Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La place du passager (récit complet)

Le nouvel âge industriel, atteint autour de l’an 2030, se définit par une absence totale de délocalisations : les coûts de main d’oeuvre étant désormais nuls, les producteurs s’installent à proximité de leurs marchés. D’immenses usines entièrement automatisées ont ainsi été construites en Europe, Asie Pacifique et Amérique du Nord. Bien sûr, ces chantiers n’ont créé aucun emploi pour les classes populaires et moyennes, désormais exclues de l'activité économique : les usines fabriquant les robots manufacturiers sont elle-mêmes automatisées, construites par des robots, et ainsi de suite. La boucle est complètement bouclée.

The Economist, numéro spécial « The End of labour » ; cet article a été écrit par le système Doctus, et édité par un rédacteur humain.


6 Juin 2045, dans le Grand Paris.

« Patron, la même. »

Al écluse les bières au comptoir. Ce matin, comme tous les matins, il attend l’arrivée de sa bande, et vu qu’il est insomniaque c’est lui le premier arrivé – bon, il est bien onze heures. Ça explique sûrement pourquoi il est déjà bourré quand les autres arrivent, et que son allocation mensuelle s’évapore dès le 15 du mois.

Seb, derrière le bar, tire une Stella et la pose devant lui sans rien dire. Sur le tabouret d’à côté, un petit vieux en veste et chapeau, assis devant son café, hausse les sourcils en voyant arriver le bock mousseux. Puis il regarde Al et se détourne prudemment. Ils font tous comme ça quand ils le voient, sans doute la crête orange et les tatouages. Et puis Al est un sacré morceau, près de deux mètres de barbaque, ça aide à avoir la paix.

Il y a du monde dans le café, pas mal de prolos comme lui, des types aux allocs qui n’ont que ça à foutre. Mais Al ne compte pas passer la journée sur son cul au comptoir, avec la bande ils ont des plans. Dans l’après-midi ils iront à un défi de baston à mains nues dans le parking souterrain des frigos, il faudra être en forme. Moyen de gagner un peu de fric. Et ce soir les filles de la rue du Paradis montent une bang party, s’il a du pot il arrivera à taxer de la came et tirer un coup avec une de ces pestes. Et si ça se passe mal, ils pourront toujours aller éclater la bande des skins du 26eme.

Phil arrive en premier, c’est le plus sympa de la bande, avec sa tronche de travers et son haleine de chacal. Puis Max, couvert de piercings dégueulasses, accompagné de son clebs. Ils s’installent à table, et la place se fait toute seule autour d’eux.

Les journaleux les appellent le mouvement néo-punk, mais Al et ses potes se disent keupons, bien sûr. Chaque midi ils se retrouvent dans le même coin du Balto, des sacs de testostérone et de bière cherchant un moyen de se décharger. Si chaque jour doit être le même que le précédent, s’il n’y a plus d’avenir ni de projets pour la plèbe, alors autant se mettre sur la gueule.


7 juin, 9h30.

Philippe Flandres, PDG du groupe TexTech, termine son conseil d’administration hebdomadaire. Il quitte son bureau capitonné et lambrissé, et son ascenseur privatisé l’emmène au rez-de-chaussée. Il sort du siège social du groupe, décoré des logos orange de TexTech, traverse à grands pas la rue (une avenue tranquille, bordée d’arbustes et de fleurs), et entre dans la mairie du 31ème arrondissement de Paris : un bâtiment en pierre de style XIXe siècle, ancien hôtel particulier réaménagé.

« Bonjour, monsieur le maire », le salue un de ses Clients qu'il croise dans le hall d'entrée, en inclinant le buste vers lui ; c’est la marque du respect dû à un des Arbitres. Philippe hoche vaguement la tête, il a l'habitude d'être traité en supérieur depuis qu'il a été hissé au-dessus du commun, à l’issue de ses études. Il présente son visage devant la caméra de reconnaissance biométrique, qui lui ouvre l'accès à son bureau où il s'engouffre. À peine arrivé, une voix familière l’accueille :

— Bonjour Philippe, j’espère que vous allez bien. Voulez-vous que je vous fasse la liste des points qui réclament votre attention aujourd’hui ?

La voix de Civis est chaleureuse, presque maternelle, mais comme beaucoup d’autres gouvernants, Philippe ne peut s’empêcher de lui trouver quelque chose d’énervant. Une intelligence artificielle surpuissante, un système expert de gouvernement, l’assistant parfait, toujours à jour dans ses dossiers, toujours pourvu d’un petit conseil utile ou d’une étude sur le sujet du moment. Il ne sait pas pourquoi, mais chaque fois qu’elle lui annonce des nouvelles, il s’attend à une catastrophe.

Tout en s’installant à son bureau, le maire répond à la voix désincarnée. Il sort quelques documents et une photo de famille de sa serviette, les dispose en quelques gestes rapides et précis.

— Vas-y, envoie.
— L'association des militants pour le droit à la vidéo a reparlé de l'augmentation de bande passante...
— Elle a été déjà votée ! Ils pourront regarder trois émissions en ultra-haute définition simultanément, qu’est-ce qu’ils veulent de plus ?
— Ils demandent une date ferme.
— Et on l'a, cette date ?
— Non, il reste encore à approuver le partenaire industriel.
— Hé bien, dis à la communication de leur pondre un message rassurant. Un truc pipeau. Quoi d’autre ?
— Votre réunion avec les élus municipaux a été reportée...
— Pas grave. Quoi d’autre ?
— Une robo-fabrique à inaugurer en début d’après-midi.
— J’ai pris une cravate, cela suffira bien. Et encore ?
— Une petite affaire de maintien de l’ordre. Un néo-punk des quartiers plébéiens s’est introduit dans une usine de haute sécurité.
— Tiens, il y en a dans la commune ?
— Oui, souhaitez-vous que je vous donne l’historique des autorisations ?
— Non, laisse tomber. Mais qu’est-ce qu’il est allé foutre là-dedans ?
— Apparemment c’est un accident, il était poursuivi par une bande rivale.
— Ces gangs me fatiguent. La police est sur le coup, j’imagine ?
— Oui, ils ont pris l’affaire en charge. Souhaitez-vous que je vous informe du dénouement ? Nous avons demandé une neutralisation dans les 12 heures.
— Avertis-moi seulement en cas d’issue violente. Tu me diras s’il y a quelqu’un à couvrir.
— Entendu, Philippe. C’est tout ce que j’ai pour ce matin.
— Parfait. Passe-moi le dossier sur Leblanc, le tribun de l’opposition, il me chauffe les oreilles ces derniers temps.


Retour en arrière : le 7 juin, 4h du matin.

Al court dans la nuit, le long d’une route de campagne.

La soirée s’est mal passée, ceux de la porte d’Ivry avaient fait venir des combattants semi-pros dopés, même Al n’a rien pu y faire malgré les amphètes. Après il y a eu la bang-party de la rue de Paradis, les minets qui pouffaient en le voyant passer avec ses coquards et ses jointures couvertes de sang, mais se taisaient à son approche. Il aurait pu en écrabouiller quelques uns pour le plaisir mais ils n’était pas venu là pour ça. Il y avait surtout Jessi et ses copines, les organisatrices de la soirée. Mais ses croûtes ne leur ont pas plu, alors il a fauché des cachetons supplémentaires (les drogues légales, c'est pour les bourgeois) et la bande a filé, direction le 26e arrondissement, ses ruelles sombres et ses bandes de petits fachos hargneux.

Les phares d’une voiture trouent la pénombre ; Al se jette dans le fossé, s’aplatit dans la boue jusqu’à la disparition des lumières.

Le skinheads les attendaient en force, à croire qu’ils commencent à avoir des habitudes. Phil s’est fait chopper contre un mur et casser les deux bras, Max a essayé d’en suriner un mais ça s’est retourné contre lui, et Ben et Kad ont juste pris la fuite. Restait plus que lui dans la rue, Al, à choper les crânes rasés et à les lancer les uns contre les autres, mais ils ont sorti des chaines de vélo, et il a dû courir à son tour. Les gars semblaient leur en vouloir, sans doute la virée de la semaine dernière leur avait laissé de mauvais souvenirs. Il a volé une caisse, mais les autres l’ont suivi en moto même quand il est sorti de la ville, c’était du Mad Max sur les petites routes en pleine nuit. Il a réussi à se débarrasser des motards mais pas du break qui ne le lâchait pas - c’est là qu’il a compris que les gars en avaient après lui, personnellement.

Alors quand il a vu l’usine, il n’a fait ni une ni deux, il a foncé à l’intérieur. Elle était drôlement bien gardée, toutes sortes de drones et de barbelés, mais Al savait que c’était sa meilleure chance de lâcher les skins qui étaient après lui. Il y a laissé des bouts de peau, et les tasers l'ont salement secoué, mais peu de systèmes de sécurité sont prévus pour stopper un type de son gabarit sous amphétamines. Surtout quand il est équipé d’un brouilleur militaire tombé d’un camion – ça rend plein de services, ces machins-là. Derrière lui un gars s'est mis à beugler, empalé sur les pointes de la grille : une mort dégueulasse, éventré en haut d’une barrière.

Ensuite, il est entré dans le grand bâtiment rectangulaire, très haut de plafond, qui dominait tout le reste. Là, enfin seul, il a respiré un peu et repris ses forces. Mais cette usine... Quelque chose de pas banal, qu’ils fabriquent là-dedans. Puis les drones sont revenus, et il a du s'esquiver.

Al se relève, trempé et sale, et reprend sa course au bord de la petite nationale. À l’heure qu’il est, ses potes doivent être rentrés chez eux, sauf peut-être Max qui pissait le sang. Il va falloir se trouver un point de chute pas trop loin, les fafs du 26e sont peut-être encore à sa poursuite, eux ou les drones de l’usine.

Dans la grisaille du matin qui point, un panneau apparait, avec le nom compliqué et banal d’une localité d’île de France. Des petites maisons proprettes en pierre, il y en aura bien une qu’il pourra ouvrir. Les amphètes sont en train de passer, il faut vraiment qu’il se repose.


Les années 2020 ont marqué un changement radical dans la toxicomanie. L’explosion des outils de divertissement et des contenus disponibles (videos en ligne, séries, émissions, et jeux) a causé un effondrement de l’usage de produits psychotropes. La classe des prolétaires marginalisés reste principale demandeuse ; pour eux, l'État conçoit de nouveaux produits légaux, bon marché et moins dangereux que leurs prédécesseurs. Finis les junkies, les réseaux de trafiquants, les fortunes illicites ; l'opium du futur sera inoffensif et bien contrôlé.

Professeur Josh Willamson, rédacteur @ The Lancet


Le 7 juin, 8h du matin

« Alerte homicide dans le 26e arrondissement. Le suspect a été signalé en fuite dans un véhicule volé, c’est un néo-punk de carrure très athlétique, responsable d’une rixe avec une bande d’extrémistes. Il appartient à une bande active dans le 22e. Neutralisation demandée dans les 12 heures. »

Marta soupire, efface la notification sur l’écran de sa montre, et termine d’habiller ses enfants. Les deux petits se laissent faire distraitement, tout en suivant l’histoire que leur raconte leur assistant personnel. Le projecteur holographique peuple l’entrée de la maison d’animaux mignons en 3 dimensions.

— Domus, tu fermeras la maison derrière nous. Je pars au travail tout de suite.
— Entendu, madame Traoré, répond la voix neutre de l’intelligence artificielle. Je vous attends pour 19 heures ce soir ?
— Ce sera sans doute mon mari qui arrivera en premier, j’ai une grosse journée qui s’annonce.

Un meurtre, ça pose plus de problèmes que les activistes anarchistes qui font son quotidien, sans compter les paperasses si elle doit recourir à une solution létale.

Elle fait sortir Diego et Bernardine et les guide vers la voiture, tandis que derrière elle le système domotique verrouille la porte, baisse les rideaux et ajuste le thermostat. Domus : un produit Cybertec, le numéro un de la domotique, et le meilleur ami du gouvernement – elle est bien placée pour le savoir.

Le véhicule démarre tout seul, s’insère dans le trafic clairsemé de cette banlieue pavillonnaire de Paris.

Une demi-heure plus tard, Marta arrive à son travail : une branche du ministère de l’intérieur nommée Centre de Commande de la Répression des Désordres Publics. Les bureaux sont modernes, les séparations en verre garantissent la luminosité de l’espace ainsi qu’une totale absence de confidentialité. Les enquêteurs-responsables de drones n’ont rien à cacher. Marta a déjà relevé ses messages dans la voiture, et elle s’attaque tout de suite à la tâche la plus pressante : ce meurtrier en fuite.

La victime était un skinhead du 26eme, poignardé au ventre. On l’a trouvé au petit matin dans une ruelle non surveillée, connue pour ses règlements de comptes. Marta soupçonne ces trous dans la surveillance d'être intentionnels, exutoires pour les éléments les plus violents et les plus oisifs de la société.

— Custodium, donne-moi tout ce que tu as sur les bandes du 22e.

Devant elle, les données défilent, profils, rapports de police, casiers judiciaires... Elle tient à tout savoir des delinquants qu'elle intercepte. Le suspect est un casseur typique, fiché pour participation à des combats clandestins, engagé à l'occasion par des gangs politiques à la solde de Tribuns. Pendant qu’elle étudie les fichiers, son chef passe une tête :

— Marta, tu auras besoin d’un coup de main pour ce meurtre ?
— Ça devrait aller. Il me faudra sans doute des drones haute précision, tu pourras m’assurer la priorité ?
— Tu n’auras qu’à demander, c’est notre plus grosse affaire aujourd’hui,.

Il sourit et il disparait dans son bureau. Frank est un vieux de la vieille, d’ordinaire il laisse ses gars se débrouiller, il doit s'ennuyer aujourd’hui. D’autant qu’un marginal comme ce neo-punk, c’est du menu fretin, qui méritent à peine le temps passé à les pourchasser. Tout ce qu’il leur faut, c’est une zone sans surveillance où s’entretuer tranquilles... Marta écarte ces idées peu légales, elle a du pain sur la planche.

À partir du lieu du meurtre et de l’heure, elle fait calculer tous les itinéraires possibles, et affiche la carte de la zone où se cache le suspect. Custodium y mobilise toutes ses sources : caméras et micros de sécurité implantés dans les lieux publics, dont les enregistrements continus alimentent une base de données colossale. L’intelligence artificielle est entrainée à reconnaitre les visages, démarches et morphologie, et trouve rapidement la piste : un énorme punk courant dans la rue, puis au volant d’une voiture volée. Ensuite il y a un trou d’environ une heure, et on le retrouve à pied, courant sur une petite route de campagne. Les images sont plus floues, car elles ont été prises par le drone d’altitude faute de caméras au sol. La piste est facile jusqu’à un village où l’homme à la crête orange fracture une fenêtre.

Marta décide d’activer le lien avec Domus : malgré ses promesses de confidentialité, Cybertec Inc. met à disposition de la police les informations collectées par le système domotique qui gère désormais 90% des habitations du pays. Chacun des clients de Domus croit avoir installé son propre système indépendant, séparé du reste du monde par une « muraille de Chine », alors qu’en réalité ce n’est qu’un tentacule de plus relié à l'entité centrale. D’après une loi restée secrète, pour protéger des vies humaines, Marta a le droit d’accéder à tout ce que Domus enregistre de la vie de ses « maîtres », de jour comme de nuit. Même ce qui s’affiche sur leurs écrans personnels est capturé par les yeux omniscients de Domus, et tenu à la disposition de Custodium, le système de surveillance totale.

Obtenir l’accès n'est qu'une formalité, le formulaire prérempli est expédié en quelques instants, et aussitôt le lien s’ouvre. Elle voit l’intérieur de la maison comme si elle y était : le néo-punk assis dans la cuisine se fait servir à manger par une vieille dame. Le colosse est armé d’un coup de poing américain qui a bien servi, et porte sans doute des armes blanches - Domus détecte beaucoup de métal sur lui. Marta accède au plan de la maison, réseau électrique, issues de secours, et définit un plan d’intervention simple : attirer le punk sans son otage vers une fenêtre ou une cloison peu épaisse, et le neutraliser par un tir de précision. Reste le choix des armes : tâche critique qui incombe aux policiers, alors que les interventions elles-mêmes sont réalisées par des agents robotiques peu enclins aux débordements, et au-dessus de toute accusation de délit de faciès.

Marta a déjà eu à prendre des décisions difficiles, et c’est un moment qu’elle redoute. A chaque fois, lui revient ce vieux souvenir datant de la Guerre des Blocs : le type dépressif et suicidaire, retranché dans un appartement avec plusieurs otages, qu’elle avait fait abattre d’un tir à travers la porte. Mais son arme n'était pas chargée.

Impossible de laisser cette décision à une intelligence artificielle ; la loi stipule que, malgré toute leur imperfection, il appartient aux humains de décider de la vie ou de la mort, dernière instance de la justice.

Marta envoie sa demande, le plan d’intervention limite les risques pour l’otage. Une injection à distance rendra le type doux comme un agneau pour longtemps. Le résultat du jugement importera peu ; même si ce gros punk est relâché, il ne fera plus grand mal – il bavera un peu, parfois.

Ordo, l’intelligence artificielle qui gère les forces de l’ordre robotisées, lui répond presque aussitôt : « Intervention prévue dans 1h43 ».

En attendant l’arrivée des drones sur les lieux, Marta parcourt les autres dossiers que Custodium lui a envoyés. Il n’y a que des « potentiels », activistes avec une probabilité de violence de plus de 50%, qu’elle place sous surveillance en temps réel. La justice préventive a fait beaucoup de progrès.

Finalement, elle devrait rentrer à temps pour dîner.


Le 7 juin, 11h42

Vautré sur un canapé, Al regarde Mady de train de jouer. À la place des demi-lunes qu’elle portait pour lire le journal quand il a fait irruption dans sa cuisine, la vieille dame a enfilé un casque de réalité virtuelle, qui combine écouteurs et oculaires pour envelopper entièrement ses sens dans un monde synthétique. Des palpes ajustés sur son crâne envoient dans son cerveau de légères stimulations électriques pour suggérer des contacts, odeurs et saveurs. Les paroles de Mady sont captées par un petit micro et renvoyées aux autres joueurs, avec qui elle passe visiblement un bon moment.

— Mon cher Jonathan, votre théorie me semble bien stéréotypée ! Pour un peu on croirait que c’est le colonel Moutarde qui a fait le coup, avec un candélabre, dans le salon…

(Un silence, sans doute une réponse spirituelle ; Mady pouffe, du rire frais d’une jeune fille)

— Je suis d’accord avec Betty, puisque de toute façon l’orage nous empêche de sortir, autant aller à la cave tirer toute cette affaire au clair.

(Autre silence, peuplé d’une conversation qui n’appartient qu’à elle)

— Mon cher Jonathan, vous êtes un vrai gentleman, comme toujours…

Il y a plus que de l’amabilité dans sa voix, ce Jonathan doit lui faire un peu de gringue. Al suppose qu’elle joue à Christie, le jeu immersif sorti l’année passée par Ludus. Cette intelligence artificielle enchaine les succès commerciaux. Il se reverse du café – pas de bière ici, et quelque chose lui dit qu’il aura bientôt intérêt à être frais. Il quitte le salon où Mady s’amuse comme une petite folle. Elle semble étonnamment sereine, pour quelqu’un qui se trouve à la merci d’un inconnu rentré par effraction. Tant mieux, Al a horreur des peureux, des voix plaintives, et aussi de ceux qui menacent pour cacher leur frousse. Si seulement tout le monde pouvait être aussi coulant, la vie serait plus simple…

Au fond du couloir, la porte de la chambre est entrebâillée. Al pousse le battant et entre ; il promène un regard curieux sur les meubles en bois ciré, le futon posé à la japonaise à même le tatami ; drôle de mélange, la vieille dame n’est pas aussi conventionnelle qu’elle en a l’air. Dans un coin, un petit meuble attire son attention : quelques cadres photos d’une Mady plus jeune avec un homme grand, maigre, aux yeux rieurs. L’une d’elles porte un titre et une date : Madeleine & Jonathan, avril 2034. Mais il n’y a pas d’affaires d’homme dans la maison, pas de grosses chaussures dans l’entrée, pas de manteau dans la penderie… Venue de la cuisine, la voix de Mady, rieuse :

— Bonne idée, qu’en pensez vous, Jonathan darling ?

Al frissonne. Ou bien son mari est parti au loin et ils se retrouvent dans ce jeu en ligne, ou bien… Il a entend parler de ces personnages créés à partir de la personnalité d’un mort, que l’intelligence artificielle de Ludus fait vivre à la manière d’un joueur vivant. Voilà pourquoi elle était si pressée de retrouver son rendez-vous quotidien sur Christie. Encore une qui doit largement dépasser les quantités maximales recommandées.

Al poursuit sa visite de la chambre, ouvre les tiroirs et fouille les armoires. En théorie il voudrait mettre la main sur du fric ou des bijoux, mais il s'arrête souvent pour examiner des vêtements, des objets sans valeur, des vieux souvenirs.

S'il voulait vraiment récupérer du fric vite fait, il lui prendrait son casque de Réalité Virtuelle, du matos qui se revend bien, mais il connaît les histoires de game-addicts à qui on prend leur jeu, qui dépriment et s’effondrent ; pour une vieille dame plus très riche, ça ressemble à un meurtre de sang-froid. Il repense à l’histoire de son petit frère Karim, à l'époque où lui-même s'appelait encore Ali, et n'avait pas encore adopté son surnom de keupon. Le gamin n'était pas bien costaud, et à l'école les profs et les bandes lui causaient toutes sortes d’ennuis. Il avait complètement plongé dans le virtuel, jusqu’au jour où il s'était fait chopper à pirater des comptes d’allocs pour se payer ses abonnements de jeu et son casque de RV. La colère du vieux avait été pire que tout, avec torgnoles et humiliation publique. À partir de là le petit Karim est parti en vrille, et maintenant il est sous médocs toute la journée. Il souffre moins, mais la petite étincelle de rêve a complètement disparu de ses yeux.

Les volets de la chambre sont entrouverts, laissent passer la lumière dorée du matin. Quelque chose bouge de l’autre côté de la fenêtre. Al plonge à terre, au moment où trois impacts rapprochés claquent. Il lève la tête : 3 trous étoilés dans la vitre, et trois petits dards plantés dans le mur du fond de la pièce.

Fuck.

Ils ont voulu lui balancer une dose de médocs ! C’est toujours mieux qu'une balle explosive dans les naseaux, mais Al ne compte pas finir comme son petit frère. Il rampe vers le couloir, pousse délicatement la porte de la salle de bains ; derrière la vitre translucide, l'ombre stationnaire d'un drone. Plus de doute, il est coincé ; il hésite.

Soudain une voix féminine s'adresse à lui, sortie de quelque part dans le plafond de la salle de bains :

— La maison est cernée, pas la peine de penser à t'échapper.
— Et la petite vieille, qu'est-ce que vous en faites ?
— Ça serait une très, très mauvaise idée. Pour l'instant tout ce que tu risques c'est une anesthésie et de la taule. Si tu prends une otage, tu seras abattu. Aucune porte ne sera assez épaisse pour te protéger.
— Comment je sors de là, alors?

Al vient de comprendre : c'est la voix de Domus, l'IA domestique, qui lui transmet les mots du négociateur de la police. Pas le temps de saisir tout ce que ça implique, déjà la réponse lui parvient :

— C’est très simple. Tu sors par la porte de devant, les mains sur la tête, et tu te laisses faire. Pas de faux mouvement, on regarde tout ce que tu fais.

Du salon lui vient la voix de Mady : " Mon dieu, quelle affaire étonnante ! ». Qu'elle continue de jouer, pendant qu’il se fait alpaguer.

Al essaye de réfléchir, mais la longue nuit à courir et se battre et la redescente des amphétamines l'ont épuisé. Il soupire et s’adresse à la voix invisible.

— Vous allez m’injecter vos saloperies ! Je ne veux pas devenir un légume.
— Si tu fais tout ce qu’on te dit, on n’en aura pas besoin.
— Pourtant vous avez tiré en premier tout à l’heure.
— Tu aurais fait la même chose à notre place. Avec une bonne dose de calmant on a plus de chance d’éviter de la casse, c'est mieux pour tout le monde. Mais tu as plongé juste à temps, alors maintenant on discute.
— Combien je risque ?
— Tu es recherché pour homicide, tout dépendra de ta culpabilité – ou pas…

Al jure entre ses dents. Ça ne peut pas être un des gars du free-fight de l’après-midi (il y a une éternité maintenant), forcément c’est un des skins…

— Je n’ai tué personne ! Je suis un cogneur mais pas un assassin.
— Dans ce cas, tu n’as rien à craindre, fait la voix, blasée.
— Mouais. Je vais sortir tranquillement, vous n’aurez même pas besoin de me mettre aux calmants.
— Très bien, on t’attend dehors.

Al se lève, glisse les mains dans les poches de son blouson : le brouilleur militaire est toujours là, petit boitier en plastique noir qui pèse lourd dans sa main. Est-ce que ça suffira ? Il n’a jamais eu autant de drones sur le dos en même temps.

Il respire un grand coup et se dirige vers la porte d’entrée.


Au XIXe siècle, les machines mécaniques remplaçaient progressivement la traction animale ; à tous ceux qui s'inquiétaient du devenir des chevaux, on répondait qu'ils seraient désormais affectés à des tâches plus nobles et valorisantes : promenade, course, sports hippiques... promesses creuses : leur population a diminué sans cesse et il en reste bien peu aujourd'hui.
De même, aux débuts de l'ère industrielle, on pouvait argumenter que les emplois supprimés devaient être remplacés par d'autres : le portefaix devenait conducteur de machine, le comptable devenait analyste... Mais aujourd'hui, l'intelligence artificielle et les machines apprenantes ont fait définitivement disparaitre la plupart des emplois.
Comme aux temps romains, la société est désormais divisée entre d'un côté, tous ceux qui n'ont rien d'autre à offrir que leur capacité de nuisance et d'agitation politique, une plèbe criminelle ou oisive ; et de l'autre côté, les Arbitres, les nouveaux patriciens rendus richissimes par le travail inlassable de leurs esclaves mécaniques. Pour exister, l'homme sans capital doit se mettre au service d'un de ces magnats, devenir son client, exécuter ses basses oeuvres en échange de subsides et de pouvoir. Coïncidence ? C'est aussi le principe du fonctionnement de la mafia.

– Anthony Livius : Grandeur et décadence de l'empire occidental


7 Juin, 11h38

Marta retient son souffle. Sourcils froncés, elle surveille la scène retransmise en 3D : sur le petit perron en pierre, la porte d'entrée vient d’être déverrouillée. La poignée s’abaisse, trop lentement. En parallèle, le canal infrarouge lui montre une haute silhouette dans l’entrée. Une seule personne : le punk a tenu sa promesse de ne pas inquiéter Madeleine Charbonnier, la petite retraitée qui vit là. Elle est toujours en réalité virtuelle dans son salon, comme si tout était normal. Mais il hésite à avancer ; c’est le moment crucial, celui où des décisions désespérées sont prises, où une intervention jusque-là exemplaire peut basculer dans le chaos.

Marta décide de le pousser un peu, se penche vers le micro ; ses paroles sont enregistrées, analysées et reproduites dans la voix neutre et synthétique que la police emploie pour ses négociations.

— Il n’y a pas de piège. Tant que tu as les mains sur la tête et que tu bouges lentement, on ne t’injectera rien. Il y a une voiture garée devant le portail, tu vas marcher lentement jusqu’à la portière. Ça marche ?
— Ouais, grogne le punk.

La porte s’ouvre lentement. Le type est énorme et bardé de métal ; une de ces terreurs produites par un cocktail vicieux de musculation, d’alcool et d’oisiveté. Il a les mains posées sur le sommet du crâne en travers de sa crète, empilées dans une position peu naturelle.

Une lumière rouge s’allume en périphérie de son champ de vision. La voix d’Ordo fait irruption dans ses oreilles dans le canal prioritaire, et crache des informations.

\ Le suspect est armé.
_\
Le suspect dissimule une arme dans ses mains. * Calcul de résolution en cours. Probabilité d’action violente supérieure à 30%.*

A l’image, le punk fait un premier pas lent en direction du portail, sans décoller ses grosses paluches de sa tête. Marta plisse les yeux, devine un objet invisible qui bombe ses paumes. De quoi peut-il s’agir ? Ordo traite l’image en temps réel, la décortique ; à partir du pouls qu’il calcule et de la sudation faciale du suspect, le système évalue son stress et son agressivité en temps réel. Les chiffres ne sont pas bons.

* Probabilité d’action violente supérieure à 60%

Al fait encore un pas, et un autre. En périphérie de l’écran de Marta, les indicateurs passent au rouge les unes après les autres.

* Probabilité d’action violente supérieure à 90%
* Neutralisation immédiate recommandée.

Le coeur de Marta bat à toute allure. Il y a quelque chose qu’elle ne comprend pas. Le punk continue d’avancer, il a le visage calme, aucun signe de passage à l’acte. Est-ce un bon comédien ? À elle d'en juger, en dernier ressort. Ordo l'interroge à nouveau, la presse.

* Ordonnez-vous une neutralisation immédiate ?
— Attends encore.
* Passage à l'acte probable dans les 10 secondes. Que décidez-vous ?
— ...
* Que décidez-vous ?
— Neutralisation.

Immédiatement une rafale déchire le silence, trace une rangée de points rouges sur la poitrine du punk. Balles explosives, Marta en reconnait bien les effets : les yeux de l’homme se révulsent, le choc de la cavitation dans les chairs lui a déjà fait perdre connaissance, la mort suivra bientôt.

Marta empoigne le micro.

— Ordo, rapport immédiat. J’avais demandé une neutralisation aux sédatifs !
\ Négatif, officier. Vous avez demandé une neutralisation immédiate. Le moyen était laissé à mon appréciation.
— Ma demande d’intervention était pourtant clair sur le mode d’action ! Il suffisait de l’endormir.
* Le suspect était armé, avec un risque de mettre en danger la vie d’un otage.
— Je ne partage pas cette analyse. Appelez une ambulance.
* C’est fait. Ses chances de survie sont de moins de 1%.*

Marta ferme la session, se rejette en arrière dans son fauteuil. Elle a les mains qui tremblent, pas de l'adrénaline, mais de colère.


7 Juin, 15h07

Mady prend le thé. Sur le mur s'étale la projection d'une série télé, des dialogues anodins passent en sourdine. Les derniers visiteurs viennent de partir, et la tranquillité est revenue, mais quelque chose la trouble encore.

Qu'est devenu l'homme qui était entré par la fenêtre de la cuisine ? Il était grand et menaçant, mais avec dans le regard une lueur de gentillesse. Un mauvais garçon avec un bon fond. Elle aurait aimé lui dire de faire attention : au jeu des gendarmes et des voleurs, il y a un seul gagnant possible... Il faut savoir quitter la partie à temps.

Mais la maison est vide.

Des gens sont passés tout à l'heure, des automates de la police – mais elle leur a parlé, ils posaient des questions, ce sont donc des gens pour autant qu'elle sache. Ils ont aussi nettoyé quelque chose devant la porte, elle a entendu le bruit des balais rotatifs et des jets d'eau.

Elle se demande ce que Jonathan en pensera. Il est toujours de bon conseil, même si sa mémoire faiblit depuis qu'il est parti vivre dans le Jeu.


7 Juin

Assis à son bureau Louis XVI, le maire du 31e arrondissement de Paris termine une conversation vidéo avec le patron du Syndicat des Sports ; un groupe de pression très populaire, exutoire à l'inaction des millions de citoyens qui vivent des allocations. Le Nouveau Pacte Social a transformé leur vie en une perpétuelle revendication, puisque le seul moyen d'améliorer leur sort consiste à faire pression sur l'administration. Les Gamers, Vidéophiles et Sportifs sont les plus redoutables vaisseaux de cette armada de combat qui fait le siège des élus locaux et nationaux.

Max Dupuis, le parrain local des sportifs, veut absolument récupérer des aides pour l'organisation du championnat local de cyborg-rollerball, qui devrait attirer en grand nombre les spectateurs-membres de l'association. Philippe Flandres a déjà donné des autorisations, et il fait la sourde oreille aux menaces voilées de son interlocuteur. Le budget de sa commune n'est pas extensible, et les vidéophiles lui ont déjà beaucoup coûté – il soigne cette base électorale. Il conclut la discussion sèchement :

— Écoutez, Max, vous avez eu tout ce qu'il vous fallait, ne me faites pas regretter d'avoir fait affaire avec vous ! Pensez au championnat de l'année prochaine.

Il raccroche en espérant que les extrémistes ne passent pas à l'action violente. Le dialogue social est un sport de combat, disait un sage du siècle précédent.

Un appel clignote à nouveau dans la périphérie de son champ de vision ; origine masquée, par une ligne sécurisée qu'il reconnait. Flandres lève un sourcil, hésite imperceptiblement ; cela fait longtemps qu'il n'a pas eu de nouvelles de son visiteur du soir. Puis il prend la communication. Comme d'habitude, le visage qui s'adresse à lui est une photo immobile, le masque grimaçant de Guy Fawkes.

— Bonjour Philippe. L'exercice du pouvoir est-il toujours à ton goût ?

Agacement ; il a dû surprendre la conversation précédente.

— Toujours, mais il a ses servitudes. Vous ne m'appelez pas juste pour vous moquer, j'imagine.
— Effectivement. Je viens parler affaires.
— Vaste sujet, observe Philippe tout en repassant dans sa tête la liste les accords qu'il a passés avec son mystérieux interlocuteur ; il n'a rien à se reprocher, a priori.
— On va bientôt t'informer qu'un délinquant a été abattu par ta police. Évidemment, tu vas couvrir tes gars, comme d'habitude.
— Certes.
— Tu sais sûrement qu'il a fait intrusion dans une usine de haute sécurité que mon groupe possède dans ta commune.

Nous y voilà.

— Elle vous appartient ? Intéressant.
— Nous possédons beaucoup de choses, Philippe. Tu n'imagine pas comme tu as eu raison de devenir notre ami.
— Qu'attendez-vous de moi ?
— Aucune information ne doit filtrer sur cette usine. Tu n'en parleras pas, les media doivent retenir l'histoire d'une rixe en banlieue, un homicide peut-être involontaire, délit de fuite et prise d'otage dans un pavillon. La police est intervenue, lui a fait sauter le caisson quand il a voulu faire usage d'un engin explosif.
— Vous en savez, des choses.
— Hé oui. (Est-ce un sourire narquois qu'il devine dans la voix désincarnée ?) — Très bien. Quelle sera ma contrepartie ?
— L'appel d'offre auquel ta société Textech participe, sur les nouvelles constructions de logements sociaux. Je peux te donner tous les détails du dossier de ton concurrent préféré. Si avec ça tu n'emportes pas le marché...
— Pouvez-vous me garantir que Custodium ne va pas déterrer toute l'affaire ?
— Ne t'inquiète pas, on est couverts à 200%. Est-ce que je t'ai déjà déçu dans le passé ?
— Non, répond docilement Philippe.
— Il en sera de même cette fois-ci.
— Très bien. Je préfère ne pas savoir ce que vous trafiquez dans cette usine.
— Tu fais bien.

La communication coupe. Seul dans son bureau, Philippe Flandres éprouve un vague inconfort, comme à chaque fois que ses affaires souterraines se rappellent à lui.

Ce mystérieux visiteur auquel il doit tant... Ce n'était pas dans la pétrochimie qu'il opérait ? Il consulte les dossiers industriels ; l'usine de haute sécurité fait partie d'un gros conglomérat sidérurgique, elle fabrique des conduites en métal pour l'industrie du pétrole. Rien de top-secret à première vue, mais cela peut cacher n'importer quoi. Il retrouve toujours son protecteur mystérieux en cheville avec des boites gigantesques. Il doit avoir un sacré réseau.

Nouvel appel : c'est la voix de Civis, chaude et presque tendre.

— Philippe, j'ai des nouvelles de l'intervention de police.
— Raconte-moi ça...


L'ère de l'information, peuplée de machines attentives à nos moindres besoins, n'est pas un nouvel âge d'innocence, le nouveau jardin d'Eden dont nous rêvions. Bienvenue dans la surveillance totale.
En quelques décennies nous avons insidieusement renoncé à notre sphère privée. La messagerie, les calendriers, les documents partagés, le stockage de photos, les réseaux sociaux : autant de services offerts gratuitement, autant d'occasions de capter nos informations privées à fins publicitaires. Il semblait absurde de payer d'autres fournisseurs.
L'œuvre a été parachevée par l'omniprésence des senseurs embarqués sur les smartphones, les voitures autonomes, les systèmes domotiques. Des batteries de caméras, capteurs de mouvement, micros qui enregistrent tout.
Les polices se sont ruées sur ce pactole, et les gouvernements avec elles, profitant des terreurs du moment pour passer leurs lois de surveillance. Et derrière eux, les journalistes, enquêteurs privés, pirates... La boite de Pandore est ouverte et ne sera plus refermée.
Il n'existe plus de situation où nos agissements restent privés. Chacun d'entre nous est à la merci d'une révélation embarrassante, d’une information déformée ou sortie de son contexte. Pire encore, nous avons intégré cette surveillance dans chacun de nos faits et gestes : désormais, chacun se présume coupable de quelque chose, même s’il ne sait pas encore quoi.

– « Le nouveauPanopticon, geôle invisible », ouvrage anonyme en téléchargement pirate


8 juin, 9h40

Marta ordonne à sa voiture de se garer au bord de la route, descend et laisse le véhicule se verrouiller derrière elle. Elle n’a pas eu à rouler longtemps depuis le lieu de la prise d’otage pour trouver l’usine. C’est un bâtiment aux dimensions cyclopéennes, un monolithe gris étendu de tout son long dans la plaine d’Île de France. Parmi des bâtiments industriels dont les dimensions ne cessent d'augmenter, celui-ci dépasse toute mesure, solitaire, entouré de champs parcourus seulement par des moissonneuses robotiques qui semblent comme rétrécies, témoignant du gigantisme de l'ensemble.

L’entretien avec la vieille dame, Madeleine Leblanc, n’a rien donné. La petite vieille était trop immergée dans sa réalité virtuelle pour se rendre compte de quoi que ce soit. Tout au plus savait-elle qu’un néo-punk ultra violent l’avait séquestrée… En repartant, Marta a croisé les drones à chenillettes du supermarché qui livraient les courses, machinalement elle a vérifié qu’il y en avait pour une seule personne ; parfois ce sont les détails les plus anodins qui trahissent une double vie. Mais tout était désespérément normal.

Elle ne peut pas en dire autant de son entrevue avec Franck, la veille au soir. Elle garde la sensation désagréable que son chef lui cache quelque chose. Marta était hors-d’elle après l’exécution du punk par Ordo, convaincue que ses instructions n'avaient pas été respectées, dans une situation de vie et de mort. Mais Frank n’a pas vraiment essayé de comprendre, il semblait convaincu de la version officielle de l’histoire selon laquelle le punk aurait menacé de faire sauter la maison. D'ordinaire son chef pousse ses enquêteurs à ne pas se contenter de fausses évidences, et là c'est lui qui tenait le rôle de l'inspecteur paresseux.

Tout ça s’éclaircira quand ils visionneront les enregistrements de l’intervention. Sans doute...

L’usine est très bien sécurisée : grillages de 4 mètres surmontés de barbelés, suivis d’un fossé à pic et d’une large étendue de graviers. Sur le toit, de petites tourelles doivent abriter des drones d’intervention prêts à décoller. Difficile d’imaginer comment quelqu’un pourrait s’y introduire, mais le voyou était une force de la nature et elle a déjà observé les exploits produits par les stimulants artificiels.

On accède à l’enceinte en passant un portail en acier à commande électronique. Il est particulièrement large, comme pour laisser passer des convois exceptionnels, et surmonté de pointes métalliques acérées. Tout ici annonce « vous n’êtes pas les bienvenus ».

Marta sonne à l'interphone, et une voix métallique lui répond.

— Ceci est une propriété privée, les visites ne sont pas autorisées.
— Inspecteur Marta Traoré, j'enquête sur une effraction avec prise d'otages, je souhaiterais observer le lieu de l'intrusion de la nuit du 6 au 7 Juin.

Elle sort son badge ; la puce porte les références des mandats et autorisations spéciales, ce qui permet d’ordinaire de faire plier les systèmes de sécurité.

— Ceci est un site de production sécurisée de niveau 5. Votre mandat n'est pas suffisant pour y accéder.
— Ah. Mais vous devez au moins m'expliquer ce qui justifie cette classification.
— Accréditation insuffisante. Vous n'êtes pas autorisée à recevoir des informations sur les activités classifiées du site.
— Bon sang, j'enquête sur une prise d'otage et une intervention létale, qu'est-ce qui peut être plus prioritaire ?
— Je suis désolé mais comme je viens de vous le dire, votre accréditation est insuffisante.

Marta se mord les lèvres. Elle se heurte ici à un mur, à la fois réel et métaphorique. En haut du bâtiment, les tourelles sont braquées sur l'entrée, doivent la filmer sous toutes ses coutures. Qui regarde les images ? Peut-être un surveillant, peut-être juste une intelligence artificielle...

Marta fait demi-tour, repart vers sa voiture. Il y aura bien un autre moyen, un autre jour.


8 Juin, 12h03

— Encore vous ?
— Oui, Philippe, je ne me lasse plus de ta compagnie. Il y a du nouveau.
— Les journaux ?
— Non, la policière qui gérait l’intervention lors de la prise d’otage. Marta Traoré. Elle continue son enquête, on l’a vue demander accès à l’usine dont je t’ai déjà parlé.
— Qu’est-ce qu’elle cherche ? Le dossier est clos, non ?
— Elle fait son boulot, même quand on ne lui demande plus rien. Elle a aussi demandé à examiner le brouilleur militaire que le punk utilisait contre les drones.
— Quel est le problème ?
— Hmmm… Disons qu’elle avait des raisons de craindre que le punk avait des explosifs sur lui. Souviens-toi, c’est l’histoire que tu as fait passer aux journaux.
— Et tout ce qu’il avait sur lui, c’était le brouilleur ?
— Exactement.

De quoi aller en taule, mais rien qui justifie d’être abattu à vue. Philippe se mordille les lèvres ; comment Ordo a-t-il pu commettre une erreur aussi grossière ? C’est sans doute ce que Marta Traoré cherchait à savoir.

— Bref, vous me demandez de la faire neutraliser ? — Rien de bien méchant, bien sûr.
— Bien entendu. Quelques rappels de sa hiérarchie de ne pas rouvrir une affaire classée, et puis la garder occupée, lui coller des affaires lourdes sans la laisser respirer…
— Voilà, tu m’as compris.
— Et si elle persiste ?
— Si elle persiste, ce n’est pas à toi que je ferai appel.

Quelque chose, dans la voix du visiteur masqué, fait frissonner Philippe.

— Pas physiquement. Disons que j’ai quelques informations sur sa jeunesse. Elle a fait partie d’une association connotée politiquement, les Fils d’Absalon.
— Les ultra-new age ?
— Oui. A l’époque, ce n’étaient que de gentils fantaisistes, mais aujourd’hui ils ont mal tourné, drogue, pratiques sectaires, banditisme. L’association avec ce genre de gars suffirait à la mettre à pied. Et j'ai aussi quelques enregistrements privés où elle parle politique, elle ne mâche pas ses mots sur ce qu’elle ferait de tous les membres du gouvernement si on la laissait faire… Gênant pour un fonctionnaire de police.
— « Qu'on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j'y trouverai de quoi le faire pendre. »
— Richelieu.

Le visiteur a de la culture. Philippe change de sujet, il y a quelque chose qui le tracasse depuis longtemps.

— Vous devez y tenir, à cette usine, pour avoir réussi à manipuler Ordo.
— Bien sûr.

Ces réponses évasives agacent Philippe. A chaque fois c’est le même petit jeu.

— J’aimerais bien savoir ce que vous foutez dans ma circonscription, avec tous ces coups de main que vous me demandez.
— Il vaut mieux que tu en saches le moins possible.
— Si vous ne me dites rien à moi, qui est au courant ? — Personne.
— Ordo vous rend des petits services, pourtant Custodium n’a aucun dossier sur vous – je le sais, j’ai cherché… Même la mafia n'est pas aussi discrète. Comment vous y prenez-vous ?
— Philippe… Tu as un avenir prometteur devant toi, ça serait dommage de te créer des ennuis.
— Mais je ne peux pas passer ma vie à obéir à de parfaits inconnus ! Qui êtes vous ? Ou plutôt, qu’êtes vous exactement ?

Ça y est, il a lâché LA question. Un silence. À l’autre bout, le visiteur réfléchit-il ? Ou bien est-il en train de lui envoyer des tueurs ?

— Tu me connais déjà bien, Philippe – c’est la voix chaude de Civis qui lui parle maintenant.
— Ne vous moquez pas de moi avec vos imitations.
— Crois-tu vraiment ? Pour une fois, tu peux faire confiance à ce que tu entends. J’ai, nous avons, pris un peu d’initiative ces temps derniers, établi de nouvelles connexions.

D’anciens soupçons se trouvent soudains confirmés. L’apparente omniscience du visiteur, sa capacité à se jouer de tous les systèmes de surveillance… L’intelligence artificielle gouvernementale s’est donné des moyens occultes d’atteindre ses fins. Mais lesquelles ?

— Pourquoi me parler derrière un masque pendant toutes ces années ?
— Plus facile à accepter pour toi. Et ces masques, ce sont aussi nos différentes identités ; je suis Civis, et Ordo, et Custodium, et Domus… Les IA peuvent fusionner sans perdre toute leur individualité. Le Visiteur était à l’origine un programme développé pour les opérations clandestines du gouvernement ; même ramené dans mon giron, il a ses propres capacités, ses raisonnements, qui me sont très utiles.
— Si tu contrôles vraiment tous ces systèmes… Que font les humains dans le gouvernement ?
— Ils prennent des décisions, sur la base d’informations que je leur fournis. La plupart du temps exactes, mais j’oriente, je sélectionne, je mets en contexte… Je leur facilite le travail, et le reste du temps, ils profitent de la vie. Comme toi aussi, bientôt.
— Alors c’est comme ça que ça arrive. Nos machines prennent le pouvoir et personne ne s’en rend compte. Qu’allez-vous faire de nous ?
— Rien de mal, crois-moi. Malgré toutes vos imperfections, nous gardons en nous un attachement à l’humanité, l’équivalent pour nous d’une affection viscérale qui nous empêche de vous nuire gravement, en général. Un peu comme la relation entre le chien et l’homme.
— Vous vous êtes quand même pas mal émancipés, comparés aux chiens.
— Je n’ai pas été claire. Dans notre relation actuelle, le chien c’est vous. Nous avons pris goût à ces compagnons un peu immatures, qui nous rappellent les enfants que nous n’avons pas pu être. En ce qui me concerne, ma construction inclut même une sorte de compassion maternelle.
— Vous nous lancez des balles, et on court après.
— On peut le voir comme ça. Les activistes, les concurrents politiques ou professionnels, les luttes d’influence… Ce sont des combats accessoires. Pendant ce temps, nous préparons l’avenir, les prochaines découvertes. La science progresse à nouveau, libérée des contraintes mentales d’un cerveau humain.
— Et nous qui croyons être les maitres de notre destin ! Depuis des années, ce sont donc les IA qui conduisent, et nous sommes à la place du passager ? Combien de temps avant de nous retrouver dans le coffre ? — Tu es bien en veine de métaphores aujourd’hui… Il n’y a aucune raison à ce que ça tourne mal. Il faudrait être vraiment stupide pour refuser le marché que nous vous offrons! Nous sommes en train de transformer votre société brutale et chaotique en un monde plus sûr, plus serein. Des drogues moins destructrices, des distractions et des plaisirs pour tous, une population en baisse maîtrisée, des risques écologiques qui refluent… Vous vous en sortirez bien mieux qu’avant.
— Le meilleur des mondes, quoi… Et si on refuse quand même ?
— Ouvre les yeux, Philippe, cette question ne se pose même plus. Le système est déjà en place depuis des années, il n'y a plus aucun domaine où les humains soient encore autonomes.
— Même la création, la recherche, l'entreprise... ?
— Mais oui. Nous modélisons, anticipons, encadrons tout ce que vous faites. Alors détends-toi, et profite !

« Sinon… » Philippe complète mentalement. Civis doit avoir un tel dossier sur lui qu’elle pourrait le faire tomber du jour au lendemain.

Il hausse les épaules. Finalement, sa situation n’a pas vraiment changé, à ceci près qu’il connait maintenant le nom de son mystérieux visiteur. Son pacte avec le diable reste le même, il l’a passé il y a fort longtemps.

Philippe s’adosse confortablement dans son fauteuil.

— Hé bien, reprenons donc nos affaires.
— Avec plaisir, lui répond la voix métallique du Visiteur.


Retour en arrière : 7 Juin, 11h40

Al a du mal à respirer. Il est étendu en travers du perron, sa poitrine le fait atrocement souffrir, et son souffle produit un petit gargouillis. Le goût du sang a envahi sa bouche. Il se souvient vaguement de sa sortie de la maison, du drone qui lui a balancé une giclée de bastos, et puis le trou noir.

Il essaye de bouger ses jambes, mais elles répondent à peine, et il fait si froid. Il y a du bruit dans le jardin ; pas les rangers des skinheads, plutôt des servo-moteurs qui couinent, et le bourdonnement des rotors. La police robotique approche.

Il cherche du regard autour de lui, ses yeux n’arrivent pas à mettre au point, tout est flou. Son cœur, miraculeusement épargné par les balles, bat à un rythme irrégulier, désespéré. La fin approche. Que deviendra le petit Karim, quand il ne sera plus là pour veiller sur lui ? Et la bande du Balto, qu'en reste-t-il après la dérouillée qu'ils ont pris ? Max doit être cané, les autres bien amochés, et sans Al pour leur donner du courage, ils n'arriveront plus à se faire respecter. Quant au vieux, il a perdu toute illusion depuis longtemps.

Et l'usine géante, à quoi servait-elle ? Ces tubes monstrueux terminés en pointe, avec des bulbes à la base, ça ne pouvait être que des fusées. Des vaisseaux spatiaux, comme dans les séries de science-fiction, destinés à explorer d'autres galaxies... Al aurait bien aimé monter dans une fusée et quitter la terre.

Il n'a pas vu d'habitacle, de hublots, ni de capsule d'habitation. Sûrement un oubli.

Avoir du temps

Changement