Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Incarnation (récit complet)

Apparition

Rome, matin du 18 mai

Le soleil levant repousse les ombres des bâtiments, fait briller les vitrines, étincelle à l'occasion dans des rétroviseurs. Les romains vont à leur travail, ouvrent leurs magasins, tandis que les plus matinaux des touristes parcourent déjà les rues de la Ville.

Ao se lève et marche parmi eux. La divinité est nue, mais son corps n'a rien d'obscène. Sa peau n'est d'aucune couleur, elle renvoie la lumière d'une façon qui lui est propre, claire, dorée peut-être. Un policier lève la tête d'une contravention et hausse les sourcils.

— Hé, vous !

Ao se retourne, observe l'homme avec intérêt, presque de l'étonnement. La quarantaine sportive, à part l'arrondi d'une bedaine qui tend sa chemise, il s'avance vers elle à grands pas, ralentit à mesure qu'il approche, devient indécis.

— Vous ne pouvez-pas vous balader dans cette tenue, il y a des enfants ici. Il faut vous habiller.

Ao ne répond pas, lui sourit. Ses yeux sont de la couleur de sa peau, lumineux et doux. Le policier veut reprendre son sermon, mais une vague de bien-être l'envahit, une sensation oubliée de paix qui remonte à l'époque où, forme de vie embryonnaire, il se nourrissait au sein de sa mère. Ses traits puissants s'affaissent, le coin de sa bouche ébauche un sourire.

Ao hoche la tête, regarde autour d'elle et commence à marcher dans la rue, sans dire un mot. Ceux qu'elle croise la suivent les uns après les autres, le policier à leur tête. Ainsi commence sa visite.


Delhi, quelques heures plus tard

Dans les quartiers les plus pauvres, Ao marche au milieu des mendiants ; une petite troupe se forme autour d'elle. Sans dire un mot, elle parcourt la ville en leur compagnie. À son approche les portes s'ouvrent, les gardiens s'effacent. Au milieu d'une place bondée de foule, elle s'assied en tailleur. Ses accompagnateurs, incertains, s'installent en cercle autour d'elle, sans la quitter des yeux. Petit à petit, un calme étrange se fait sur la place, les commerçants ne crient plus les mérites de leurs articles, les passants s'arrêtent pour regarder.

Pris d'audace, un manchot se lève et vient se poster devant Ao. Il lui montre son moignon droit, d'un geste maintes fois pratiqué dans l'espoir de récolter des pièces ; aujourd'hui il y met une intensité différente. La divinité le regarde avec une ombre de bienveillance dans son visage étrange, énigmatique ; elle sourit à nouveau. Puis elle ferme les yeux.

Soudain, le "Oooohh" de la foule, et le cris de joie du manchot guéri. Il baise les pieds d'Ao, s'exclame.

— Grâces te soient rendues, créature dorée ! Tu m'as rendu le bras ! Ni mes prières à Vishnou, ni mes prières à Shiva, ni mes prières à Ganesh...
— Ce n'est rien, intervient la divinité – elle parle lentement, sa prononciation semble hésitante. Maintenant va, tu peux fonder une famille et mener une vie paisible. — ... ni mes prières à Kali, ni mes prières à Krishna n'avaient pu me le rendre...

On se presse autour de lui. Ensuite tout le monde se retourne vers Ao, curieux de voir quel nouveau miracle elle leur réserve.

La divinité, quant à elle, est déjà repartie.


Info-news.com, le même jour

(...) serait une ingérence inadmissible dans les affaires de la Colombézuélie", a déclaré le premier ministre. Le département d'état, bien sûr, a nié toute implication dans l'affaire.

Apparitions Mystérieuses

Des personnages étranges se sont manifestés aujourd'hui en différents points du monde. D'apparence identique, de sexe indéterminé, ils se sont manifestés à quelques heures d'écart en des villes aussi différentes que Rome, Delhi, Abidjan, Montréal, Sao Paulo ou Carpentras. Ces apparitions ont fait forte impression, déplaçant des foules avant de disparaitre. On ne connait pas pour l'instant la raison de ces manifestations.

Diane Darkashian s'est-elle fait augmenter la poitrine ?

Notre dossier spécial


Londres, le 30 mai

— Tu as lu l'histoire sur les apparitions dorées ?
— Juste les dépêches d'hier soir. Il y a du nouveau ?
— Un article plus long dans le Times. L'analyse pourrait t'intéresser, ils donnent une chronologie et des détails.

Benedict H. Stuart posa la tablette sur laquelle il lisait les nouvelles du matin, et reprit une gorgée de thé au lait, en faisant un petit bruit d'aspiration pour le refroidir. Un timide soleil londonien éclairait la cuisine où il prenait son petit déjeuner en compagnie de Martha, sa femme. Sur la table, oeufs au plat, saucisses et bacon frit ; aux murs, deux assiettes de style victorien, quelques photos d'un homme et une femme à différents stades de la jeunesse, qui avaient un air de famille avec le couple attablé.

— Je vais regarder ça, répondit-il en aspirant un peu de thé. (Slurp)
— Tu crois que ça cache quelque-chose ?
— Difficile à dire. Mais ces apparitions coordonnées, ça ressemble à une campagne de marketing planétaire. (Slurp)
Indeed. Ça et les, hum, "miracles".
— Soigner un lépreux, c'est très rétro.
— Il y en a eu d'autres ! Une des apparitions aurait arrêté une émeute dans les faubourgs d'Abidjan, elle a parlé à la foule et ils sont devenus doux comme des moutons.
— Ça a dû être un sacré travail de monter toute cette mise en scène. Toutes ces langues à apprendre...
— Visiblement, elles progressent très vite. Et ce n'est pas tout.
— Laisse-moi deviner... Le recrutement a commencé ?
— Bingo ! Leur "divinité", qui se fait appeler Ao, a commencé à rassembler des fidèles dans une communauté, en plein centre-ville de Berlin. Ça a commencé par tous ceux qu'elle a attirés lors de ses visites.
— Je croyais qu'il s’agissait de plusieurs apparitions ?
— Ao prétend être une seule... entité, elle serait apparue en tous ces endroits. Un autre miracle sûrement.
— Tu as raison, très chère, cette histoire devient intéressante. Et je serais surpris que cela s'arrête là : ces braves gens ne se sont pas mis en frais uniquement pour rassembler un ashram au bout du monde. Quelque chose me dit qu'on ne va pas tarder à la revoir ailleurs.
— Je ne prendrai pas ce pari avec toi, fit Martha avec un sourire.

Elle se leva et débarrassa rapidement la table, ne laissant en place que la tasse de son mari et la théière.

— Je te laisse terminer tranquille, il faut que je file. Je suis attendue à mon conseil d'administration.

Un baiser rapide, un manteau que l'on décroche de la patère, et la porte qui se ferme doucement.

Benedict termina son thé sans hâte, remplit le lave-vaisselle, puis il se dirigea vers son bureau. Sur une table en vieux chêne patiné, son ordinateur ; face à lui, une fenêtre donnant à l'ouest ; à sa droite, un grand panneau de liège épinglé de bouts de papiers, morceaux de cartes, reçus, notes griffonnées. On y voyait aussi quelques trophées : lettres de remerciements de parents à qui leurs enfants avaient été rendus, coupures de journaux mentionnant des interventions et des arrestations auxquelles il avait contribué, et au centre, la une du Times punaisée :

« L’enquêteur discret qui a fait tomber la Secte Lunaire ».

Benedict H. Stuart, président et unique employé permanent de la British Association of Help and Protection Against Sectarian Organisations, s'installa à son poste de travail. Avant de reprendre son affaire en cours, il créa un dossier "Apparitions d'Ao" pour consigner notes et documents sur sa prochaine affaire.


Internet, le 21 septembre

Le Chemin de l’Harmonie

Un blog inspiré par les paroles d'Ao.

Chers adeptes de la Vraie Paix,

Grande nouvelle : nous avons célébré aujourd'hui l'ouverture du Pacificarium de New-York ! J'ai eu la chance d'assister à l'inauguration et le bâtiment est parfait. Les salles de méditation et d'enseignement sont spacieuses et bien éclairées, et pour les équiper nous avons racheté le mobilier d'écoles des environs avant qu'elles ne ferment. Nous aurons bientôt l'eau courante, et les voisins ont promis de ne plus vendre de crack dans la proximité immédiate des lieux de culte. Déjà l'influence bienfaisante d'Ao s'étend autour des siens !

C'est le 56eme Pacificarium fondé depuis l'Incarnation ; bravo à tous les Fidèles pour ce travail extraordinaire ! Il y a désormais des centres d'enseignement du message sur tous les continents et dans toutes les villes majeures du monde. Ao a exprimé en privé sa satisfaction. La Divinité a ajouté : "Nous ne devons pas nous satisfaire de si peu : l'humanité ne vit pas uniquement dans les grandes villes. De nouvelles étapes nous attendent. »

D'après mes contacts parmi les archidiacres de la Vraie Paix, la Divinité faisait allusion à des formes inédites de prédication. Nous vous tiendrons bien sûr au courant dès que nous en saurons plus !

– Frère Didier


Expansion

www.premiere.fr , 3 novembre

« Le Message de la paix » : un film trop tôt ?

On l’a souvent dit, l’industrie du cinéma ne cesse d’accélérer ses cycles de développement pour répondre aux fluctuations de l’actualité et aux nouveaux intérêts du public. Parfois, on aimerait qu’ils se servent aussi du frein, et pas seulement de l’accélérateur.

Par exemple, cette semaine j’ai assisté à la première publique du « Message de la Paix », un biopic qui nous narre la vie édifiante d’Ao. Vous ne connaissez pas Ao ? C’est normal ! Il y a encore six mois, selon ses fidèles, cette divinité fraichement tombée du nid ne s’était pas encore incarnée sur notre planète... Ma théorie : elle a passé ses vingt ou trente premières années sur youtube à regarder des animations du XXe siècle, comme la plupart des jeunes, et elle commence tout juste à découvrir le monde réel.

Malheureusement, ce n’est pas ce que le metteur en scène, un certain Didier Friedensohn, a décidé de nous conter ; de ce fait, il manque cruellement de matière pour construire un récit qui se tienne. Pas d’enfance qui expose comment elle a forgé ses convictions, d’où viennent ses forces et ses faiblesses, juste une genèse mystique et un peu fumeuse, dans un milieu hors du temps. Le récit de son arrivée sur Terre est du même tonneau, un enchainement de rencontres et de miracles où elle s’apitoie sur le malheur des hommes et sauve ceux qui le lui demandent gentiment (il faut dire « s’il vous plait »), de rassemblements de fidèles armés de truelles pour construire les églises et les centres qui se multiplient depuis quelque temps, entrecoupé de visions fulgurantes d’une Cité Divine où tout le monde vivra heureux dans la Paix et l’Harmonie (TM). Là où la plupart des cinéastes auraient essayé de créer une tension dramatique en montrant les difficultés, les revers, les désaccords même, Friedensohn ne s’embarrasse pas de détours et construit une histoire monodimensionnelle, qui nous pousse comme un troupeau dans une seule direction : toujours vers le haut, mon fils !

Pour autant, il ne nous donne pas non plus de clés sur l’origine et la nature de ses pouvoirs, dont elle fait usage à longueur de film – un petit garçon tombe et s’écorche le genou ? Hop, un halo doré, un sourire et ça repart ! Tout ça grâce au mystère de la foi, qui s’appelle ici « le Pouvoir de la Paix ». Je me suis renseigné, aucune lumière dorée na été observée lors des miracles attribués par Ao, c’est plutôt une référence cinématographique – peut-être à Pulp Fiction ?

Tout compte fait, le plus intéressant n’était pas à l’écran mais dans la salle. Votre serviteur, pour tromper son ennui, s’est permis d’observer ses voisins dans l’obscurité pour tenter de comprendre qui irait voir un pareil navet. Contre toute attente, la salle était comble ; pour l’essentiel, un public que je qualifierais de populaire, qui suivait l’action avec beaucoup d’attention, et bien sûr quelques jeunes venus par hasard et qui rigolaient pendant les scènes classées « émotion ».

Pour un film scénarisé par un amateur, tourné sur smartphone et sorti avec peu de publicité dans des salles de taille moyenne, nous sommes en présence d’un succès commercial surprenant. La secte, pardon l’Eglise de la Paix et de l’Harmonie, irait-elle jusqu’à envoyer ses fidèles pour faire monter le film au box-office ? Si je ne me risquerai pas à le dire, il ne m’est pas interdit de le penser, bien que cela ne suffise pas à expliquer le remplissage de la salle où je l’ai regardé.

Si la tendance se poursuit, je crains de devoir me taper un paquet de nanards du même tonneau dans les mois qui viennent. La prochaine fois que vous viendrez sur ce site, ayez une pensée pour tous les sacrifices que nous devons consentir au nom du Cinéma.


Los Angeles, 24 novembre

Rob Durmoch n'aimait pas attendre. Le patron du groupe de presse NewsBiz, assis derrière son vaste bureau uniquement orné de quelques trophées et d'un stylo de marque Mont Blanc, tambourinait des doigts sur le sous-main en veau retourné. De l'autre côté du monument en acajou se trouvait son second, Andrew, un homme au visage sec et aux manières tranquilles. Il avait appris à ne pas tenter de faire la conversation quand son boss devenait impatient. Ce dernier finit par demander d'une voix râpeuse.

— Tu crois qu'on aurait dû réserver une salle de réception un peu plus formelle ?
— Je ne crois pas qu'elle ait le goût du luxe.
— Bien sûr, qu'elle n'aime pas le luxe, rétorqua Durmoch avec impatience. Mais je veux lui montrer que moi j’aime ça, et que j’en ai les moyens !
— Ça manquerait de discrétion. Même le personnel de service ne peut pas être considéré comme 100% sûr pour ce genre de rencontre.
— Évidemment, tu as raison, soupira Durmoch. Sinon à quoi bon arranger un rendez-vous aussi sécurisé.

A ce moment, la montre d'Andrew vibra.

— Ça y est, ils sont garés sous la tour.

Il attendirent quelques minutes que les visiteurs prennent l'ascenseur sécurisé pour monter les 70 étages de la tour NewsBiz. Puis un gorille de la sécurité, avec costume noir et oreillette à tortillon, frappa à la porte du bureau et fit entrer trois personnes.

D'abord venaient un homme et une femme en tenues jaunes d'archidiacres du culte, leurs visages comme sculptés dans le marbre, arborant l’impassibilité parfaite des joueurs de poker, des malades en état de mort cérébrale et des fanatiques. Mais l'important était la troisième personne ; la divinité en personne, si l'on en croyait ses adeptes.

Ao ne marchait plus nue parmi les humains, elle portait désormais une tenue blanche drapée, à mi-chemin entre la toge sénatoriale et le sari. Il était difficile de détacher ses yeux d'elle, à cause de sa beauté un peu étrange, et aussi parce que l'oeil revenait sans cesse aux traits qu'il ne pouvait résoudre : ses traits androgynes, que l'on disait féminins mais sans certitude ; sa peau laiteuse, dorée ou blanche selon la lumière et la position ; son expression qui flottait imperceptiblement entre le sourire, la sévérité et une forme de douce mélancolie. Ao était une énigme, Rob et Andrew le savaient bien. Jusqu'à maintenant, leurs investigateurs s'étaient cassé les dents sur son dossier.

Durmoch indiqua des chaises disposées en arc de cercle devant son bureau. Il aimait cet arrangement, qui le plaçait au centre de la discussion, point solaire et arbitre. Négligeant la chaise du milieu prévue pour elle, Ao s'installa près de la baie vitrée, où le soleil californien de l'après-midi fit jouer des reflets fugaces sa peau. Sans relever, le magnat de la presse procéda aux présentations (les archidiacres se faisaient appeler Harmony et Peace), puis il rentra dans le vif du sujet.

— Vous avez souhaité me rencontrer. D'ordinaire, je ne parle pas aux leaders religieux émergents (il utilisait l'euphémisme en vogue pour désigner des sectes), mais votre approche m'a... intrigué. Vous avez parlé d'une offre que je ne peux pas refuser. J'espère que ce n'est pas juste un truc pour attirer mon attention : j'ai horreur que l'on me fasse perdre mon temps.
— Effectivement, nous avons un marché à vous proposer, répondit la femme nommée Harmony d'une voix douce, irradiant la sérénité. Comme vous le savez, notre Famille a voué son existence à la propagation de la Paix et de l’Harmonie sur terre.

Bonne chance avec ça, pensa Andrew. Je me demande s'il n'y a que deux prénoms possibles dans cette "Famille" ?

— Nos membres y consacrent tous leurs efforts jour et nuit, mais nous cherchons des moyens d'aller plus loin. Nous pensons que des organisations comme la vôtre pourraient nous aider puissamment à partager la parole sacrée d'Ao. (Elle accompagna ses paroles d’un regard déférent vers la divinité, qui semblait plongée dans la contemplation du paysage).
— Si vous saviez le nombre de personnes qui viennent dans ce bureau pour que je relaie leurs messages, soupira Durmoch. Mes équipes rédactionnelles sont indépendantes, nous adhérons aux standards les plus élevés du journalisme d'investigation.
— Et nous les respectons aussi, répondit Harmony sans grande conviction. Nous ne demandons pas à dicter ce que vos journalistes écrivent ou disent, uniquement à obtenir plus d'exposition médiatique.
— Le dernier qui m'a dit ça s'en est mordu les doigts. Qu'est-ce que vous avez tous à vouloir plus d'exposition ? Pour vivre heureux, vivons cachés, vous ne savez pas ça ? Durmoch leva les bras au ciel en un geste de feinte exaspération.
— Nous sommes certains que toute couverture médiatique, même critique, ne peut que bénéficier à notre cause.
— Mouais. Enfin, c'est votre problème. Et qu'est-ce que j'y gagne ?

Le deuxième archidiacre prit la parole d'une voix vibrante de passion.

— Une place dans le Cité Divine !
— Nous y voilà, ricana Durmoch. Si vous comptez me payer dans cette monnaie de singe, on peut arrêter tout de suite la discussion.
— La Cité Divine existe bel et bien, et nous pouvons vous la faire visiter, intervint Ao.

La divinité n'avait pas détourné les yeux du spectacle de la fenêtre ; pourtant sa voix résonnait avec assurance dans la pièce.

— Nous sommes déjà en train de la construire, poursuivit-elle. Voulez-vous voir le chantier ? Il est bien avancé.

Tandis qu'elle s'exprimait, ses deux archidiacres buvaient ses paroles avec une expression d'adoration, une soif presque charnelle.

Comme des amants, observa Andrew. Ou des drogués...

— C'est sûrement une visite interessante, mais comme vous pouvez le voir j'ai déjà ma petite cité de 70 étages.
— Ce que nous construisons est d'une nature très différente, répondit Harmony. La Cité Divine est le lieu de la vie éternelle, dans les délices réservés aux Élus.
— Rien que ça ! Durmoch siffla entre ses dents. Hé bien, c'était un plaisir de faire votre connaissance... Il commença à se lever de son siège.
— Nous n'en avons pas terminé, le coupa Ao d'un ton sans réplique. Elle s'était levée et dardait sur lui un regard insoutenable.

Durmoch sentit ses genoux faiblir, et il retomba dans son fauteuil, incapable de répondre. La pièce s'était remplie de quelque chose, et même Andrew, toujours assis, retenait sa respiration.

— Vous devez venir à la Cité Divine. Je vous le garantis, cela scellera notre marché.
— Hum, admettons... Murdoch essayait de reprendre le fil de ses pensées.
— Ne laissons pas cette affaire traîner. Quand pourriez-vous vous libérer ?
— Il faudra prévoir deux jours de visite et une demi-journée de trajet, précisa Harmony.
— Nous verrons avec ma secrétaire, je dois pouvoir me rendre disponible dans le mois qui vient, répondit Durmoch avec une docilité qui le surprit lui-même.
— Soit, fit Ao avec une moue. Elle s'était rassise mais sa présence continuait de remplir la pièce. Une fois que vous aurez décidé de faire affaire avec nous, je veux que nos accords portent rapidement leurs fruits.

Le ton pressant de la divinité rasséréna Durmoch. Un personnage autoritaire qui voulait des résultats immédiats, on se retrouvait en terrain familier. Il sourit d'un air matois.

— Cela, ma chère, dépendra de la qualité de votre offre...


Internet, 6 février

Le Pacificarium de Split mis à sac par des skinheads.

Une centaine d'extrémistes violents ont attaqué hier soir le Pacificarium situé en périphérie de la ville de Split, en Croatie. Après avoir passé à tabac les adeptes du culte d'Ao qui s'y trouvaient, ils ont dérobé les biens et des espèces, et mis le feu au bâtiment. Selon les témoins, un groupe moins nombreux est resté devant l'incendie, buvant de l'alcool et se moquant des adeptes qui luttaient contre les flammes.

Le leader du mouvement skinhead en Croatie a déclaré : "Cette attaque est l'oeuvre de quelques éléments incontrôlés qui ne font pas partie de notre organisation. Mais on ne peut pas s’empêcher de se demander, si leur divinité est si forte, pourquoi elle n'a pas éteint le feu ?"


Dissension

Le e-Monde, 10 février

Faut-il avoir peur du culte d'Ao ?

Depuis sa création il y a deux ans, cette nouvelle religion connait un développement foudroyant dans tous les pays du monde. Des spécialistes ont tiré l'alarme sur une mouvement sectaire unique en son genre, à la puissance inquiétante. Pour en savoir plus sur ce phénomène mal connu, nous avons rencontré Javier Mariscal Gutierrez, ex-diacre du culte qui s'en est récemment pris à son ancienne hiérarchie. Lors de cet entretien-fleuve, qui a duré plus de 6 heures, émaillé de digressions théologiques et autobiographiques, Mariscal a partagé avec Le e-Monde sa vision de l’Eglise de la Paix et de l’Harmonie. En voici les extraits les plus percutants.

Le e-Monde : Dans vos dernières déclarations publiques, vous avez accusé Ao de propager "une vision corrompue de la religion et de l'idéal de l'harmonie". De quelle corruption s'agit-il ?

Javier Mariscal : Je n'ai pas accusé Ao mais sa clique d'archidiacres, qui accaparent le pouvoir et s'enrichissent sur le dos des Fidèles. J'adhère toujours à l'idéal de l'Harmonie et de la Paix, mais la structure de pouvoir qui s'est mise en place est en train de le dévoyer complètement. Il n'y a qu'à voir comment fonctionne la promotion interne : les plus méritants, qui mettent toute leur énergie au service des Fidèles et de la cause, sont complètement laissés de côté. Il faut faire de la politique pour accéder à la moindre responsabilité.

(...)

"J'ai été témoin de quelques scènes édifiantes sur la nature du Divin."

LeM : Vous êtes donc toujours un adorateur d'Ao. La considérez-vous comme une divinité incarnée, ainsi que le prétend le dogme du culte ?

JM : Adorateur, comme vous y allez... Je suis convaincu qu'Ao nous montre la voie d'une vie meilleure, et qu'elle appartient à un niveau d'existence supérieur. Certains parlent d’extra-terrestre ; qui sait ? En tout cas elle est capable d’actions proprement miraculeuses. De là à parler d’une divinité... (Sourire)

LeM : Aurait-elle des côtés plus humains que ce qu’elle ne montre au public ? Des travers ?

JM : Disons plutôt, des appétits... humains, mais à son échelle. L'amour d'Ao englobe toute la création... (sourire)

LeM : Vous faites allusion aux rumeurs sur des orgies dans la Cité Divine ?

JM : J'ai été témoin de, hum, quelques scènes édifiantes sur la nature du Divin. Mais chaque chose en son temps, mon livre qui sortira bientôt contient quelques révélations sur le sujet.

(...)

LeM : Vous avez aussi accusé la hiérarchie de se livrer à des trafics en tous genres. Est-ce qu'Ao y serait aussi mêlée ?

JM : Cela, il m'est impossible de le dire, je n'ai pas eu accès à tous leurs secrets. Je n'étais qu'un simple diacre, après tout. Mais au Pacificarium de Rio où j'ai travaillé, les principaux responsables étaient mouillés jusqu'au cou dans la revente de Soma, le "nectar de la paix" comme ils disent. Je ne sais pas où passait tout l'argent, mais la circulation de cette drogue a explosé après l'implantation du Culte. A Rio, on les surnomme les "marchands de sable", car les jeunes du quartier sont devenus somnolents. Partout où l’église arrive, le trafic commence.

"A Rio on les surnomme les "marchands de sable", car tous les gamins du quartier sont devenus somnolents. Partout où ils arrivent, les trafics commencent."

LeM : Vous avez des noms ?

JM : C'est un peu tôt, mais je n'ai pas eu peur de les nommer, ni de raconter en détail ce que j'ai vu dans mon livre, à paraitre bientôt. Ça sera une vraie bombe !

LeM : Vous ne craignez pas que l'on cherche à vous faire taire ?

JM : Ces menaces ne m'atteignent plus. J'ai enduré leur mesquinerie assez longtemps!

(...)

LeM : On se pose beaucoup de questions sur la fameuse Cité Divine : à quoi sert-elle exactement, comment a-t-telle été financée...

JM : C'est encore un mystère pour beaucoup d’entre nous. Je crois que seule Ao en détient les réponses, car la Cité n'est pas terminée, même si les Pacifiés et les Purs parmi les Fidèles ont commencé à y emménager.

LeM : On a aussi beaucoup spéculé sur les termes de la transaction secrète avec le gouvernement du Belize. Que pensez-vous de la rumeur selon laquelle le culte d'Ao aurait payé directement le président Belizéen sur un compte en Suisse pour obtenir la concession "éternellement renouvelable" de l'île de Caye Caulker ?

JM : Il n'y a pas que cette île : le culte en a obtenu plusieurs autres dans les Caraïbes. La Cité Divine sera une agglomération, un archipel... Ont-ils corrompu un dirigeant pour obtenir leur concession ? J'en suis convaincu, je connais bien les archidiacres et leurs méthodes. Bien sûr il m'est impossible de l'affirmer sans preuves, mais quand on voit la facilité avec laquelle ils ont mis la main sur ces îles, c'est la seule explication possible.

"Tout son culte est basé sur le mystère et l'opacité"

LeM : Il semblerait qu'Ao y ait élu résidence, mais on ne sait pas grand-chose de ses faits et gestes depuis un an. Comment expliquez-vous ce profil bas, après une entrée en scène médiatique fracassante ?

JM : Ao a suscité le désir d'en savoir plus, et désormais elle l'entretient en se dérobant aux regards. Sa Cité procède sans doute de la même intention, c'est juste une stratégie de communication. Tout son culte est basé sur le mystère et l'opacité, comme j'en ai fait la douloureuse expérience.

(...)


Londres, 11 février

La nuit tombait, et la pluie tambourinait à la fenêtre. Enfoncé dans son fauteuil, Benedict H. Stuart éteignit sa tablette et la posa sur une table basse. Puis imprima un petit mouvement circulaire au verre à whisky qu'il tenait à la main, tout en réfléchissant à l’interview traduite par The Independent ; dans le cristal, un single malt agitait ses reflets ambrés. Puis il s'empara d'un stylo et d’un calepin patiné par l’usage – il utilisait encore du papier pour prendre des notes et organiser ses idées. Quelques lignes étaient déjà griffonnées :

  • Stratégie de recrutement mondiale, expansion très rapide
  • Multiples allégations de pouvoirs surnaturels du leader, faits à vérifier
  • Origine inconnue, spéculations sans fondement
  • Instrumentalisation des média et stratégie de com
  • Rupture des liens entre les fidèles et leur milieu d'origine
  • Pas de preuve d'exploitation financière des fidèles (dons à la secte, etc)
  • Quelques allégations d'addiction sexuelle
  • Culte du secret, bien sûr
  • Objectifs stratégiques peu clairs

Il y avait du classique et du nouveau dans le tableau qu’il dressait. Si chaque secte était différente, toutes prétendaient détenir la Seule Vérité et exigeaient d’importants sacrifices à leurs adeptes. Benedict en avait vu son content au cours de sa carrière, et il ne se laissait plus désorienter par ces impressions initiales. Il savait reconnaître les schémas qui ne manquaient pas de réapparaître à chaque fois, les preuves de culpabilité.

Même la première fois, chez les Neo-Krishna, il avait fini par y voir clair ; mais pour cela il avait fallu qu'on l'aide à s'arracher à l'emprise de George Carter, gourou paternaliste, tyrannique, meurtrier... Entre la privation de sommeil, les tâches éreintantes, les drogues et la violence occasionnelle, il avait échappé de peu à l'oblitération de sa personnalité.

Comme toujours, Benedict repoussa les souvenirs d'aliénation et l’idée de ce qui aurait pu arriver. Il ajouta dans son carnet, en-dessous de la dernière ligne :

  • Financement probable par le trafic de drogue. Si c'est systématique, peut les faire tomber.

Prochaine étape : aller voir par moi-même


New-York Times, 23 mars

Reprise des combats au Waristan

Des tirs d'arme lourde et des combats au sol ont été observés dans la zone tribale du Waristan. On se souvient qu'au début de l'année, le leader religieux Ao avait y fait une tournée de médiation très remarquée, qui l'avait amenée à rencontrer les chefs des principales factions. Elle s'était aussi livrée à des bains de foule d'une ampleur inhabituelle.

Les accords de paix qui avaient été signés avant son départ n'auront donc duré que quelques semaines. D'après les observateurs internationaux, le conflit aurait été rallumé par une querelle entre voisins, portant sur les pâturages de moutons, où le ton a monté. L’un des plaignants a tiré à la carabine sur son interlocuteur, et ce dernier s'est livré à des représailles avec l'appui de membres de sa famille, ouvrant le feu avec des kalachnikovs et un lance-roquettes. L'escalade a ensuite été rapide. On est sans nouvelles des diacres présents dans la région au moment des faits.


Page Facebook de l’Église de la Paix et de l'Harmonie, 16 avril

Ao lance un appel à toutes les bonnes volontés

Mes frères,

Aujourd'hui, l'envoyée de la Lumière, la divine Ao a lancé un appel à toute l'humanité. Elle a parlé sur les ondes de sa chaîne sacrée, PHTV, et pour que son message soit entendu de tous, nous retranscrivons ici ses mots exacts, dans toute leur force et leur pureté. Mémorisez-les, partagez-les, et likez-les !

– Archidiacre Didier

« Je suis venue à vous nue, les mains vides, avec mon message de paix pour seul bagage. J’ai rencontré des humains de toutes les conditions, je leur ai proposé de se joindre à ma Paix, et ils l’ont embrassée. Aujourd’hui, partout dans le monde des millions de personnes oeuvrent à réaliser cette vision, et goûtent déjà à la sérénité d’une vie harmonieuse, dans les pacificariums, dans la Cité Divine, ou en assistant à nos séances de télé-méditation.

Mais l’humanité souffre toujours. J’ai apporté ma Parole à des belligérants, j’ai calmé la colère des foules, mais partout le mal renait telle une mauvaise herbe. Tant que l’humanité reste désunie, elle échouera à réaliser l’Harmonie durable et éternelle. Beaucoup de progrès ont déjà été réalisés, mais nous avons besoin d’aller plus loin, plus vite.

Aussi je lance cet appel. J’en appelle à toutes les bonnes volontés, celle des sociétés humaines, celle des gouvernants. Il est temps de renoncer aux ambitions, aux rancunes, d’abandonner vos conflits stupides et d’embrasser l’Harmonie. C’est un appel, et aussi un avertissement. J’ai réparé ces conflits, j’ai restauré la Paix dans le coeur des hommes, et je le ferai encore, mais j’aurai moins de tendresse pour ceux qui n’entendent pas mon message. Un petit nombre de réfractaires n’a pas le droit de retenir l’humanité sur le chemin de l’Harmonie. »


Réaction

Internet, 8 octobre

Le pacificarium de Beijing fermé par la police, une vague d’arrestations en cours

Une centaine de fidèles ont été arrêtés pour troubles à l'ordre public lors d’une descente des forces de police, qui sont arrivées par autobus entiers devant le siège de l’Eglise de la Paix et de l’Harmonie. On vient d'apprendre ce matin que les responsables de l'organisation en Chine étaient inculpés pour fraude fiscale et activités contre-révolutionnaires. Les autorités chinoises ont interdit toute nouvelle ouverture de centre du culte d'Ao sur le territoire de la République Populaire de Chine.


Internet, 17 octobre

Ouverture du premier centre de rééducation par l'Harmonie

L'Église Mondiale de l'Harmonie a annoncé la fondation de son premier Reformatorium dans leur concession des Caraïbes. Selon l'organisation religieuse, il a vocation à "aider les personnes en détresse à se ressourcer, grâce à un environnement dépourvu de tentations et de menaces, où ils pourront prendre tout le temps nécessaire pour redéfinir les bases de leur existence".

L’église n'a pas précisé quelle serait la provenance des pensionnaires, ni la manière dont ils seraient sélectionnés. L’annonce a suscité plusieurs réactions négatives : Amnesty International a dénoncé la création d'un centre pénitentiaire privé dans une zone de non-droit. Le Parti Neo-Anarchiste Mondial s’est publiquement désolidarisé de l’Église, évoquant une « dérive sectaire » et « une tendance inquiétante à la répression ».


Internet, 28 octobre

Le pape accuse Ao de « servir le Démon »

Vatican - Le pape Pie XXIII, très actif dans les media depuis son élection à la tête de l’église Catholique, n’a pas mâché ses mots lors d’une conférence de presse donnée au Vatican.

Il a décrit en termes critiques l’église de la Paix et de l’Harmonie : « Une secte dangereuse, dont les objectifs sont radicalement opposés à tout ce que nous enseigne la foi chrétienne. Ils font usage de drogues et de violence psychologique pour briser leurs adversaires. » Selon le Pape, le leader de l’EPH n’aurait rien de divin : « Cette Ao a beau être photogénique, cela ne justifie pas de la traiter comme une divinité incarnée. Dans cette époque matérialiste, prédisposée à toutes sortes d’idolâtrie, nous nous battrons pour sauvegarder la vraie spiritualité. »

Le Pape a aussi mis en garde solennellement les fidèles qui seraient tentés de rejoindre cette secte : «  C’est une illusion, une promesse fallacieuse qui se retournera contre ceux qu’elle aura abusés. »

Il a aussi renouvelé les allusions à un projet plus sombre : « Les mauvais augures se multiplient. La pluie de grenouilles sur Kaboul, les eaux du Danube rouge sang, sont autant de signes qu’une intelligence maligne est à l’oeuvre dans le monde. Ce culte nouveau, à la séduction trouble, est une arme de plus au service du Démon. » 

Le Pape a aussi évoqué le renforcement des liens avec les autres religions monothéistes, une allusion aux prises de position attendues du grand Rabbin de Jérusalem et du mufti de Constantinople, plus tard dans la semaine.

Interrogé sur ces déclarations, l’archidiacre Didier, porte-parole de l’Église de la Paix et de l’Harmonie, a réagi sans tarder :

« Ce brave Pape ne comprend pas grand-chose au monde dans lequel nous vivons, et il doit certainement paniquer devant le succès croissant de notre mouvement, en particulier chez les les catholiques qui nous rejoignent en masse. Mais notre Église n’a rien contre les chrétiens, nous trouvons juste leur liturgie ringarde et pas très efficace. Si vous voulez changer le monde, vous pouvez prier et vous confesser, ou bien vous pouvez joindre vos forces aux nôtres ; à votre avis qu’est-ce qui a le plus de chances de marcher ? Et puis, il nous dit dangereux, c’est trop d'honneur, mais nous au moins, nous laissons les petits enfants tranquilles. »


Internet, 24 octobre

Un journaliste d’investigation fait une overdose de Soma

Pavel Guerasimov, correspondant de l’Associated Press, a été retrouvé dans un coma profond dans sa chambre d’hôtel de Berlin, où selon diverses sources il était venu enquêter sur le Pacificarium de l’Église de la Paix et de l’Harmonie. La cause du coma serait la prise d’une dose « absolument massive » de Soma, l’antidépresseur illégal qui connait une vogue importante dans la mouvance du culte d’Ao. Pour l’instant la police allemande n’a pas communiqué ses hypothèses : accident, tentative de suicide, ou empoisonnement déguisé ? Il semblerait que l’état du patient soit stable mais les chances qu’il revienne un jour à la conscience sont infimes.

Selon des sources dans les media sociaux, un diacre de l’Église aurait affirmé que « ce journaliste a une chance inouïe, car il a eu droit à une illumination que d’autres Fidèles passent leur vie à poursuivre ». Interrogé sur le sujet, l’archidiacre Didier, porte-parole de l’organisation, a démenti que ces propos aient été tenus par un membre de l’Église de la Paix et de l’Harmonie.

Cette overdose se produit quelques semaines seulement après la disparition mystérieuse de Javier Mariscal, l'ancien diacre dont le livre-témoignage devait être la sensation de la rentrée. Sa maison d'édition a annoncé que, "pour des raisons évidentes de décence", la sortie du livre était repoussée à une date indéterminée. Plusieurs ONG ont dénoncé une campagne d'intimidation à l’échelle mondiale.


Sommet des chefs d’état d’Amérique Latine à La Havane, 30 octobre

Extrait d’enregistrements réalisés par la CIA lors de discussions informelles

— ... toi aussi, tu as déjà eu des propositions du culte ?
— Oui, pour l’instant on les étudie.
— Ils payent bien, d’après Villalobos.
— Pour sûr, il leur a vendu la moitié des îles du Belize ! Mais j’ai moins besoin d’argent que lui, et ce sont des fouteurs de merde. Peut-être que je devrais adopter une approche à la chinoise, coller tout le monde au trou.
— Chez nous ça ne serait pas possible, ils ont déjà trop de fidèles, et qui votent pour moi en plus. Je connais bien leurs archidiacres, ce sont des gens raisonnables, tu sais.
— Ce genre de gars sont toujours agréables, au début. Attends qu’ils te tiennent par les cojones et le ton changera.
— Bien sûr, ils veulent une part du gâteau, mais c’est réglo s’ils respectent notre marché. Depuis leur installation les émeutes se sont calmées, et ils tiennent les gangs en respect... Je ne sais pas comment ils s’y prennent mais ça fait bien mes affaires !
— Mais tu crois vraiment qu’Ao est une divinité ? Tous ces miracles ça pue l’escroquerie, un jour ou l’autre les masques vont tomber, le scandale va éclabousser...
— Divinité, extra-terrestre, je ne sais pas d’où elle sort mais son truc marche pour de vrai, crois-moi.
— Si tu as un dossier sur eux, je serais intéressé.
— Avec plaisir, mes barbouzes te feront parvenir les infos.
— Et d'ailleurs, à propos de cette histoire de dissidents...
(...)


Mer des Caraïbes, 2 novembre

Benedict H. Stuart, accoudé à la rambarde en métal, laissait les embruns lui rafraîchir le visage. Derrière lui bruissaient les conversations des passagers. Entre ceux qui prenaient du Soma pour supporter le roulis et marmonnaient toujours les mêmes âneries sur l’illumination, la paix et la beauté d’Ao, et les autres qui se comportaient comme des touristes ordinaires, il n’avait pas grand-chose à se mettre sous la dent, et avait cessé de s’y intéresser à la moitié du voyage. S’il y avait des dignitaires plus importants dans le groupe de Purs et de Pacifiés, ils se gardaient bien de sortir du rang. La plupart des discussions tournaient autour de la Cité Divine, mais seules des rumeurs et suppositions les alimentaient : aucun d'entre eux, apparemment, n'y était encore allé.

Quelqu'un s'exclama : « Je la vois! », et un petit attroupement se forma au bastingage.

Benedict se tourna vers la proue, et admira le spectacle. Les rayons rasants du soleil faisaient miroiter les flèches et les bulbes dorés de la Cité, qui se nimbaient d'une lumière presque mystique. Voilà pourquoi les bateaux s'y rendent toujours le soir et l'abordent par l'Ouest, songea Benedict. Une belle vision à imprimer sur les rétines des fidèles...

Arrivés au quai, une rangée de diacres les attendaient, vêtus de robes en toile jaune passé, tête nue et mains vides. Un accueil placé sous le signe du spirituel, que démentaient derrière eux les trois costauds armés, en uniforme et casquette, qui représentaient les autorités du port. Pendant que les diacres les recevaient avec le laïus habituel de l’Eglise de la Paix et de l’Harmonie, dont Benedict avait déjà eu le temps de se lasser, les gardes commencèrent à filtrer les passagers : scan du passeport, vérification des bagages, enregistrement des smartphones, et pose au poignet d’un bracelet pisteur quasi-indestructible, qui permettrait aux autorités de connaitre à tout moment la position des visiteurs. Une fois chaque passager dûment étiqueté, il était autorisé à se diriger vers le terminal de transport.

Benedict avait laissé passer le gros de la troupe, et regardait opérer l’équipe de sécurité. Quand son tour arriva, il tendit son faux passeport au nom de Alan Smith avec une décontraction feinte, et attendit tandis que le type en uniforme répétait sa routine. Benedict savait que ces points de contrôle servaient surtout au personnel de sécurité pour observer les réactions des personnes qu’ils filtrent, pendant que la technologie tourne toute seule et ne trouve généralement rien.

— Attendez-moi ici, je dois faire une vérification.

Le garde s’éloigna avec son passeport, pendant que ses collègues contrôlaient les autres passagers. Benedict l’observa discrètement discuter au téléphone et lui lancer quelques regards de biais. La main de l’homme reposait en permanence sur la crosse de son revolver.

Enfin l’officier hocha la tête, sourit à une plaisanterie de son interlocuteur, rangea son téléphone portable et revint vers Benedict. Il lui tendit son passeport, le dévisagea avec ce regard fixe, presque pensif qu’ont les douaniers et les physionomistes de boîte de nuit, puis lui dit :

— Tout est en ordre, vous pouvez passer.

Et il ajouta dans son dos, alors que Benedict se dirigeait déjà vers le terminal :

— Bienvenue dans la Cité Divine, monsieur Stuart.

Apothéose

Cité Divine, 3 novembre

Le soleil se levait sur la Cité Divine : un bleu doux éclaircissait le ciel, et les rayons rasants heurtaient de place en place une flèche, un dôme, un bulbe de métal doré, pour éclater en scintillements aveuglants. Après les faubourgs bien espacés, dans le centre monumental les rues semblaient plus étroites, sans doute pour contraster avec les murailles de pierre blanche qui s’élevaient de part et d’autre, ornées de gravures gothiques, d’écrans géants et de peintures murales naïves. Rien qui ne fasse moins de quatre mètres de haut, observa Benedict.

La veille il s’était couché tôt, après avoir assisté à un office dont le seul intérêt était le cadre grandiose. Alors que les Pacificariums édifiés dans le monde entier reflétaient une pensée sobre, voire ascétique, ici on ne comptait pas les voûtes, les statues et les ornementations. Benedict était fasciné par le visage radicalement différent que présentait le centre mondial de l’église de la Paix et de l’Harmonie, et comptait mettre à profit cette journée pour en apprendre plus. D’autant que la veille, la célébration de l’un des Treize Jours Sacrés de la Paix s’était terminée tard dans la nuit par des libations et des chants. Sauf prodige d'endurance chez les fidèles, la matinée allait être tranquille, propice à une exploration en profondeur.

Il n’était pourtant pas seul dans la rue ; malgré l’heure matinale, des diacres et des fidèles vaquaient déjà à leurs affaires, vêtus de leurs robes de bure caractéristiques. Le choix des tissus trahissait souvent les dérives des sectes : trop légers, il y avait de l’abus sexuel dans l’air ; trop lourds, ils cachaient sans doute des flagellations. Dans tous les cas, on pouvait compter sur eux pour le manque d’imagination dans la coupe. Pour ses fidèles, Ao avait fait le choix de tenues amples sans échancrures révélatrices. La couleur sombre évoquait plus les moines franciscains ou dominicains que des mouvements new-age, et la capuche était bienvenue sous le soleil violent des Caraïbes. Les diacres et autres dignitaires se distinguaient à leurs robes d’un jaune passé, vaguement évocateur du safran des bouddhistes. En tout cas, rien d’extra-terrestre là-dedans.

Si l’aspect de canyon évoquait le centre de New-York, la rue était calme, aucun véhicule n’y circulait. On entendait seulement le vent entre les tours, parfois le cri d’un oiseau de mer, et la douce rumeur des psalmodies.

Toute cette tranquillité mettait d’autant mieux en valeur l’architecture fantastique de la Cité divine : l’Église de la Paix, etc., avait mis les moyens, aucun toit qui n’ait sa dorure à la feuille. Même les grandes sectes américaines du XXe siècle n'auraient pu rivaliser avec ce faste. Le style aussi surprenait ; là où des gourous ordinaires se contentaient de reproduire des schémas plus ou moins exotiques de temples ou de cathédrales, ici une architecture originale avait été conçue, que l’on retrouvait dans diverses variations à travers tout le centre de la Cité. Un oeil exercé y retrouvait des traces de styles historiques, des choix plus modernes inspirés par Niemeyer, mais aussi des formes inédites. L’Église avait des moyens, et peut-être même du goût pour qui ne s'arrêtait pas à la couche dorée.

Traversant ce Manhattan mystique, Benedict déboucha soudain sur une vaste esplanade. Il cligna des yeux, ébloui par le soleil qui se levait juste en face de lui – que d’effets de lumière, décidément. Il se trouvait face au coeur de la Cité et de son mystère le plus épais.

Jusqu’ici, il avait parcouru un quartier de temples, d’universités, d’administrations, avec les tours des media religieux – versions locales de la Durmoch Tower à Los Angeles. Des lieux fréquentés par les fidèles et les prêtres de second ordre, affairés avec la dignité et la sérénité affectée de ceux qui ont été élus pour venir en Sa Présence.

Ici commençait le domaine réservé d’Ao : ses quartiers, ceux de ses archidiacres les plus influents, les lieux des cérémonies les plus secrètes. Une Cité dans la Cité, inaccessible sinon aux plus Purs d’entre les Purs. Un dôme immense, immaculé, qui écrasait de sa masse les degrés menant à l’esplanade et les rares silhouettes qui passaient sans s’arrêter, aussi insignifiantes que des fourmis sur le perron d’une maison.

Benedict se dirigea droit vers l’entrée, un porche aux dimensions cyclopéennes. Tout en marchant d’un air affairé, il serra le poing dans la poche de sa robe de bure. Il ne pouvait désormais s’autoriser aucun tremblement.


Les pas de Benedict résonnaient un peu trop fort sous les voûtes du palais d’Ao. Vu de l’extérieur, le bâtiment évoquait une coquille, mais en réalité de larges ouvertures laissaient entrer la lumière, tout juste atténuée par des vitres progressives au fur et à mesure que le jour montait.

Entrer avait été facile, grâce à ses lentilles de contact trafiquées. La reconnaissance rétinienne du portail n'avait pas réagi, son fournisseur avait bien mérité les deux mille livres que le faux avait coûté. Quant à son bracelet traceur, il était resté dans sa chambre, toujours activé. « Un bon ouvrier a de bons outils » : Benedict se flattait d’être toujours mieux outillé que ses adversaires.

Il marchait au hasard dans le saint des saints, en affectant à la fois sérénité mystique et préoccupation d’homme de responsabilités, à la manière des diacres de la Cité Divine. Depuis longtemps il savait cultiver sa vision périphérique, l’art des coups d’oeil investigateurs masqués sous un apparent manque de curiosité. Il ne savait pas encore ce qu’il cherchait, mais il ne doutait pas de l’apprendre bientôt.

Le corridor décrivait une vaste courbe le long de la paroi extérieure du sanctuaire ; l’arrondi masquait la destination de Benedict, et avalait son chemin derrière lui. De temps à autre, une porte sur sa droite permettait d’accéder aux zones intérieures – sans doute une structure en couches d'oignon, classique dans l’architecture ésotérique. Les rares portes ouvertes laissaient entrevoir de fastueuses salles de méditation. Après en avoir passé plusieurs, Benedict comprit que c’étaient les seuls accès vers l’intérieur, et il s’engagea sous la voûte d’un temple presque vide. Un diacre était en train de rythmer la méditation de trois fidèles somnolents, gradés intermédiaires du culte à en juger par leur tenue. Benedict balaya la salle des yeux sans s’arrêter de marcher, reconnut une issue en arcade à l’autre extrémité et s’y dirigea en contournant les fidèles pour ne pas les déranger ; ni trop près, ni trop loin.

De l'autre côté, le bâtiment devenait labyrinthique, et la lumière solaire tombait du plafond en portions plus congrues, la faute au dôme toujours plus haut et aux couloirs toujours plus étroits. Les portes fermées se multipliaient, et Benedict commença à coller son oreille aux battants et à tester les poignées. L’une des portes s’ouvrit sur un placard à balais de cinq mètres sous plafond ; la suivante sur un local d’archives qu’il aurait passé des années à explorer et à lire ; en ouvrant la troisième, il tomba sur un gros diacre robe relevée, dont le bassin martelait le postérieur d’une jeune fidèle à moitié nue, affalée sur un bureau. Elle le dévisagea de ses yeux éteints ; sans doute le soma embrumait ses sens et son esprit. Benedict hésita à intervenir, puis marmonna quelques excuses et referma la porte – il entendit le verrou tourner alors qu’il s’éloignait. Les rumeurs semblaient justifiées ; le contraire l’eut étonné.

Un bruit résonnait sous la voute, rendu indistinct par la réverbération. Récitations, conversations, chants, ou un peu des trois. Benedict décida de s’approcher – une salle de culte mieux remplie, ou un lieu de rassemblement, lui apprendrait plus que ces suites de pièces vides. Les voûtes s’élevaient de plus en plus haut, la lumière devenait lointaine et sépulcrale. Puis le couloir fit un coude, et Benedict arriva à l’entrée d’une salle lumineuse, de forme circulaire. Des rangées de colonnes de marbre blanc en ponctuaient le cercle, des glyphes dorés s’étalaient sur les parois de la coupole, sous le puits de lumière qui laissait tomber du ciel un rayon aveuglant, cylindrique. Une douzaine de fidèles étaient assis là, tournés vers quelque chose sur sa gauche qu’une colonne lui masquait. Soudain il réalisa qu’il était arrivé au centre du sanctuaire d’Ao, et l’appréhension lui noua le ventre.

Deux jeunes diacres, silhouette athlétique et regard trop serein, se portèrent à sa rencontre et l’invitèrent à avancer. Il entendit la voix d’Ao qui s’adressait à lui :

— Bienvenue , Benedict Stuart, pourfendeur des faux cultes. Il est temps que nous discutions un peu de ma théologie, ne penses-tu pas ?

La créature, divinité ou autre, était affalée dans un vaste divan pourpre, sur une corniche de marbre placée en hauteur. Deux jeunes gens étaient blottis dans ses bras ; l’attitude maternelle et protectrice d’Ao était démentie par la position de ses mains, dont l’une s’activait dans le soutien-gorge de la femme, l’autre sur le sexe de l’homme. Ils arboraient une expression d’extase que Benedict avait déjà vue sur le visage de drogués à l’héroïne. Soma, adoration aveugle, ou bien encore autre chose ?

La divinité avait suivi son regard.

— Oui, je prends soin des miens. Un jour peut-être, si notre conversation te convainc, toi aussi tu chercheras mon étreinte.
— Permettez-moi d’en douter.
— Tu crois sans doute que tes petits traumatismes personnels te mettent à l’abri des aveuglements. Mais ce que je propose est d’une tout autre nature, tu finiras bien par le voir.
— Et comment comptez-vous m’en convaincre ? Allez-vous m’abrutir de soma, ou m’empêcher de dormir pendant un mois ?

Benedict s’en voulut d’avoir laissé passer autant de colère dans sa voix ; il ne voulait pas qu’elle voie sa peur, mais il ne pouvait s’empêcher de penser aux prisons que l’immense édifice comportait certainement. Une surface pareille, cela faisait beaucoup de sous-sols... Ao leva juste un sourcil, sans montrer la moindre émotion.

— Rien de tout cela. Je ne suis pas comme les charlatans que tu as combattus jusque-là. Tu as vu les réalisations de mes Fidèles. Je suis arrivée nue dans ce monde, je parlais à peine vos langues, et en quelques années nous avons bâti un mouvement, des églises, une Cité dont les bâtiments sont plus beaux que tout ce que la terre a porté jusque-là !
— C’est une belle réussite matérielle, je vous le concède.
— Ah, Bénédict, sourit la divinité. Ne comprends-tu pas que tout est fondé sur le coeur de mes Fidèles, sur leur foi et leur ardeur ?
— D’ailleurs ils sont nombreux ici. Si vous voulez vraiment parler à coeur ouvert avec moi, nous devrions peut-être nous isoler un peu ?
— Tout ce que j’ai à te dire, ils peuvent l’entendre.
— Dans ce cas je crains fort que vous n’ayez pas grand-chose à m’apprendre...
— Tu ne vas quand même pas renoncer sans même avoir essayé. Quelles sont ces questions indicibles que tu souhaites me poser ?

Benedict se mordit les lèvres. Le défi était si visiblement piégé... Il se lança pourtant.

— Pourriez-vous m’expliquer qui – enfin, ce que vous êtes exactement ?
— Tu ne crois pas à ma nature divine ? rétorqua Ao, presque narquoise malgré la douceur inchangée de sa voix.
— Non.
— Tu as raison.

Benedict sursauta intérieurement, jeta un coup d’oeil aux fidèles pour déceler une réaction de surprise ou de connivence.

— Vous venez bien de me dire que vous êtes humaine ? Toute la propagande de l'Eglise est un mensonge ?
— Mais non. Vous autres humains, vous vous faites une idée très précise de ce que doit être un dieu : omniscience, omnipotence, transcendance, création du monde, que sais-je encore... Il est vrai que je ne remplis pas ce cahier des charges. Mais je suis une entité bien plus évoluée que toi, que ce diacre ou que Bob Durmoch dans sa tour-phallus.
— Si vous n'êtes pas humaine, que prétendez-vous être ?
— Je viens d'ailleurs. D'un monde que, dans leur langue, les miens nomment Terre – n'est-ce pas délicieux ?
— Une extra-terrestre ?
— Une, un... les genres nous importent moins qu'à vous. Et nous n'avons pas cette obsession, cette relation de dépendance avec la matière.
— Ouais. Et comme par hasard, n'écoutant que votre altruisme éthéré, vous batifolez de galaxie en galaxie, répondant partout la Paix et l'Harmonie ?
— Oh, non... Mon espèce est du genre égoïste. Pourquoi patauger dans la fange, quand on peut s’élever vers les merveilles du monde de l'esprit ?
— Merci pour la fange.
— Tu vois, je ne cherche pas à te flatter.
— Et pourquoi vous, vous seriez différente des autres ? D'où vous vient cet amour que vous déversez sur toute la planète depuis deux ans ?
— Je fais partie de ceux qui s'intéressent au vaste univers, pour qui la contemplation de l'Esprit ne suffit pas. Depuis longtemps j’observe votre monde, et ce que votre espèce en fait. Tant de possibilités, mais aussi d'échecs et de gâchis...
— Et bien sûr vous avez volé à la rescousse, n’écoutant que les battements de votre petit cœur.
— A vrai dire, tout a commencé par un débat théorique. Certains pensaient l'espèce humaine condamnée à se déchirer jusqu’à l'autodestruction. J'étais d'avis contraire, à condition qu'une aide extérieure permette à l'humanité de vaincre ses vieux démons. Mise au défi, j'ai proposé d'essayer moi-même. J’étais certaine d’obtenir des résultats rapides.

Benedict haussa les sourcils.

— Tout a donc commencé par un pari stupide...
— Mesure tes paroles, le coupa Ao avec moins de douceur. Nos discussions auraient épuisé les possibilités de ton intellect en quelques secondes.
— Ils sont au courant ? demanda Benedict en désignant les fidèles assemblés autour d'eux.
— Bien sûr. Comme tous tous ceux qui sont admis dans le sanctuaire de ma Cité.
— Et vous mentez au reste du monde ?
— C'est une simplification pratique. Si je suis moins que vos dieux imaginaires, je suis bien plus qu'humaine. Et vous avez de tels fantasmes sur les extra-terrestres... Cela compliquerait notre travail.

Benedict reconnut en son fort intérieur que l'histoire d'Ao était plutôt bien construite. Mais cela ne suffisait pas à la rendre vraie. Il puisa dans ses réserves d’outrecuidance pour défier à nouveau la créature.

— C'est une bien jolie fable que vous me racontez. Mais rien de ce que vous avez accompli jusque-là n'était hors de portée d'un humain déterminé, aux pouvoirs de persuasion hors du commun. Pouvez-vous me prouver que vous différente de tous les autres charlatans ?
— Tu veux des preuves ? Je peux t’en donner...

Ao se leva, descendit de sa corniche par un escalier latéral en marbre, et s’approcha de lui.


Benedict se remettait à peine du contact avec l’esprit de la Divinité. Ses mains tremblaient, et il chancelait parfois sur ses jambes. Mais plus que la faiblesse physique, un tourbillon de questions et d’émotions l'empêchait de fixer son attention.

Comment s’y prenait-elle ? Qu’avait-il vu exactement ?

Et si, pour une fois, tout était vrai ?

La nef principale du sanctuaire, aux dimensions tout aussi excessives que le reste, se remplissait de Fidèles dans une harmonie de teintes brunes, jaunes et et chair. Ils prenaient place sans bruit, s'asseyaient en tailleur en formant un vaste arc de cercle autour d’un autel en marbre. À peine les murmures de quelques conversations troublaient-ils le silence.

Benedict s'assit parmi eux, sur un coussin élimé et aplati par l'usage. Puis Ao parut dans une robe safran, la tête couronnée de fleurs exotiques – ici elle était plus libre dans ses tenues. Il était curieux de savoir ce qu'elle avait à leur dire aujourd'hui.

La Divinité extra-terrestre s'installa derrière l’autel à la manière d'un pupitre, et leur parla comme si elle s'adressait directement à chacun d'entre eux. Benedict eut l'impression de reprendre leur discussion là ou ils l'avaient laissée tout à l'heure, et que son ton chaleureux cherchait à dissiper le malaise qui lui nouait les tripes.

Contrairement aux cérémonies des Pacificariums, elle ne leur adressait pas une exhortation pour convaincre des Fidèles vacillants de changer de vie. Ici Ao parlait à ses plus proches, diacres et archidiacres, et elle leur insufflait le courage et l’envie d’aller plus loin au service de la Paix. Malgré lui, Benedict sentit son coeur se gonfler dans sa poitrine, car la Divinité l’englobait dans son amour.

En plein milieu d'une phrase, Ao s'interrompit, le regard dans le vague. Puis des pensées résonnèrent dans l'esprit de Benedict, comme si quelqu'un parlait directement dans sa tête. Ce n'était pas la voix d'Ao – il ne percevait pas une voix, ni même des mots – mais il eut la certitude que la Divinité s'exprimait ainsi.

Oui, je vous entends.

Une pause.

C'est si important ?

Une autre pause. Puis, comme un soupir mental.

Il n'y a pas d'autre moyen ?

(...)

J'arrive.

Benedict nota un mouvement dans la foule des Fidèles, comme un trouble ; le phénomène n'était donc pas habituel. Puis Ao leur parla à nouveau, et son ton était juste un peu moins caressant que d’ordinaire.

— Mes chers enfants, je dois m'absenter. Continuez sans moi, vous vous en sortez très bien !

Et il n'y eut plus personne derrière l’autel.


Internet, 21 décembre

L'église de la Paix et de l'Harmonie se divise

Les rumeurs de schisme allaient bon train ces dernières semaines, elles ont été confirmées par un communiqué des Fidèles du Retour d'Ao. Effective dès aujourd’hui, la séparation officialise des divergences croissantes au sein du mouvement.

Le Grand Consul du Culte Didier, récemment promu à ce nouveau poste qui coiffe la hiérarchie séculière de l'Eglise de la Paix et de l'Harmonie, a déclaré :

"Cette secte est constituée d'un petit groupe d'imposteurs, qui propagent la rumeur d'un prétendu départ de la Divinité pour attirer à eux les esprits confus. J'userai de toutes les responsabilités qui viennent de m'être confiées pour protéger notre église de la division, et poursuivre l'œuvre de Paix et d’Harmonie que nous avons entamée avec un tel succès depuis deux ans."

Il n'a fait aucune mention des deux autres mouvements dissidents, dont on attend des déclarations similaires dans les semaines qui viennent.


Londres, 4 Janvier

Benedict H. Stuart avait du mal à se concentrer. Pour la dixième fois peut-être, il reprit à zéro la lecture du rapport des Nations Unies sur le Temple de l’Arbre, obscur mouvement mystico-rural américain qu’il comptait démasquer facilement. Sur son smartphone, les notifications se succédaient : l’Eglise de la Paix et de l’Harmonie était en train d’éclater en quatre sectes concurrentes. Ce n’était plus son affaire, et pourtant...

Il se leva de son bureau et se rendit à la cuisine, où il prit une bière dans le frigo. Il n’avait pas l’habitude de boire en travaillant – c’était juste la fin de l’après-midi – mais ces derniers temps il avait changé beaucoup de ses routines. Il ouvrit la fenêtre et s’accouda dans l’embrasure, buvant au goulot à petites gorgées. Il regardait circuler les voitures en contrebas, et savourait l’air froid qui lui fouettait le visage.

Puis il leva les yeux vers le ciel d’hiver, déjà obscur. L'éclairage urbain éclipsait les étoiles, mais Benedict savait où elles se trouvaient : il était devenu expert en constellations. Il chercha des yeux dans la nébulosité orange qui surplombe les villes, agitant dans sa tête les sempiternelles questions : « Où se trouve-t-elle donc ? Va-t-elle revenir ? Qu’ai-je vécu exactement ? »

L’espace lui rendit son regard aveugle, et ne répondit pas.

Ivanhoé

Rebellion