— Des incidents ? Si vous voulez parler des bandes de routiers, ça oui, on en a notre content par ici...
Le marchand vida sa chope et la reposa sans paraître se soucier de la moustache blanche de bière qu'elle avait superposé à sa barbe poivre et sel. Puis il étouffa un rot. Près du feu, un corniaud gémit dans son sommeil. La salle à manger de l'auberge était presque vide, la patronne passait un chiffon mouillé sur la table.
— Juste après la conquête, il fallait surtout se défier des maraudeurs barbares, mais ces dernières années, il y a de plus en plus de pauvres types qui n'ont pas pu payer l'impôt, d'anciens soldats qui s'ennuient ou qui rêvent toujours de faire fortune... Alors un jour ils partent dans les collines, dans la forêt, et ils font main basse sur ce qu'ils trouvent jusqu’au jour où les chevaliers les prennent et les pendent.
— Heureusement que vous avez l'Ordre du Cercle pour vous protéger, releva son interlocutrice, une jeune femme vêtue à la manière des nobles Alaniens.
— Ouais, c'est ça, ricana l'homme. Pour sûr, ils ne sont pas emmerdés, eux, toujours en patrouilles de douze sur leurs chevaux, bardés de fer... mais ils nous coûtent cher, ajouta-t-il en baissant la voix, et ils se comportent comme si tout le pays leur appartenait : récoltes, fermes, filles de colons...
— Ils n'ont jamais de problèmes avec des brigands ?
— C’est plutôt les routiers qui ont des problèmes avec le Cercle. Faudrait être idiot pour s'en prendre à eux, ou alors avoir une troupe très nombreuse, aguerrie... Heureusement les choses n’en sont pas encore à ce point dans la région. Cela dit...
— Quoi d’autre ?
— J’ai entendu des rumeurs, récemment. Des groupes de barbares qui ont été aperçus dans les forêts, même qu’ils se seraient battus avec des hors-la-loi.
— Que venaient-ils faire par ici ?
— Qui sait ? Mais à part les chevaliers, personne n’a envie de se frotter à eux.
Le jeune femme échangea un regard avec l'homme aux très larges épaules qui l'accompagnait, puis considéra le feu sans rien dire. Le marchand reprit.
— Et vous allez où, si c'est pas indiscret ? Je n'ai pas une troupe nombreuse, et quelques bras de plus ne sont jamais de trop pour voyager dans la région. On pourrait faire route ensemble demain.
— Ça ne sera pas possible, je vais rester à Sonborg quelques jours pour régler des affaires.
— Tant pis. Pour ma part, je dois repartir, on se reverra peut-être sur les routes !
Il se leva dans un envol de fourrure, puis interrompit son mouvement et ajouta :
— J'espère que vous n’avez pas affaire avec l'Ordre du Cercle de Tour-Sonborg. On raconte des histoires à leur sujet... Pas très recommandables, si vous voulez mon avis.
Puis il salua et prit le chemin de sa chambrée. Bientôt les derniers convives entendirent craquer au-dessus de leurs têtes le plancher de l’étage où dormaient les voyageurs.
Le lendemain, la jeune femme quitta le village de bonne heure, accompagnée de son robuste compagnon. Ils chevauchaient des montures de bonne race, qui piaffaient dans la fraicheur matinale. Elle avait revêtu un manteau doublé de renard, et ses bottes en cuir fin témoignaient de la relative aisance de son petit domaine dans le Schelk, au sud de la Marche. Son compagnon portait passée à sa ceinture une hache au fer lourd et pointu, à l’évidence était destinée à abattre des humains plutôt que des arbres. Il était vêtu sans recherche, et un oeil attentif aurait deviné un plastron en cuir durci sous son manteau. Les deux cavaliers croisèrent quelques villageois de Sonborg, qui les saluèrent avec la déférence due à des nobles de passage.
Peu après, ils arrivèrent en vue de la forteresse de Tour-Sonborg. Leur chemin rejoignait ici la grande route de l’Est, à quelques jets de pierre des remparts et de la porte en bois marquée à la chaux du cercle de l’Ordre. Du haut de leur butte, les murailles grises et les oriflammes blancs semblaient défier la nature, le vent glacé et les forêts qui l’environnaient.
Arrivé devant la porte, l’homme à la hache souffla dans une corne et en tira un appel nasillard, dont les échos retentirent longuement dans les collines. Une sentinelle parut en haut du rempart et s’enquit de leur identité.
— Voici la dame Harla de Stamgraf, veuve de Jan de Stamgraf, fille de Gert de Rolburg, et je suis son serviteur Sigurt. Nous répondons à l’invitation du Prieur de Tour-Sonborg.
Après un conciliabule étouffé, les battants du portail s’écartèrent, et ils furent introduits dans la cour. Pendant que des Frères en noir s’occupaient de leurs chevaux, un homme de haute taille, vêtu du blanc des officiers de l’Ordre, se présenta à eux. Il avait un visage large et puissant, avec un pli amer au coin de la bouche.
— Je suis le sergent Kelher. Suivez-moi, le Prieur est disposé à vous parler dès maintenant.
Il s’adressait à Harla, mais tout en parlant il toisait Sigurt, s’arrêtant sur sa hache et son plastron. Ce dernier lui retourna un regard de défi, et Harla reconnut la tension familière qui naissait partout où les hommes portaient les armes. Pas étonnant que Jaralt ait souhaité vivre avec l’Ordre, lui si friand de mythologie martiale.
Kelher les conduisit dans les appartements du Prieur, qui accueillit Harla assis sur une chaise curule. L’absence de confort était presque ostentatoire, et la seule décoration de la pièce était une tenture grenat brodée d’un cercle blanc, qui faisait presque la hauteur de la pièce. Aucun feu dans la cheminée, par laquelle on entendait le sifflement du vent.
Le Prieur, un homme robuste malgré ses cheveux entièrement blancs, la salua sans chaleur. Il avait des yeux durs et autoritaires, et Harla se força à lui rendre son regard sans faiblir. Depuis la mort du vieux Jan de Stamgraf, elle ne s’effaçait plus devant personne. Elle ne pouvait plus se le permettre, dans ce monde de loups.
— Dame Harla, merci d’être venue aussi vite. Votre frère nous avait indiqué que vous étiez sa parente la plus proche, si jamais il lui arrivait quelque chose. C’est pourquoi je vous ai envoyé ce message.
— Comment est-il mort ?
— Il est tombé dans l’embuscade d’un fort parti de brigands, lors d’une patrouille dans le Bois aux Chouettes. D’après ses compagnons, il s’est très bien battu, mais il a succombé sous le nombre avant que d’être secouru.
Harla pinça les lèvres.
— Je suis heureuse de savoir qu’il est mort comme il avait vécu, avec courage. Pourtant... N’a-t-il pas commis quelque imprudence pour s’être ainsi exposé aux coups de hors-la-loi ?
— Jaralt était un garçon audacieux, mais il n’a pas commis de faute. Ces forêts sont dangereuses, ma Dame, et les patrouilles ne sont pas sans risques ; ne dérangeons pas plus la mémoire d’un mort, car il a vécu sans tache.
Le ton du prieur était sans réplique, mais Harla y perçut une fausse note. Elle prit congé et demanda à voir la dépouille, et Kelher l’accompagna dans un caveau glacé où le corps de son frère était étendu sur un autel en pierre. Aux murs étaient accrochés des casques fendus et des épées rouillées, à la fois ornements et rappels sinistres du destin qui attendait chaque chevalier. Le corps de Jaralt était enveloppé d’un linge blanc qui lui donnait la dignité d’un gisant de pierre, mais en plusieurs endroits un fluide jaunâtre avait taché le tissu.
Elle saisit le drap entre le pouce et l’index, tira avec précaution et découvrit le torse du cadavre. La chair blême était marquée de meurtrissures bleues et noires, et les causes de la mort étaient bien apparentes : trois perforations dans la poitrine, certainement produites par des flèches, et une entaille béante en travers de l’abdomen.
Harla se tourna vers le sergent et le questionna d’un ton de commandement, comme elle le faisait avec les gens de son domaine. Elle passait désormais sa vie à se faire violence pour imposer son rang face à des brutes.
— Comment est-ce arrivé ?
— Une embuscade, le Prieur vous l’a dit.
— Cela, je le sais, mais comment s’est passée l’action ?
— Hé bien, la première flèche a dû être tirée de loin et l’a fait tomber de cheval. Quand nous sommes arrivés, il avait été rejoint et tenait les brigands en respect ; mais il a reçu deux autres flèches et un mauvais coup de hache avant que nous ne puissions le dégager.
Harla trouva que Kelher regardait un peu trop le cadavre en lui racontant les événements, comme le ferait quelqu’un qui invente à partir de ce qu'il voit.
— Vous étiez là ?
— Oui, je faisait partie de la patrouille.
— Où cela s’est-il passé ?
— Dans un chemin creux du bois aux Chouettes. Les taillis offrent beaucoup d’opportunités d’embuscades, avec tous les troncs tombés et les roches en surplomb.
— Il n’aurait pas dû s’éloigner seul.
Kelher haussa les épaules.
— Ce sont les risques du métier... Et puis, ce genre d’embûche n’est pas si fréquent.
— J’aurais cru les chevaliers du Cercle plus disciplinés dans la conduite de leurs patrouilles.
Le sergent ne répondit pas, mais elle le vit serrer la mâchoire sous sa barbe courte.
Puis Harla quitta le caveau, et on lui présenta l’intendant Vadmar, un homme au visage grave, dont la bedaine bombait la tunique. Elle arrangea avec lui les détails de l’inhumation – le caveau familial était trop éloigné pour transporter le corps, et l’Ordre du Cercle assurait ces cérémonies moyennant paiement. Puis elle alla chercher Sigurt en bas de la tour, et ils retournèrent à leurs chevaux.
Le palefrenier qui s’en occupait était un Frère du Cercle, au visage marqué d’une balafre. Il lui tendit les rênes en s’inclinant.
— Dame Harla...
— Vous me connaissez ?
— J’étais un camarade de Jaralt. Vous êtes bien telle qu’il vous décrivait.
Harla changea de sujet, gênée par le regard insistant de l’homme.
— Vous étiez en patrouille avec lui quand il est mort ?
— Je... non, j’étais au fort ce jour là.
— Il a été submergé par le nombre, je crois.
— On m’a dit qu’il s’est battu vaillamment. Qu’il a tenu l’ennemi en respect sur son cheval jusqu’à la fin...
— Sur son cheval ?
— Heu, oui.
— Et sais-tu où s’est déroulée l’embuscade ?
— Quelque part dans le bois aux Chouettes. Ces taillis sont truffés de...
— ... de lieux propices à des embuscades. Je sais, le coupa Harla.
Elle prit appui sur l’épaule du Frère et enfourcha sa jument. Puis Sigurt et elle passèrent la grande porte noire, saluant au passage le sergent Kelher qui les suivit du regard sans répondre.
Ils cheminèrent quelques minutes sur la route qui serpentait vers le sud, en direction du village de Sonborg. Harla restait songeuse. Elle revoyait en pensée une époque plus heureuse de sa vie, où elle et Jaralt vivaient au château de Rolburg. Avant qu’on ne la marie à un vieux barbon, et que leur frère ainé n’oblige Jaralt à quitter le domaine familial pour rejoindre l’Ordre du Cercle. Lui si bouillant, si ambitieux, il n’avait pas eu le temps de laisser une marque dans le monde...
Elle déclara abruptement :
— Leur histoire ne tient pas debout.
— Que veux-tu dire ?
— Ce Frère, à l'écurie, m'a dit que Jaralt est mort à cheval, mais d'après Kelher il combattait à pied.
— Hmm. Il n'est pas rare que des soldats gardent un souvenir différent d'un même incident.
— Il n'y a pas que cela. On nous raconte que des brigands l'ont pris en embuscade, mais d'après les villageois ils ne s'attaquent jamais à l'ordre du Cercle. Et tantôt on me dit que la région est dangereuse, tantôt que ce n'est pas un problème pour un chevalier en patrouille de se séparer du groupe... tout ça n'est qu'un tissu de contradictions.
— Ça m’étonnerait pas qu’il y ait une embrouille, ces types ne m'ont pas semblé bien nets. Mais que peuvent cacher ces mensonges ?
— Ça, je vais bientôt le savoir. Et quelque soit le vrai meurtrier de mon frère, je compte bien le faire payer.
C’était l’après-midi, et un soleil timide avait fait son apparition pour saluer le début du printemps. Sur la place du marché de Sonborg, les villageois négociaient leurs derniers achats de la journée. Déjà l’ombre des maisons et des sapins s’allongeait, et le vent du nord-ouest recommençait de souffler.
Harla et Sigurt sortirent de la demeure du bourgmestre, accompagnés par un domestique vêtu de noir. Etzel Svineson les avait reçus dans une salle qui évoquait les premiers âges alaniens, avec ses piliers en bois massif, presque des troncs, ornés de grossières sculptures d’animaux, le tonnelet de bière placé près de l’entrée à l’intention des visiteurs, et les odeurs de chaume moisi et de viande fumée. Mais la discussion avait apporté peu de réponses aux questions qui tourmentaient Harla.
— Je pense qu’il avait peur, dit-elle à son garde du corps.
— M’est avis que tous les gens de Sonborg ont la frousse, répondit Sigurt. La "protection" du Cercle pèse lourd, par ici.
— Si tout le monde tremble devant les chevaliers, comment pourrai-je savoir ce qui est réellement arrivé ? soupira-t-elle.
— Vous n’y parviendrez pas juste en leur posant la question, ma Dame.
— Et que proposes-tu ?
— Retrouver les lieux de l’embuscade. S’il y a eu un affrontement de deux groupes armés, avec des destriers du Cercle, ça a dû laisser des traces.
— On ne va tout de même pas quadriller la forêt !
— Non, bien sûr. Mais même dans les lieux les plus désolés vivent des gueux et des exclus, soit que la compagnie des autres ne leur plaise pas, soit qu’ils n’y aient plus leur place. Trouvons ceux du Bois aux Chouettes, et voyons quelles histoires ils ont à nous raconter.
Les commerçants qu'ils interrogèrent haussèrent les sourcils mais répondirent sans difficulté. Oui, des gens vivaient dans le Bois, pas du genre qu'une dame voudrait pour compagnie, mais si elle le désirait vraiment, elle y trouverait quelques marginaux avec qui discuter. Un négociant en fourrures au regard fuyant leur indiqua la demeure d'un certain Sweyn, un charbonnier qui connaissait bien la région.
Ils passèrent la nuit à l'auberge du village, et dès l'aube se rendirent chez Sweyn par des sentiers à peine tracés qui s’enfonçaient dans les ravines et les épaisses futaies du Bois aux Chouettes. La cahute du charbonnier était misérable, et l'homme que Harla questionna avait à peine figure humaine. Il n'avait pas connaissance d'affrontement ni de bataille, et railla les nobles qui imaginaient des chansons de geste à tout bout de champ. Mais il leur indiqua un forestier du nom de Karold, plus loin dans le bois, qui habitait une cahute creusée dans la roche, et battait régulièrement les taillis.
« S’il accepte de vous voir", ajouta Sweyn. "Il est pas du genre causant... »
Riches de ces informations, Harla et Sigurt s'enfoncèrent plus profondément encore dans le Bois. La matinée était bien avancée, mais par endroits seule une clarté crépusculaire leur parvenait à travers les feuilles et les épines.
Ils se perdirent en cherchant la maison de Karold, dans un chaos d’arbres tombés et de rochers qui perçaient la terre comme des crocs.
— Nous devrions revenir au village avant la nuit, suggéra Sigurt.
— Mais il est à peine midi !
— Je crois que plus de temps a passé, mais il est difficile de s'en rendre compte sous le couvert des pins. Faisons halte ici pour manger, et ensuite nous repartirons.
Harla faisait confiance aux avis de Sigurt ; le vétéran de la Conquête servait son défunt mari depuis une dizaine d’années, et prenait très à coeur son rôle de garde du corps. Il s'assirent sur des souches pour déjeuner de pain noir et de fromage. Au moment où Sigurt sortait une outre de vin pour faire descendre le tout, une voix rude sortit des buissons.
— Ma foi ! Ceux qui mangent sur les terres de Karold peuvent bien partager leur vin avec lui !
Sigurt sauta sur ses pieds et se retourna, la hache levée. L'homme qui avait parlé continua en sortant du buisson :
— Tout doux, mon grand, voilà un méchant tranchoir pour me couper du fromage !
Il était vêtu de fourrures usées, et coiffé d'un bonnet en peau de loup qui lui donnait l'allure d'un animal étrange. Un arc bandé était glissé dans un étui qui pendait à son épaule, mais il avait les mains vides et les levait dans un geste traditionnel d'apaisement.
Le garde du corps abaissa sa hache, mais sans la lâcher. Harla s'adressa à lui de sa voix la plus calme :
— Tu parles de cette forêt comme si elle t'appartenait. Ne sommes nous pas sur les domaines du baron ?
— C'est sûrement ce que disent ses clercs, mais regardez autour de vous : où sont les châteaux, les chevaliers, les routes du baron ? Qui viendra me dire ce que je peux chasser ou pas, qui je peux tuer ou pas ?
Harla sentit Sigurt se tendre, au cas où la vantardise serait suivie par des actes. Mais le braconnier semblait avoir envie de parler. Elle répliqua sans lever la voix :
— Et quel est donc le puissant seigneur qui dit avoir préséance sur Markam, Baron de La Marche du Nord ?
— Ne vous moquez pas, riche Dame. Je ne suis que Karold, le forestier. Mais ici, vous êtes chez moi.
— C'est marrant, grommela Sigurt, j'ai entendu parler d'un Karold, mais on l'appelle le braconnier...
Harla lui lança un coup d'œil d'avertissement et reprit :
— Forestier, nous avons du vin à partager, peut-être connais-tu un meilleur endroit pour le boire ?
Karold sourit, hocha la tête et partit abruptement. Après quelques pas, il se retourna et leur fit signe de le suivre. Ils traversèrent ainsi un épais fourré où des épineux s’accrochèrent à leurs vêtements et à leurs cheveux. De l'autre côté, au flanc d'une muraille calcaire, s'ouvrait la demeure du forestier : un trou carré dans la roche, bas et large, fermé par une barricade en bois.
Une fois installés sur des sièges de rondins, dans la grotte qui sentait la sueur et la viande séchée, ils firent tourner l'outre tout en interrogeant leur hôte. Ce dernier les assura qu'en un mois, il tuait plus d'animaux interdits que tous les colons de la région en un an. Son insolente assurance lui venait soit de l'inconscience, soit d’amis bien placés. Il parlait avec animation, puis s'interrompait brusquement, semblait écouter un bruit qu'il était le seul à entendre. Les sourires naissaient et disparaissaient avec soudaineté sur son visage buriné.
Voyant que la compagnie et le vin mettaient leur hôte de bonne humeur, Harla amena progressivement le sujet de Jaralt et de l'embuscade.
— Des brigands qui s’en prennent à une patrouille ? Drôle d'histoire, l'acier du Cercle n'est pas leur métal favori. Mes bois n'ont rien vu de tel.
Harla se pencha en avant, pressante.
— Pourtant on m'a dit que mon frère est tombé dans ces bois. As-tu idée de ce qui s’est passé ?
— C’est possible, riche dame, répondit Karold après un long silence passé à contempler la voute blanchâtre de la grotte, sale de suie à l’aplomb de la chandelle. Peut-être que Karold sait où cela s'est passé. (Il reprit une longue goulée de vin). Un cavalier a été abattu il y a quelques jours, à peu près en même temps que votre frère. Mais il n'y avait pas de patrouille.
— Où cela ? Que faisait-il dans les bois ? Vous l'avez vu mourir ?
Karold leva les mains et sourit.
— Une chose après l'autre, belle dame. J'ai seulement vu des traces dans la terre.
— Qu'as tu appris d'autre ?
— Vous voulez que je vous raconte ? Karold aime bien les histoires, mais celle-ci n’est pas bien drôle... C'était le petit matin, je pistais une biche. Une belle bête, rapide et svelte, qui me narguait depuis un moment déjà. J'aime chasser au lever du soleil.
Il se versa encore du vin, vida son gobelet. Harla se demanda s'il n'était pas déjà ivre, avec tout ce qu'il avait bu. L'homme les considéra d'un œil vague, et reprit son récit.
— J'ai perdu sa piste quand je suis tombé sur le corps. Un jeune gars, brun, costaud, cotte de maille et épée de famille, il avait dû avoir belle allure. Sauf qu'il était tout froid, étendu par terre, et que son cheval avait filé. J'ai vérifié ce qu'il avait sur lui...
— Tu as fouillé le cadavre de mon frère !
— Je n'ai rien fait de mal ! Comment savoir qui c'était, sinon ?
Harla pinça les lèvres, inspecta du regard l'intérieur de la cahute, cherchant des affaires qui auraient appartenu à Jaralt.
— Je vous dis que je n'ai rien pris. La forêt me donne tout ce qu'il me faut.
— Soit. Poursuis.
— Quel regard de glace, belle dame... Bon, il n'avait rien de spécial, mais ses vêtements portaient la marque du Cercle.
— C'est tout ce que tu as appris ?
— Patience, il y a plus. Comme de toute façon j'avais perdu ma biche, je me suis mis à l'affût et j'ai attendu un peu, par curiosité. Et voilà que plus tard dans la matinée ont débarqué cinq chevaliers, avec des lances, des chiens et tout. Je me suis planqué, mais ce n'était pas après moi que les limiers en avaient. Le chef des lanciers était un homme aux cheveux blancs, en armure lui aussi.
— Le Prieur ?
— C'est comme ça que certains l'appellent. Quand ils ont trouvé le corps...
Il s'interrompit.
— Quoi donc ?
— Je me suis dit, c'est étrange.
— Pourquoi étrange ?
— Si vous trouvez le corps d'un des vôtres, quelle est la première chose que vous feriez ? Je veux dire, est-ce que vous le fouillez tout de suite ?
— Comme toi, tu veux dire ?
— C'est ça, exactement comme moi, qui ne le connaissais pas... Ils cherchaient quelque chose qui n'était plus là.
— C'est tout ce qu'ils ont fait ?
— Seulement après l’avoir fouillé, ils ont inspecté les blessures, vérifié qu’il ne vivait plus, et regardé les traces. Heureusement j'avais bien couvert les miennes, ils n'ont rien trouvé. Ils ont chargé le corps sur un des chevaux et sont repartis avec. Le vieux n'avait pas l'air content du tout.
— Et tu pourrais nous indiquer où se trouve cet endroit ? Je veux voir où Jaralt est tombé.
— Si tel est votre désir, riche dame, je peux vous expliquer comment vous y rendre, même si le corps n'y est plus.
Sigurt intervint.
— Braconnier, tu sembles un bon pisteur. As-tu trouvé des traces des tueurs ? Saurais-tu nous dire qui ils étaient ?
— Pour sûr ! J'ai appris des choses en lisant les traces... Des choses que mes seigneurs aimeraient sûrement savoir.
— Nous les diras-tu ?
— Avec plaisir. Mais elles ont un prix...
— Tu veux marchander ? La vie sauve, ça t'irait ?
La voix menaçante de Sigurt résonna dans l'espace confiné. Karold recula comme si on l'avait frappé, et sa main glissa vers sa ceinture.
Harla intervint.
— Allons Sigurt, ce brave forestier nous a aimablement accueillis et renseignés. Un Lion d'argent pour toi si tu nous dis qui a tué le chevalier, et si tu nous montres où c'est arrivé.
— Donnez-moi le double. Mais en échange, j'aurai quelque chose de plus pour vous.
— Dis-m'en plus si tu veux voir la couleur de mon argent.
— Sur les lieux de l’embuscade, j’ai trouvé quelque chose... Un objet que les chevaliers n'ont pas vu.
Harla mit la main dans sa bourse, et tira deux grosses pièces argentées aux emblèmes de Heim. Karold les mordit et les mira à la lueur de la chandelle. Une fois rassuré, il fouilla dans une pile d’outils et en tira une longue flèche à la pointe tachée de noir.
— Elle était plantée dans le sol, plus loin dans le sous-bois. Voyez la pointe en bronze, l'empennage en plumes de corbeau. Ce n'est pas une flèche alanienne.
— Des Borags ! Sigurt hocha la tête, la mine sombre.
— Oui, et les traces de bottes dans la terre m'ont semblé plutôt barbares, elles aussi.
— Il y a des bandes de Borags dans cette forêt ? demanda Harla.
— J’en ai déjà vus. Ceux-là, je les évite comme la peste.
— Le Prieur a donc menti ! Ce ne sont pas des brigands qui ont tué mon frère, et il n’était pas en patrouille. Je me demande bien quelle était cette mission qu’il remplissait au petit matin...
— Ou à la nuit tombée, riche dame. Il était déjà froid quand le jour s’est levé.
— Une mission confidentielle pour le Prieur, sûrement, intervint Sigurt.
— Ce Prieur, Karold évite de se fourrer dans ses pattes, si vous voyez ce que je veux dire... Mais ce n’est pas tout.
— Que vas-tu encore essayer de nous vendre ?
Sigurt avait haussé la voix. Karold l’ignora et poursuivit en s’adressant à Harla.
— Je crois savoir pourquoi le Prieur n’était pas content... Votre frère portait quelque chose que j’ai récupéré avant qu’il n’arrive.
— Tiens donc ! De quoi s’agit-il ?
— Je... Je pense que cela vaut de l’argent.
— Tu penses ? Pourquoi n’est-tu pas sûr ?
Karold ne répondit pas. Il se balançait d’avant en arrière sur son tabouret en rondin, comme plongé dans ses réflexions. Harla et Sigurt échangèrent un regard perplexe.
Soudain, Karold bondit, si vite que Sigurt tressaillit mais n’eut pas le temps de tirer son arme, peu maniable dans l’espace réduit. Le braconnier avait déjà saisi un coutelas et les menaçait de la pointe, l’oeil hagard. Il cracha et éructa d’une voix de plus en plus altérée :
— Est-ce que je peux vous faire confiance ? Je ne sais pas qui vous êtes, après tout...
— Qu’est-ce qui te prend ? demanda Harla, tandis que Sigurt se levait et interposait son corps massif entre l’arme et sa maitresse. Il avait étendu ses mains vides vers Karold, paumes vers le bas, dans la posture d’un lutteur.
— Vous arrivez chez moi, vous me faites boire et parler... Qu’est-ce que vous voulez vraiment ?
— La vérité sur la mort de mon frère. Tu le sais bien.
— Et vous croyez que je vais vous–
En un seul mouvement, le garde du corps avait saisi le poignet d’arme de Karold et tiré violemment, précipitant la tête du forestier vers son poing droit qui jaillissait à sa rencontre. Karold s’effondra comme une marionnette privée de fils et son couteau tomba à terre. Sigurt le ramassa, s’accroupit sur le corps et porta la lame à la jugulaire ; il consulta Harla du regard, prêt à en finir.
— Non. Ce pauvre type est à moitié fou, mais je ne le crois pas dangereux. Et puis j’aimerais savoir ce qu’il avait à nous dire.
Quelques minutes plus tard, Karold, entravé avec ses propres vêtements et adossé à la paroi, fut réveillé par une bassine d’eau froide jetée à sa figure. Pendant qu’il hoquetait, Harla lui parla sans douceur.
— Quelle sorte d’hôte prend les armes contre ses invités ? Karold, tu me déçois.
— Hhhh Hhh hhh...
— Maintenant, nous allons reprendre notre discussion où nous l’avons laissée. Si son tour me convient, je partirai en te laissant en vie avec tes misérables affaires. Si tu cherches à te jouer de moi, je brûlerai ta hutte et te ferai trancher les mains. Tu ne chasseras plus jamais. Mais je ne te tuerai pas, car tu n’es un assassin qu’en intention.
— Belle dame, je vous jure que...
— Je me moque de tes serments, hôte indigne. Qu’avais-tu à me montrer, qui mérite de te comporter ainsi ?
Les yeux de Karold allèrent de Harla à Sigurt, qui avait tiré sa hache et déplaçait un tabouret pour en faire un billot, avec un petit sourire. Le braconnier s’affaissa, et sembla reprendre ses esprits.
— Vous le trouverez dans la poche droite du manteau, là-bas.
Harla fouilla avec répugnance dans les vêtements du forestier. Elle en extirpa une grosse bague, dont le chaton large et plat portait gravées des armoiries : un molosse entre deux tours, entouré de fioritures finement gravées. Elle haussa les sourcils en les voyant.
— Dis-moi, forestier, as-tu la moindre idée du propriétaire de cette... bague ?
— Non, ma Dame, mais je me doute qu'elle appartient à un noble. Je compte en tirer un bon prix !
— Pauvre fou... Tout ce que tu aurais récolté c'est une bonne longueur de corde, ou pire.
— Que voulez-vous dire ?
— Que son propriétaire ne négocierait pas avec un braconnier, surtout pour racheter des biens volés. Estime-toi heureux que je te la confisque.
— Je comprends maintenant... Depuis le début vous vouliez me détrousser !
— Dit le voleur... Tu n’as aucun droit sur cette bague, forestier. Sigurt, allons-nous en d’ici.
— Vous ne me détachez pas ?
— Le couteau est sur la table, tu devrais y arriver tout seul. Adieu, méchant Karold. Je te laisse un Lion d’argent sur les deux que tu m'as extorqués, avec cela nous sommes plus que quittes.
Une fois dehors, Sigurt retrouva le sentier qu’ils avaient pris à l’aller. Alors qu’ils cheminaient sous les pins, Harla remarqua :
— Merci de ton intervention, Sigurt.
— C’est pour ça que vous me payez. Cette ordure aurait mérité que je le saigne.
— Oublie cela, la bague est bien plus importante. Sais-tu ce que c’est ? Un sceau, et pas n'importe lequel. Il porte les armes du seigneur Rodhgal.
— Rodhdal le Noir ? Le bras droit du baron ?
— Lui-même. Celui qui ne perd pas une occasion de spolier le Cercle au profit de sa petite coterie.
— Il n’aurait pas laissé son sceau au Prieur Jurg.
— En effet, et ce n'est pas tout. La coutume alanienne veut que l'on fonde les sceaux en or fin, mais celui-ci est en bronze ; un métal plus abordable pour un faussaire. Je me demande bien ce que Jaralt trafiquait, la nuit dans la forêt, avec un objet dont la simple possession l’aurait envoyé à la potence...
— Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Toute cette affaire sent mauvais, et je te parie que notre bon Prieur y est mouillé jusqu’au cou. Nous n’en avons pas fini avec lui.
Le feu brûlait bas dans la cheminée, et par moments le hurlement du vent nocturne couvrait les crépitements des bûches. Dans la salle de réception, Eker de Valkerst était resté seul avec le Prieur Jurg et une bouteille de vin – une importation coûteuse dans cette région éloignée des vignes et du soleil. Après un repas de venaison épicée, les serviteurs et les parents du seigneur avaient pris leur congé, et les deux conspirateurs terminaient la soirée en buvant, et s'apprêtaient à discuter d'affaires de plus d'importance.
Jurg se sentait en position de faiblesse dans la forteresse de son hôte, et il avait horreur de cela. À Tour-Sonborg il disposait de dizaines d’hommes lui obéissant au doigt et à l’oeil, mais il rendait visite à Eker en discret équipage, avec seulement trois cavaliers, et tous les autres soldats et serviteurs obéissaient à son hôte. Le seigneur de Valkerst lui faisait face, un homme bien bâti, reconnaissable de loin à sa flamboyante crinière rousse, qui commençait à se dégarnir sur les tempes. Autre signe du passage du temps, les cicatrices sur ses avant-bras et son visage, dont la plus visible courait sur le coin gauche de sa bouche et lui faisait un sourire parfois moqueur, parfois amer.
Jurg parla en premier.
— On n’a toujours pas retrouvé les assassins de Jaralt.
Tout de suite il regretta d’avoir brisé le silence, plutôt que de laisser l’autre entrer dans le vif du sujet. Quand il recevait, il savait jouer ce jeu d'attente, mais ces jours-ci il n’avait pas toutes les cartes en main.
— Je me doute que vous ne l’avez pas retrouvé, rétorqua Eker d’une voix traînante. Tu n’aurais pas attendu ta visite mensuelle pour me le faire savoir. Et pas de nouvelles de la visite du baron ?
— Aucune, aux dernières nouvelles il chassait en forêt de Targan.
— On t'a mal renseigné, semble-t-il.
Jurg se maudit d’avoir parlé de la visite à Eker. Quelques jours plus tôt, un de ses sergents avait mis la main sur une missive perdue, provenant apparemment de l’intendant de la Marche, qui faisait état d’une inspection surprise du Baron à Tour-Sonborg. La lettre était précise et convaincante, évoquait une fouille poussée de la forteresse, et il avait pris des mesures d’urgence pour mettre en sûreté certains objets compromettants en sa possession. Jaralt était censé tout les porter à leur cache en forêt – hors de question de mettre ces preuves dans les mains d’un allié aussi redoutable qu’Eker, même si c’était en sa faveur qu’il conspirait. Mais Markam n’était pas arrivé, le colporteur qui avait vendu la lettre volée s’était volatilisé, et Jurg se sentait de plus en plus l’idiot d’une farce qu’on lui aurait jouée.
— Peut-être a-t-il changé de plans, la constance n’a jamais été son fort.
— Nous verrons. Dommage que ton homme de confiance se soit fait descendre – vous ne leur apprenez plus à se battre, à vos gars ?
— C’était une embuscade, il n’a pas eu sa chance.
— Peu m’importe, maintenant notre sceau contrefait traine dans la nature. Tes affaires vont mal, Prieur. Tes informateurs te mentent, tes combattants sont trop faibles, et tes secrets t’échappent...
Et encore, tu ne sais rien de l’or qu’on m’a pris, songea Jurg avec amertume. Ce jeune crétin de Jaralt devait aussi mettre notre caisse secrète à l’abri !
Il répondit d’un ton raide :
— Je vais régler cette affaire rapidement. Tu sais que je ne plaisante pas avec ceux qui essaient de me rouler.
— Aucune idée de qui a fait le coup ?
— Ça pourrait être des hors-la-loi, mais ça ne leur ressemble pas de s’attaquer aux nôtres. Ou bien des barbares, mais les raids sont devenus rares dans la région. Peut-être une nouvelle bande. J’ai dit à mes hommes de chercher une douzaine de gueux armés d’arcs et de haches.
Eker but une gorgée de vin, mais ses yeux restaient fixés sur le Prieur par-dessus le bord de son gobelet. Il reprit, plus bas.
— Pendant ce temps, la soeur du mort est passée à Valkerst, et elle a posé beaucoup de questions à des gens que je connais bien. Si j’étais du genre inquiet, je dirais qu’elle ne croit pas à ton histoire de patrouille et d’embuscade, et qu’elle veut tirer cette histoire au clair.
— Elle a aussi pris des renseignements à Sonborg. C’est une futée.
— Tout ce qu’il nous fallait ! explosa Eker en abattant son gobelet sur la table. Une parente qui demande justice et va déterrer toute l’affaire ! De mieux en mieux !
Jurg sentit quelques gouttelettes de vin se déposer sur sa joue, les essuya du dos de la main et répondit sans montrer son agacement.
— Il faut l’écarter au plus vite de cette histoire.
— Sans blague, maugréa Eker.
— Je vais la faire suivre par des gens plus discrets que mes chevaliers, et quand elle sera dans un endroit isolé...
— Tu comptes faire assassiner une Dame ?
— Non, juste l’intimider. La coincer seule, et lui faire passer un message bien senti.
— Ton plan est idiot. Après cette démonstration, elle se méfiera, elle ne sortira plus que sous bonne escorte, et cela n’aura servi à rien.
— Elle n’a qu’un seul homme, un dur à cuire. Si je le fais blesser ou estropier, ça change tout pour elle.
— Elle n’a pas des amis dans la Marche ? Des Jaerls qui pourraient lui offrir leur protection ?
— Personne, sa famille est obscure et de noblesse récente. Au mieux, elle se tournera vers toi...
Eker rit, de quelques éclats sinistres.
— Eh bien soit, maître conspirateur, essaye donc ce plan astucieux, conclut-il d’un ton sarcastique. Même si, avec toutes ces attaques sous ta garde, d’autres plus haut placés que moi vont finir par douter de ton efficacité à maintenir l’ordre...
— Tu as une meilleure idée ? rétorqua le Prieur, dont la patience commençait à se faire courte.
— Personnellement, je tire les armes quand je je suis prêt à tuer. Mais si ce n'est pas ta manière de faire, procède comme tu l'entends...
Jurg haussa les épaules, maussade. Il se plongea dans la contemplation d’une tenture qui couvrait le petit côté de la salle, derrière l'estrade où ils buvaient : une pièce de belle taille, brodée et historiée, qui évoquait les combats des ancêtres d’Eker pour le Duché. A cette époque, les ennemis de Heim n’étaient pas les barbares primitifs du Nord, mais des hordes de cavaliers Sokhoi surgies des steppes du Sud. L’artiste avait illustré avec minutie les blasons alaniens, les étendards fantastiques des nomades, les casques brillants et les rangées de chevaux, figés à mi-course dans un saut qui ne toucherait jamais le sol.
Jurg s’était engagé dans l’Ordre du Cercle pour y acquérir le statut que son rang de naissance ne lui donnait pas, en combattant dans des batailles comme celle-ci. Finir sur une tapisserie, dans le rôle du général ordonnant la charge, voilà la seule postérité dont rêvaient les cadets comme lui. Mais pour une bataille gagnée sur le champ d’honneur, qui ferait la gloire d’une famille, combien de combats étaient livrés en secret, combien de poignards plantés dans des dos innocents ? Depuis longtemps, Jurg avait compris des leçons importantes sur la guerre.
Eker se versa un verre de vin, le vida, rota. Le seigneur de Valkerst avait une bonne descente, mais Jurg se méfiait de ses airs de brute avinée ; il le savait matois et capable de simuler l’ébriété.
— Et pour notre autre affaire, Prieur... Que me proposes-tu ?
— Concernant Rodhgal ? Instinctivement, Jurg avait baissé la voix. Le bras droit du baron, arbitre judiciaire et percepteur en chef des impôts, n’inspirait pas la gaité ni l’insouciance.
— Le sceau qui devait le compromettre nous a échappé, Eker. Avant de tenter quoi que ce soit, il faut absolument le retrouver.
— Et si nous l’avions perdu pour toujours ? Pour l’instant tu n'as aucune piste. La recherche pourrait durer longtemps.
— Nous allons trouver un autre stratagème...
— Prieur, parfois j’en oublie que tu es un soldat de l’Ordre du Cercle. Tu parles comme un espion ou un assassin, bon sang !
— C’est pour mieux servir ta cause, Eker. Rodhgal est proche du baron, son influence et ses liens avec les princes marchands de Heimark sont trop forts pour qu’on l'affronte de face. Si nous voulons redresser la situation de la Marche, si tu veux vraiment prendre sa place, nous ne devons pas reculer devant les moyens.
— Notre plan initial me plaisait bien. Associer Rodhgal à une bande des collines noires, envoyer quelques faux ordres de sa part à des sous-fifres pour le compromettre... Quand il apprendra que Rodhgal mange aux deux râteliers, Markam sera hors de lui. La corruption ne le dérange pas trop, mais il déteste qu’on se moque de lui ou qu’on l’affaiblisse devant le duc Osbern.
— Peut-être que nous mènerons à bien ce plan, mais il ne faut pas produire d’autre faux tant que ce n'est pas indispensable – c'est une opération risquée.
Eker se leva et marcha à travers la pièce ; il faisait partie de ces gens qui ont besoin de faire fonctionner leurs muscles pour activer leur cerveau, pensa Jurg avec une pointe de mépris. Le rouquin massif passait alternativement d’une zone d’ombre à la lumière du feu, les mains derrière le dos, les sourcils froncés.
C’est ça, l’homme qui doit rétablir les traditions Alaniennes dans la Marche. Un buveur, sans doute violeur, qui écrase ses alliés à la première occasion. J’espère que j’ai fait le bon choix.
Devant lui, son gobelet de vin attendait qu’il y touche ; le Prieur savait qu’il serait toujours plein à son départ. Depuis des années, l’ascèse était devenue chez lui plus qu’une habitude, presque un besoin. Il jouissait des plaisirs qu’il se refusait, des séances de méditation qui laissaient son corps meurtri, des longues heures d’étude, de la pratique quotidienne des armes au lever du soleil, ses muscles brûlants dans le froid du matin. Du haut de cette forteresse de discipline qu’il avait bâtie en lui-même, l’impulsivité et les émotions d'autrui lui paraissaient faiblesses d’enfants. Mon corps est une épée, et mon esprit est la main qui le dirige. Que cette main soit forte et ma lame, légère. Encore une fois, il regretta que les commandants du Cercle ne puissent briguer de fonctions civiles, pour lesquelles ils étaient infiniment mieux qualifiés que les seigneurs corrompus désignés par le duc de Heim.
Mais Eker avait fini de tourner en rond :
— Et la missive qui annonçait la visite du baron ?
— Quoi donc ?
— Tu la crois authentique ? A ta place, je la ferais vérifier par un lettré digne de confiance.
Jurg se mordit les lèvres. Tout à ses préoccupations, il n’avait pas voulu envisager qu’on lui ait tendu le un piège du même tonneau que celui qu’il préparait pour Rodhgal.
— Je vais m’en occuper. Si c’est un faux...
— Si c’est un faux, le coupa Eker avec humeur, ça veut dire qu'on a été menés en bateau, et par quelqu’un qui en sait beaucoup trop.
Il se gratta le cou d'un air préoccupé ; il portait la main à l'endroit précis où un bourreau passerait la corde du condamné.
Il émergeait du vide, dans une nuit parcourue d’éclairs sombres. Allongé, peut-être maintenu au sol. Les sons qui parvenaient assourdis à ses oreilles, comme à travers de l’eau. Quelque chose n’allait pas.
On les avait attaqués !
Sigurt voulut se lever, mais une douleur foudroyante lui déchira le ventre, et il retomba sur sa couche, le souffle coupé, aveuglé de soleils imaginaires qui dansaient devant ses yeux. Respirer, résister à l'appel du néant, maintenir le contact avec le monde. Le frottement d'une étoffe grossière sur sa peau. Sous sa tête, le relief d’un oreiller sommaire, ou bien de vêtements roulés en boule. À travers ses paupières mi-closes, il distingua une petite sphère de lumière, dont la lueur jaune projetait plus d’ombres que de clarté autour de lui. Il n’arrivait pas à voir clairement la chandelle, mais entrevit dans l’ombre une silhouette emmitouflée de lainages. Une voix inconnue lui dit : « Dors, tu as encore besoin de repos. » Il sentit qu’on soulevait sa tête, le bord d’un gobelet contre ses lèvres, but la potion amère – il mourait de soif – et peu après, le vide l’engloutit à nouveau.
Quand il sortit de son sommeil, un jour gris éclairait la pièce – des murs de rondins, des étagères couvertes de pots en terre, quelques amulettes suspendues au-dessus de la porte, du lit, de sa tête... Sigurt comprit alors dans quel genre d’endroit se trouvait. La porte s’ouvrit, un vent froid balaya la pièce, et un vieil homme entra, enveloppé dans un manteau rapiécé, les bras chargés d’un fagot de bois mort. Voyant Sigurt à moitié redressé dans son lit, il s’exclama :
— Ah, voilà que notre blessé se réveille !
Déposant son fagot, il vint observer Sigurt, lui examina le fond des yeux et lui tâta les biceps. Le vétéran avait horreur qu’on le touche, mais il se laissa faire, encore groggy. Rassuré, le guérisseur appela :
— Dame Harla ! Il est revenu à lui, je crois qu’il va mieux !
— Soyez-en remercié ! répondit-elle en entrant à son tour dans la cabane. Elle s’assit à son chevet l’observa – à en croire son expression, il devrait avoir bien mauvaise mine.
— Dame Harla... Sigurt avait la bouche pâteuse, il articulait chaque syllabe avec effort. Dame Harla, que sont devenus nos attaquants ? Êtes-vous saine et sauve ?
— Ils ont pris la fuite, tu les as mis en déroute avant de tomber. C’est une méchante blessure qu'ils t'ont laissée, un des plus vicieux t’a poignardé le flanc pendant que tu te colletais avec deux autres malandrins.
Les souvenirs commencèrent à lui revenir. La route de Groenberg, la halte dans une ferme abandonnée, la bande de rançonneurs surgis de nulle part, l’échauffourée...
— Ils en avaient après vous... Mais pourtant il n’ont pas profité de ma blessure.
— Avant de partir, leur chef m’a dit : « Vous n’êtes pas ici chez vous, allez-vous en ! »
— Ce n’étaient pas de simples détrousseurs de grand chemin. Ils nous portaient un message.
— Oui, et je devine qui a pu les envoyer.
Harla coula un regard de biais vers le guérisseur, qui ne perdait pas une de leurs paroles, et Sigurt comprit qu’elle n’en dirait pas plus. Elle écarta une mèche brune qui retombait sur son visage – en voyage elle se coiffait moins, et il la préférait ainsi.
— Je vais faire un petit voyage, Sigurt.
— Est-ce prudent ?
— Celui qui cherche à m’intimider n’a fait que me mettre en colère. Cette affaire ne va pas se terminer tant que je n’aurai pas eu réparation.
— Laissez-moi venir avec vous, je vous protègerai.
— Tu n’es guère en état, mon brave Sigurt, et je compte agir avec la plus extrême discrétion. Repose-toi ici, je ne serai pas très longue.
— Combien de temps ?
— Une semaine, peut-être deux.
— Mais...
Déjà elle s’était relevée. À la porte, elle se retourna et lui sourit, puis elle sortit de la pièce. Sigurt se laissa retomber sur le lit ; la douleur à son côté se raviva, et il étouffa un gémissement.
La lumière du soir devenait grisaille ; à l’heure entre chien et loup, les collines se fondaient à l’horizon en une masse sombre et moutonneuse. Harla calma de la main sa monture, rendue nerveuse par les hurlements qui résonnaient, lointains. Pourtant, l’hiver avait été clément.
Elle poussa du pied la haquenée, qui reprit sa progression sur la route de Sonborg à Valkerst. Le sol boueux était semé de grosses pierres et de nids de poule, et la lumière baissant ralentissait encore la progression. Harla, absorbée dans ses pensées, ne semblait pas s’en soucier. En quelques semaines, elle avait parcouru la Marche en tous sens, et avait même séjourné à Heimark, la ville du baron Markam. Elle n’avait jamais fréquenté de cour seigneuriale, et son enfance dans le château familial de Rolburg l’avait mal préparée à ce mélange de faste, d’intrigues et de fêtes brutales. La femme du baron, Yana, essayait d’apporter un peu de raffinement à cette cour provinciale, invitait des baladins et des artistes, organisait des concerts, mais cela restait un milieu d’hommes de guerre, à l'atmosphère lourde. Le seigneur de la Marche aimait avant tout boire, chasser, lancer des défis athlétiques et partager des plaisanteries salaces avec ses favoris. A Rolburg, au coeur du Duché de Heim, les traditions étaient mieux enracinées, les manières plus policées, et les dimensions du fief ne se prêtaient guère aux intrigues. Heimark, en comparaison, était un nid de serpents, et elle avait cherché les plus venimeux.
Elle s’engagea dans une ravine calcaire dont les parois blanchâtres montaient au-dessus de sa tête de chaque côté, poussa encore sa monture qui bronchait de plus en plus. Le chemin faisait des détours, et à un tournant elle vit arriver quatre cavaliers. Ils montaient des bêtes de race, hautes et puissantes, et leurs armures étaient marquées du cercle blanc. Dans le crépuscule, l'acier de leurs armures semblait terne. Harla arrêta sa haquenée ; là où elle se trouvait, le chemin était plus large et permettrait à tous les cavaliers de se croiser en restant à une distance acceptable.
Les quatre chevaliers s’arrêtèrent quand ils furent parvenus à sa hauteur. Celui qui avançait en premier abaissa sa capuche, dévoilant une crinière de cheveux blancs, et s’adressa à elle d’une voix qu’elle connaissait.
— C’est une heure bien tardive pour cheminer seule, ma Dame.
Harla abaissa à son tour sa capuche, exposant sa tête au vent du soir.
— Je vous salue, Prieur Jurg. Merci de vous préoccuper du sort d’une voyageuse solitaire.
Le vieux soldat marqua un arrêt mais cacha bien sa surprise.
— Dame Harla, je vois que vous continuez à visiter notre belle région. Vous devriez faire plus attention, nous ne sommes pas dans les contrées paisibles du duché.
— Je m’en suis déjà rendue compte. On ne sait jamais sur qui l’on peut tomber au détour d’un chemin.
— Vous êtes encore loin de Valkerst, ma Dame. Il serait plus sage de faire volte-face et vous en retourner avant la nuit noire.
— Au hameau que j’ai traversé tout à l’heure, on m’a dit qu’il me restait à peine une heure.
— Vous ne devez pas croire ces vilains. À cette heure-ci il vous en faudra au moins le triple, si tant est que vous arriviez à destination.
— Mais j’ai à faire là-bas, et la route ne me pose pas de problème. Je voulais rendre visite à Eker de Valkerst, le connaissez-vous ?
Le Prieur ignora la remarque et insista.
— Je vous en conjure, ma Dame, il est plus sûr de rentrer à Sonborg ce soir. Les loups sont de sortie, revenez avec nous, j’assurerai votre sécurité.
— Je ne peux accepter votre offre, il me faut-
— Vous viendrez avec nous, ma Dame, c’est un ordre !
Tout en parlant, le Prieur s’était avancé et avait mis la main sur les rênes de la monture de Harla. Son expression de sollicitude s'était durcie en un masque menaçant. Les trois cavaliers qui l’accompagnaient s’approchèrent, et l’un d’entre eux descendit de cheval. Harla sentit la panique monter, s’écria :
— Maintenant !
Une corde qui claque, un sifflement, un projectile qui perce le métal et la chair. Le sergent qui était descendu de cheval tomba à genoux, un bâton court et empenné lui dépassait de la poitrine. Son cri de douleur s'acheva en un borborygme sanglant. Au même moment un deuxième projectile siffla, puis un troisième. Les deux autres cavaliers, en pleine volte-face, tombèrent de leurs montures.
Harla voulut profiter de l'alarme pour écarter sa monture, mais Jurg resserra sa poigne de fer sur les rênes.
— Comment osez-vous ? Qui s'attaque à l'Ordre ?
Sur les hauteurs qui cernaient la ravine, la silhouette massive de Sigurt apparut, une arbalète à la main, un sourire mauvais aux lèvres. L’ayant reconnu, le Prieur tira sa dague et la porta au cou de Harla.
— Pas un pas de plus, spadassin ! Sur la vie de ta maîtresse.
D'autres silhouettes se montrèrent aux côtés de Sigurt, des hommes vêtus de livrées, portant maille et casque. Il en venait aussi sur l’autre versant, au total une dizaine d’hommes d'armes. L'un d'entre aux parla :
— Prieur, rendez-vos armes et demandez merci.
— À qui demanderais-je merci ? Pour autant que je sache, vous êtes des couards sans nom et sans chef !
Une nouvelle voix lui répondit, venue du chemin derrière eux.
— C'est à moi que tu dois te rendre, ordure.
Sans relâcher sa prise sur les rênes de Harla, le Prieur se tourna vers le chemin par lequel il était arrivé. En haut de la ravine, seul dans la lumière de la lune, monté sur un énorme destrier, se tenait un cavalier vêtu de noir, dont les traits se perdaient dans l'ombre de sa capuche. ce dernier reprit d'un ton railleur :
— Croyais-tu vraiment retourner le baron contre moi ? Ta combine est éventée, tu n'as plus qu'à te rendre et implorer ma clémence.
— La clémence de Rodhgal ? C’est une blague ! Je tiens ton alliée, dis à tes hommes de reculer ou je la saigne, même si cela doit être mon dernier geste !
Le cavalier noir rit, d'une voix de gorge pleine d'assurance.
— En auras-tu le cran ? Je ne le pense pas. Les hommes qui prennent l’habitude des complots deviennent faibles et sournois. Et puis, tuer une dame... Je ne vois pas en quoi cela améliorerait ta situation.
Tout en parlant, il faisait avancer son cheval vers eux, au pas. Le pelage de la bête fumait dans la fraicheur du soir, ses renâclements produisaient de petits nuages de vapeur. Sous le capuchon, Harla crut distinguer la bouche cruelle et les yeux froids de Rodhgal le Noir.
— N’avance plus. A chaque pas que tu feras, je lui arracherai un oeil !
— De mieux en mieux. C’est donc cela qu’on vous enseigne, à vous les gens de bonne lignée ? Le bourreau qui exécute mes sentences a plus de noblesse que toi !
Il n’avait pas changé d’allure. Harla sentit la tension grandir dans les bras du vieux soldat, entendait sa respiration de plus en plus hachée. Sur la crête, les hommes de Rodhgal avaient réarmé leurs arbalètes et les pointaient sur eux. Leur livrée portait un molosse noir et deux tours sur fond blanc.
Rodhgal s’arrêta face à eux.
— Il y a quand même une chose que j’aimerais comprendre. Comment un fils de grande famille, élevé à une charge importante au sein de l’ordre du Cercle, en est-il arrivé à se comporter aussi bassement qu’un brigand de grand chemins ?
— J’ai été contraint par une bassesse encore plus grande : la tienne ! Tu foules aux pieds nos meilleures traditions, ta corruption et ta débauche sont une tâche sur ce pays.
— Ah, nous y voilà... Et tu croyais pouvoir mettre à ma place un type bien sous tout rapport, un petit nobliau de la Marche qui serait ton jouet ?
— Pas un jouet, mais un vrai chef de guerre, qui ferait respecter l’ordre et les valeurs ancestrales, ainsi qu’il en va dans le duché. Il y a tant à faire ! Il faut former des armuriers, des écuyers, mettre en place des plans de rassemblement, des campagnes de printemps et d’été. Élever des chevaux de monte et de guerre, stocker des provisions en quantité. Sans cela, l’Ordre seul ne suffira pas à tenir la Marche. Cette région est laissée à l’abandon !
— Prieur, tu n’y comprends rien, fit Rodhgal en secouant la tête. Le Baron n’a que faire de nobliaux ambitieux, qui brûlent d’en découdre avec leurs voisins, avec les barbares, ou que sais-je encore... La conquête est finie. L’heure des chefs de guerre est passée.
— C’est toi qui le dis, mais ton moment ne durera pas ! Tôt ou tard, le Baron ouvrira les yeux sur ton incompétence et sur tes crimes.
— Ne t’inquiète pas pour lui, ricana Rodhgal. Markam connait très bien mes appétits, et il me laisse les satisfaire en paiement de mes bons et loyaux services. Car il sait que moi, roturier sorti du ruisseau pendant la guerre, je lui dois tout. Contrairement aux seigneurs laniens dont tu es si friand, toute mon autorité vient de lui. Et aussi de la peur que j’inspire. Je remplis ses caisses, fais filer droit les colons et les petits seigneurs. Il n’ai rien à craindre de moi pour le moment.
— C’est une association de malfaiteurs !
— Attention à tes paroles, Prieur. Tu offenses mon maître...
Sans se presser, il tira son épée, un arme longue et effilée, dont le fil scintilla brièvement.
— De plus, je constate que tu n’as mis aucune de tes menaces à exécution. Tu crois avoir le choix de ta conduite, mais en réalité tu es déjà perdu. Quand à vous, ma Dame...
Il se pencha en avant, son bras bougea très vite, et Harla sentit une morsure soudaine dans sa poitrine. Elle voulut parler mais s’étrangla sur un hoquet, et glissa lentement de sa monture, impuissante, paralysée par son coeur qui ne battait plus. Sur les hauteurs, elle entendit quelqu’un crier, peut-être Sigurt. Le sang jaillissait du trou percé dans son manteau.
— ... voyez-vous, de noblesse, je n’en ai pas la moindre, et je ne cherche pas à en imiter les manières. Vous avez vu et entendu trop de choses pour rester en vie après ce soir. Mais je vous remercie de m’avoir mis sur la piste de ce traitre... Jurg, nous avons encore beaucoup de choses à nous dire.
Tombée sur le dos, Harla vit les hommes de Rodhgal arracher le Prieur à sa selle. Un froid intense engourdissait déjà ses membres, et avant de sombrer, elle se demanda où était son garde du corps.
Sigurt courait dans le Bois aux Chouettes. Il courait comme un damné, à se faire éclater les poumons, au risque de trébucher et de se briser le cou dans un ravin. L’effort avait réveillé sa blessure mais il n’en avait cure, car il fuyait un péril bien plus grand. Il se perdit dans les combes et les taillis, traversa et retraversa des cours d’eau, pataugea dans leur lit pour brouiller sa piste, prenant garde à garder la lune à sa main gauche. Il n'entendait pas de poursuite mais n'en courait pas moins comme s'il avait le diable à ses trousses – ce qui n’était pas loin de la réalité.
Longtemps après, arrivé dans une petite clairière, il sentit ses jambes faiblir sous lui et alla s’effondrer contre un grand pin, à l’abri d’un buisson. Dans l'obscurité et le froid, épuisé, il pleura sa maitresse, et jura de tirer vengeance de l’homme le plus dangereux de la Marche.