Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

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"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

The Knight and Knave of Swords

Un livre de Fritz Leiber  
("Le crépuscule des Épées" en VF)  

Chouette, un nouveau!

Cette semaine, petite pause dans les récits; je vais plutôt vous parler d'un bouquin que je viens de terminer. Un livre d'une actualité brûlante, puisqu'il est l'oeuvre du jeune Fritz Leiber (1910 - 1992), un talent prometteur à surveiller.

Knave : aux cartes, désigne le valet

Blague à part, Leiber est un des auteurs emblématiques du genre "Sword and Sorcery", dont il a d'ailleurs trouvé le nom. Comme le dit Wikipedia, alors qu'en "High Fantasy" épique, les héros luttent contre un mal qui menace le monde, la Sword and Sorcery propose des récits d'aventures picaresques, agrémentés de combats d'escrime (bien entendu), de coups fourrés, de crapuleries et de sorciers maléfiques, ainsi que d'un peu de sexe et d'humour.

Fritz Leiber a écrit dans d'autres domaines, en particulier la science-fiction et l'horreur, mais il est célèbre pour le cycle des épées, une série mettant en scène deux voleurs-escrimeurs en rupture de ban : Fafhrd et le Souricier Gris. La première nouvelle a été écrite en 1939, avec une certaine influence de HP Lovecraft, et la dernière en 1988 (dans le livre que je viens de finir): l'oeuvre d'une vie. Les personnages principaux ne sont d'ailleurs pas sans ressemblances physiques avec l'auteur et son ami écrivain (Harry Otto Fischer) qui les a conçus.

Depuis longtemps je voulais me procurer le dernier volume du cycle, et finalement j'ai trouvé sur eBay un exemplaire en état décent, dans la collection que je préfère pour ses jolies couvertures. Et bien sûr, acheter un livre sans le lire, c'est péché ! De plus, j'étais curieux de voir ce que le passage des ans (sur moi, pas sur le texte) changerait à mes impressions d'étudiant. Allais-je être déçu par un style pataud, des personnages stéréotypés, un décor en carton-pâte que je n'avais pas remarqués à l'époque, comme c'est arrivé pour un autre auteur phare de ma jeunesse ?

Après tout, on pourrait penser que les lecteurs de Fantasy de 2015 sont habitués à des écrivains de la trempe de George R.R. Martin ou de Robin Hobb: le niveau aurait-il monté? Sommes-nous plus exigeants qu'autrefois, nous autres amateurs d'imaginaire, quand nos genres favoris se lisaient surtout dans les gares?

Pourtant on ne peut ignorer les flots de bouquins moins remarquables qui remplissent depuis 15 ans les rayonnages de la Fnac, ni les monuments passés de la Fantasy comme Tolkien, ou même R.E. Howard dans la deuxième période de Conan (relire "Les Clous Rouges"!).

Ni le fait que j'écris ces mots dans un train.

Y a-t-il une retraite pour les héros ?

En bonne fin de cycle, l'action de ce livre se situe après toutes les aventures des deux héros, au moment où ils semblent prendre racine dans l'ile de Rime, un lieu reculé et froid, et dont l'existence reste mythique pour le reste du monde. Chacun en couple avec une femme de pouvoir qui lui correspond, meneurs de troupes d'hommes d'équipage ou d'anciens voleurs, ils entrent dans un monde de responsabilités où leurs missions ne sont plus pillage et rapine, mais le service de la communauté qui les a accueillis après qu'ils l'aient sauvée de divinités étrangères (hum, sans doute une allusion au volume précédent).

Le Souricier Gris est parti en expédition commerciale négocier les denrées qui manquent cruellement à l'île ; Fafhrd supervise les chantiers navals. On imagine bientôt les pantoufles, la cheminée, le labrador nommé "Belle", la maison coquette avec des assiettes aux murs (oui, je fais une fixation), les discussions de boulot le soir en rentrant. L'ennui les menace, et ils s'en rendent comptent plus ou moins consciemment.

Le lecteur, à qui on ne la fait pas, attend donc le moment où les emmerdes vont débouler. Elles viendront des dieux, des anciens protecteurs des deux héros, et aussi de quelques créatures peu naturelles et très rancunières, dans une suite de trois récits de longueur croissante.

Dans le premier, les derniers descendants sous-marins de Symorgia, une Atlantide version dark, décident de récupérer un trésor ancien qui se trouve dans le sanctuaire de Rime. La créature chargée de cette mission va successivement rencontrer Fafhrd, pris de rêverie sous l'effet de sa trouble séduction, et prêt à la suivre en mer sans se poser de questions, puis le Souricier sur son bateau de commerce, qui la capture et la ligote après un bref épisode érotique. Mais le fond des mers et sa magie ne se laissent pas dominer si facilement...

Dans le deuxième, une machination de magiciens et de dieux aigris appelle une étrange malédiction sur les deux héros: leurs petits travers deviennent des manies dévorantes, obsession des étoiles pour l'un, fascination pour les objets communs et menus détails pour l'autre; comme une préfiguration du vieil âge qui les menace.

Le peu de succès de cette punition en appelle une deuxième: l'envoi de deux assassins à leurs trousses, des tueurs très particuliers qui peuvent s'imprégner de la personnalité de leur victime, au point d'acquérir une ressemblance dérangeante. Après avoir sympathisé avec leurs imitateurs dès qu'ils les rencontrent, nos héros s'en vont, deux par deux, partager avec leurs doubles leurs obsessions du moment, sous le regard inquiet de leurs amis. Leurs réflexes de survie, leurs manies étranges et un peu d'aide extérieure seront bien utiles.

Au passage, on apprend que Fafhrd et le Souricier Gris se considèrent, à moitié en manière de plaisanterie, comme deux incarnations du même héros mythique peu connu, un certain Gusorio. Leiber se sert de cette destinée partagée comme d'un motif récurrent dans ce livre. Les deux personnages affrontent les mêmes périls séparément, soit l'un après l'autre contre la créature de Symorgia, soit en parallèle chacun contre son tueur, ce qui souligne la similitude de leurs aventures - un peu à la façon de jumeaux - alors que la manière dont ils s'en sortent est toute personnelle, et fait ressortir leurs contrastes.

Dans la troisième histoire, de la taille d'un petit roman, le dieu Loki est libéré par un deuxième couteau croyant bien faire; immédiatement il cherche à tirer vengeance du Souricier Gris qui l'avait chassé de Rime, et pour ce faire s'associe avec Mort et Souffrance, deux entités bien plus redoutables que le panthéon grotesque de Nehwon.

Lors d'une cérémonie sous la lune, le Souricier est aspiré dans la terre sous les yeux de ses amis, d'où le titre de l'histoire : "The mouser goes below". Tandis que tout le monde creuse des tunnels pour le récupérer, le Souricier voyage très loin sous terre, revoit (peut-être en songe) d'anciens ennemis et amantes, est torturé par Souffrance, et apprend aussi des choses utiles sur ce qui se passe à Rime au même moment. Cependant, Fafhrd, désorienté et un peu ivre, part marcher dans les montagnes et finit par s'envoler, aspiré vers le haut par une force qui n'est autre, il me semble, que la symétrie narrative. Mais pas d'inquiétude : dans le ciel aussi, on finit par tomber sur ses anciennes maîtresses.

La conclusion met en scène les descendants que les deux héros ont conçus avec des femmes rencontrées dans les volumes précédents. Ces dernières ont droit à de petites apparitions dans des scènes coquines - l'occasion pour Leiber de prouver qu'il reste un sacré obsédé. Le plongeon dans le passé permet de souligner la nature différente des appétits des deux héros: d'un côté le géant sentimental et émotif, de l'autre un homme tourmenté, presque paranoïaque, assoiffé de contrôle: "Remember, all of you, [...], if you tie things up carefully enough - your purse, your produce, or your enemies, and eke your lights of love - nothing can ever surprise you, or escape from you, or harm you!" On remarquera aussi que toutes les femmes qu'a aimé Fafhrd ont des noms construits autour des consonnes "f-r"; sans doute il retrouve-t-il en elles une part de lui-même...

Alors?

Si le dernier opus de la série n'était qu'un prétexte à des jeux géométriques de parallèles et de symétries, basés sur la dualité des héros, il aurait déçu. Mais pour ce dernier baroud, Leiber a donné bien d'autres choses à ses lecteurs.

Les deux personnages auxquels il a su donner une épaisseur, et aussi une familiarité, qui en font de vrais compagnons pour un lecteur au long cours. Ingénieux, cupides, joyeux et parfois tendres, ils sont d'une humanité toute d'imperfections, et pourtant gardent - en dépit ou grâce à cela - une stature héroïque.

La fascination de l'auteur pour les femmes, énigmes et objets de désir, s'étale dans toute sa variété : notables mais aussi sorcières, prêtresses de la lune, créatures volantes ou femme-rate perverse, elles sont d'une finesse qui dépasse de loin celle des héros, dont l'excitation est quelque peu bestiale.

Je n'avais jusque-là apprécié le style de Leiber qu'en version traduite. Ici, purisme oblige, je me suis tapé le bouquin en anglais, entreprise laborieuse mais instructive. Au premier abord, le niveau de vocabulaire m'a surpris : soit il est très recherché, soit (plus probablement) il est volontairement archaïque, en tout cas ce n'était pas de la tarte, mais ça ajoutait de la couleur. Une fois cette difficulté assimilée, j'ai vraiment pu apprécier l'élégance sans ostentation de son écriture. Si les intrigues proposées sont plus convenues (on n'est pas au niveau de nouvelles comme "Le jeu de I'initié", "Les bijoux dans la forêt" ou "La tour qui hurle"), la maitrise narrative reste.

Et comme toujours chez Fritz Leiber, on a de bonnes occasions de rigoler, ou au moins de sourire aux innombrables traits d'ironie.

Ce n'est sans doute pas son tout meilleur, mais pour moi il reste largement lisible, et surtout, très recommandable. Je parierais que le reste du cycle des épées se relit très bien, aujourd'hui encore...

D'ailleurs, pour être sûr j'ai enchainé sur le premier tome de la série. Toute cette fantasy m'ouvre l'appétit !

Le Retour (récit complet)

Disparus (récit complet)