été délogés ou neutralisés au corps à corps.
Un autre groupe dirigé par Erling, un des fils du vieil Otmer, déclencha un filet tendu en travers de la route ; les cavaliers et leurs montures, entravés ou à terre, furent percés de coups de piques. Les villageois avaient repris l'initiative, malgré leur inexpérience et le désavantage numérique. Leurs ennemis désorganisés commençaient à refluer, malgré les cris de Harman le balafré qui essayait de les rallier depuis le centre de la place, environné d'un petit carré de défenseurs.
Puis arrivèrent les autres. Le petit Gerding, perché dans un arbre, les vit sortir du bois de part et d'autre du village, avancer en ligne, piques et boucliers à la main. Plusieurs dizaines d'hommes à pied, vêtus de laine et de fourrure à la manière des hors-la-loi, mais il leur trouva quelque chose de différent, dans leur manière de communiquer des ordres par signes silencieux, dans leur démarche calme et sinistre. Les nouveaux venus cernèrent le village et avancèrent méthodiquement dans les ruelles.
Harlaf cria une alerte, sonna de sa cloche, mais personne ne l'entendit à part deux piquiers qui se dirigèrent vers l'arbre où il était perché. Les habitants en armes, tout à leur mêlée meurtrière, ne virent pas arriver le péril derrière eux. Toutes les issues étaient maintenant bloquées, les groupes de combattants étaient pris entre les nouveaux arrivants et un noyau de brigands regroupés autour de Harman.
Osbern, alerté par un cri derrière lui, se retourna juste à temps pour voir un grand escogriffe retirer son glaive du dos de Hetjan, qui s'effondra en vomissant du sang. Le tueur et ses compagnons barraient la ruelle sur sa largeur. Il cria à ses compagnons de se garder et de se grouper autour de lui, mais ils étaient occupés à rosser un parti de malandrins et ne réagirent pas. La ligne avança sur Osbern, abritée par un mur de hauts boucliers tenus bord à bord. Le fermier sentit quelque chose se serrer en lui, eut une pensée pour les siens – pourvu que Gerding s'en sorte. Il leva son arme de fortune et se jeta sur l'assassin de Hetjan, feinta un coup à la tête et plongea dans les jambes – il avait appris les coups bas d'Edvin.
L'escogriffe ne se laissa pas tromper, et sans même un frémissement sur son visage, il abattit le bord de son bouclier sur la fourche, qui se planta dans le sol. En même temps, Osbern sentit un choc dans son épaule droite : une pique venue de derrière le mur de boucliers avait percé son pauvre plastron de cuir durci, et le sang jaillit de la blessure. Sa fourche tomba au sol avant qu'il ne réalise qu'il l'avait lâchée. Il attrapa du bras gauche la hampe de la pique qui lui traversait l'épaule, essaya de se dégager, mais une deuxième pointe s'enfonça dans son côté, et ses jambes se dérobèrent sous lui.
L'escogriffe l'enjamba, épaule contre épaule avec les autres porteurs de boucliers, suivi de quelques piquiers. Osbern, tombé au sol, entendit les cris et les râles de ses compagnons. Puis vint l'arrière-garde, un dernier homme armé d'une dague, qui portait un casque et une cotte de mailles dissimulée sous son manteau de laine. Il se penchait de temps à autre sur le corps d'un blessé, Osbern voyait juste ses épaules bouger, puis il se redressait – sa dague ruisselait d'un sang écarlate. Il approchait inexorablement ; sur son bouclier, on avait hâtivement recouvert de peinture des armoiries qu'Osbern ne sut pas reconnaitre. Il n'en vit pas plus ; six pouces d'acier lui entrèrent dans la poitrine, et son coeur cessa de battre.
Une fois le combat terminé, les tueurs et y les brigands fouillèrent toutes les maisons, mettant à mort systématiquement les survivants qu'ils débusquaient. Bientôt on n'entendit plus un cri, seulement les appels de ceux qui croyaient avoir trouvé une cache d'argent, et les aboiements de leurs chefs.
Finalement, de frustration, ils prirent des torches et incendièrent le village, jusqu'au moindre cabanon. Les maisons basses en bois de pin prirent comme autant de fagots, et le brasier produisit un nuage de fumée que l’on voyait de loin. Personne n'avait échappé au massacre.
Langveld avait été envahi.
Le hameau de colons que le hasard avait placé sur la route entre Valkerst et Heimark offrait d'ordinaire l’image de la tranquillité ; les principales occupations y consistaient à cultiver la terre, boire du vak en regardant tomber la neige, et observer en ricanant les voyageurs qui descendaient la route de l'Ouest en direction de la côte inhabitable et de la région reculée qui les en séparait. Mais aujourd'hui cet ordre paisible était bouleversé : partout, des hommes vêtus d'une livrée sombre s'affairaient à monter des tentes, réquisitionner de la nourriture, percevoir des impôts inattendus et lutiner la gueuse. Ils portaient brodé sur leurs pourpoints le même blason, un molosse noir et deux tours sur champ d'argent.
En périphérie des maisons de bois, dans une boucle de la rivière, on avait dressé une tente circulaire dont la voute en toile brune effleurait les rameaux des saules. L'emblème au molosse ornait les bannières qui encadraient l'entrée. Deux hommes en armures grises, porteurs de hallebardes, la gardaient. Personne n'entrait, à part de temps à autre un valet souffreteux qui portait des bouteilles de vin ou des paniers de fruits.
L'intérieur de la tente regorgeait de tentures exotiques, de coffres à bagages en bois précieux et de brûle-parfums dont les fumées alourdissaient l'air. Affalé sur une pile de coussins, un homme à la carrure athlétique, aux cheveux sombres attachés en queue de cheval, habillé entièrement de noir. Son visage frappait par sa pâleur, ses lèvres étaient presque blanches, mais il semblait en pleine santé et buvait son vin à petites gorgées dans un verre de cristal. Il arborait au majeur de chaque main une bague ornée d’une tête de chien en acier bruni.
Vautré sur un coussin devant lui, un homme vêtu de cuir et de fourrures, visage hirsute où brillaient des yeux d’un bleu d’azur, gobelet de bière à la main.
— …Avant de partir, nous avons mis le feu et tout déguisé en brigandage.
— Connaissant tes gars, ça n'a pas du être trop difficile, releva Rodhgal le Noir avec un pli méprisant au coin de la bouche. Bras droit et premier officier de justice du baron Markam de Heimark, il n'avait pas d'indulgence pour la brutalité gratuite des soudards, lui qui ne reculait devant rien pour parvenir à ses fins.
— Il n'ont pas eu à se forcer, reconnut Mergen.
— Des témoins ?
— Aucun à ma connaissance. On n'a pas laissé de survivant, et même si quelqu'un d'autre a vu l'opération, tout le monde était en tenue de forêt.
— Et la bande de Harman ?
— Ils sont repartis vers le sud tout de suite après. Harman était furieux de n'avoir rien trouvé, mais il n'a pas mis en cause ta bonne foi.
Rodhgal reprit un peu de vin du Sud, une cuvée rare importée du pays d'Akhila. Il le fit tourner dans sa bouche, en savoura toutes les nuances d'épices. La bande de Harman était tout ce qu'il restait de la force rassemblée par Yarving avant qu’il ne le capture et le pende en secret. Rodhgal avait assisté à l’exécution jusqu'au dernier soubresaut – ce fou dangereux de Yarving lui avait donné bien du fil à retordre. Son successeur était plus accommodant, d'autant qu'il disposait de moitié moins d'hommes.
— Ne perds pas sa trace, ordonna-t-il à Mergen. Il faudra les retrouver rapidement au moment de châtier les coupables.
— J'ai deux pisteurs après eux.
— J’espère pour toi qu’ils sont bons... Mergen, le plan a fonctionné jusqu'ici, mais c'était la partie facile, embaucher des hors-la-loi, détruire un village.
— L'idée de l'ultimatum était fameuse, les villageois de Neuberg et Sonborg confirmeront l'histoire sans avoir rien vu, juste sur la foi de ce que les envoyés leur ont raconté…
— Vil flatteur, fit Rodhgal avec un sourire satisfait. Mais maintenant la politique commence, et on ne sait jamais dans quel sens le vent soufflera. D’ici quelques jours, je vais blâmer l'ordre du Cercle et le seigneur Eker pour cette lamentable affaire. J'écraserai ces minables avec toute la sévérité de la justice du baron. D’ici quelques semaines, un administrateur à ma pogne s’occupera directement de tout ce district.
— C'est équitable, après tout, ils ont conspiré contre vous.
— "Équitable", dis-tu ? Moi je trouve ça plaisant. Enfin si tout se passe comme prévu. Tant que cette affaire n'est pas résolue, ton sort reste en suspens.
— Je ne vois pas ce qui pourrait mal tourner désormais.
— Oh, tant de choses, fit Rodhgal avec un geste aérien de la main. Un témoin de haut rang, authentique ou pas tant qu’il est prêt à jurer de ce qu’il a vu. Un gars de la bande, ou Harman lui-même, qui décide de se vendre au plus offrant. Ou je ne sais quelle manigance que préparaient mes ennemis, qu’ils auront hâtée pour répondre à mon attaque... Non, il est trop tôt pour se féliciter.
— Et si vous obtenez ce que vous voulez...
— Si je prends le dessus sur cette clique, alors je te garantis que tu gagneras ton procès contre ton oncle, quelques soient tes mérites.
— C'était un coup monté ! Pour la première fois Mergen élevait la voix.
— Sans doute, répondit Rodhgal avec l’indifférence d’un professionnel des tribunaux. Je te restituerai tes biens, et je ferai bannir ton riche oncle...
Rodhgal observa Mergen qui reprenait contenance. Combien de gens avait-il vus défiler, qui étaient parvenus à se convaincre de leur bon droit contre toutes preuves du contraire ? Quoi qu’il en soit, cet oncle marchand à Heimark ne s’en tirerait pas sans une petite confiscation de biens, pour les frais de justice.
Rodhgal aimait son office. Il ferait tout pour éviter qu’on ne le lui retire.
La mer se partageait en deux à l'étrave du navire et défilait le long de ses flancs, qu’elle caressait de sa dentelle verte et blanche. Depuis des heures, ils avançaient portés par le vent d'Est, sous un ciel nuageux qui teintait les flots de reflets de métal. Les gerbes d'eau, les cris des oiseaux de mer, la brise aux odeurs d'algues, tout évoquait un monde mouvant, salé, qui était entièrement étranger à Edvin.
Il voguait sur navire marchand de fabrication étrangère, à la forte voile carrée, aux hauts bords, à la proue ornée d'une figure d’hippocampe en bois. Les matelots s’interpellaient dans la langue de l’Archipel, la lointaine terre où ils l’emmenaient.
À ses côtés, Grita et Njord regardaient le paysage défiler. Le jeune garçon était excité par tout ce qu’il voyait, pour l’instant il vivait une aventure sans pareille, sa première. Bientôt, il poserait les questions qu’Edvin redoutait. Quant à sa femme, elle affichait le demi-sourire énigmatique qui le fascinait et l’énervait tout à la fois. De temps à autre il sentait sur lui son regard – elle surveillait ses ouailles.
Du côté de la poupe, la côte désertique de la Marche avait disparu à l’horizon. Il essayait de ne pas penser à ceux qu’il laissait là-bas. Des gens qu'il avait détestés, comme Hetjan et Ribalt, et d'autres qu'il avait commencé à apprécier. Quelques jours plus tôt, quand au crépuscule, poursuivant une inspiration, il avait exploré les bois qui cernaient le village, il ne s’attendait pas à tomber sur une troupe entière de soldats portant le blason de Rodhgal le noir, occupés à se changer et à barbouiller à la poix les emblèmes de leurs boucliers. En cherchant à les éviter, il avait trouvé de nouveaux campements de soldats, puis de hors-la-loi. Le village était cerné par une force bien plus importante que prévu, et les plans qu’il supposait lui faisaient froid dans le dos. Mais pourquoi ?
Il aurait du réveiller les chefs de famille, ou au moins le vieil Otmer, pour les alerter du péril. Sur le chemin du retour, à pas de loup, Edvin pesa le pour et le contre, mais une évidence s’imposait. Jamais les gens de Grenvald n’auraient la discrétion requise pour traverser ce cordon qui étranglait le village. Le seul résultat serait de donner l’alerte, de déclencher une chasse à l'homme qui les ferait tomber à la merci de leurs ennemis. Sa loyauté allait d’abord à Grita et Njord, et la meilleure manière de les sauver de cette journée fatidique consistait à traverser les lignes dans l’ombre la plus épaisse, et à partir le plus loin possible.
Figé devant la porte du Vieil Otmer, il avait hésité un long moment, seul dans la ruelle obscure, incertain même du sens de tout cela. Mais alerter le chef du village n’aurait fait que hâter la catastrophe qu’il pressentait.
Alors ils étaient partis au cœur de la nuit, emportant dans leurs baluchons leurs derniers trésors, et avaient quitté Grenvald sans se retourner. Il avait laissé sa lance appuyée au mur à côté de la porte. C’était une bonne arme, peut-être aiderait-elle quelqu’un à se défendre ; il n’avait plus besoin d’une pointe émoussée pour se souvenir de son passé de soldat. Il aurait aimé s'expliquer du passé avec Harman, mais cela n'aurait servi à rien, et l'homme balafré venu menacer le village n'avait plus rien du jeune soldat qu'Edvin avait connu.
Il commençait à peine à réaliser tout ce qu'il laissait derrière lui. Il avait passé des années, peut-être ses meilleures, à se cacher dans ce village avec sa femme et son fils, à parcourir les étendues sauvages sans laisser plus de traces qu’une ombre. Seulement aujourd'hui, alors qu'il le quittait, il découvrait qu'il avait aimé ce pays, jusqu’à la rudesse du climat. Il n’oublierait pas les saisons de la Marche, ses ciels chargés de nuages et ses immensités de pins silencieux, les lumières de l'été et la chape blanche qui imposait le silence pendant l'interminable hiver.
Il y avait connu la liberté, et même une sorte de paix. Pourtant une ombre, sa propre faiblesse, en avait terni chaque moment. Aujourd'hui il ne possédait plus rien, ni maison, ni fourrures, et dans sa bourse seulement les quelques pièces qui restaient du paiement de la traversée. Mais il se sentait à nouveau entier.