10 ans plus tard
Le soleil baissait sur l'horizon, et il restait encore du chemin jusqu'au village; Edvin pressa ses mules sur le sentier qui serpentait entre les épais bosquets de chênes. Les pierres inégales ralentissaient sa progression, mais heureusement la boue avait séché depuis les dernières pluies. Derrière lui, trois bêtes de somme le suivaient par une longe, chargées de ballots volumineux enveloppés de toile : le produit d'une bonne saison de traite.
Il en avait fait, de la route, pour amasser toutes ces fourrures. Des mois passés à parcourir les confins de la Marche du Nord et au-delà, dans les forêts froides où l'autorité du Baron ne protégeait personne. Dès la débâcle de printemps, avant tous les autres, il était parti avec ses mules sur les sentiers où s'enlisaient encore les chariots. En ville, à Heimark, il avait acheté de petits bijoux en argent, en bronze et en verre ; à Karila, chez les colons du Nord de la Marche, il avait troqué l'argent contre toutes sortes d'outils en fer, très prisés des tribus; puis il était parti loin dans le nord, alourdi de ces marchandises, qu'il avait échangées contre les fourrures que les barbares libres vendaient en quantité. À chaque transaction, il offrait une denrée rare et lointaine en échange d'un produit local, ce qui lui permettait d'acheter toujours aux meilleurs termes. Ces échanges successifs rapportaient bien plus que s'il avait directement payé les peaux en pièces d'argent, comme certains nouveaux-venus dans le commerce. Il avait appris au moins cela ; les années à arpenter les routes et à se faire rouler dans la farine n'avaient pas été complètement inutiles, puisqu'il se trouvait maintenant au sommet de la chaine alimentaire des négociants, parmi les vétérans qui prospéraient grâce aux erreurs des jeunes.
Pendant ses semaines de tournée, il avait plu et neigé, orages et vents de tempête s'étaient déchaînés; Edvin avait souvent dormi à la belle étoile, que ce soit dans la boue des bas côtés, dans les champs ou sous un tronc couché, prenant plus soin de ses bêtes que de lui-même. Lors du voyage de retour, il avait craint d'être pris pour un vagabond, avec ses vêtements sales et sa barbe effilochée. Il avait oublié la sensation de dormir dans un lit.
C'était le prix à payer, si on voulait vivre de ce commerce. Et encore, il avait eu de la chance, car les tribus du Nord avaient été plutôt accommodantes ; contrairement à l'année précédente, personne n'avait voulu lui faire essayer chacun de ses articles pour en prouver la qualité, à commencer par les socs de charrue; et aucun jeune guerrier n'avait suggéré d'éprouver son honneur en combat singulier. Certains coureurs des bois ne revenaient pas de leurs expéditions, et les villageois étaient prompts à imaginer une mauvaise querelle avec les barbares ; mais il se méfiait autant des bêtes sauvages et des hommes du Baron. Si les barbares s'apparentaient à des gamins imprévisibles dont il fallait calmer les caprices, les chevaliers tenaient plus de la catastrophe naturelle, comme des averses de grêle qui sillonnaient le territoire à la recherche de victimes. Avec eux, inutile de protester ni de menacer, il fallait prendre son mal en patience.
Edvin parvint au sommet d'une cote escarpée et reprit son souffle; du haut de la colline, une nouvelle vallée s'étalait sous ses yeux - la vallée de Groenvald. Le sentier se perdait bientôt entre les chênes, mais plus loin s'étalaient quelques clairières ; elles grandissaient chaque année, à la façon des troncs d'arbres qui accumulent cerne après cerne. Bientôt elles se rejoindraient, et la vallée deviendrait un immense champ cultivé, pensa Edvin. Mais pour cela il fallait que de nouveaux défricheurs s'installent, et que les impôts du Baron ne les ruinent pas tout de suite.
Du centre de chaque clairière montaient les colonnes transparentes des fumées de cheminées; dans l'un de ces villages l'attendait une bonne collation, son lit, et la première nuit au chaud depuis bien longtemps. L'y attendait aussi Grita aux yeux moqueurs et au sourire secret ; Grita qui toussait beaucoup depuis quelques hivers. Leur fils Njord l'aidait, maintenant qu'il était assez robuste pour porter des charges et faire des courses en forêt. À chaque fois qu'Edvin revenait de tournée, il le trouvait changé: le garçon avait l'air de grandir plus vite en été, comme toutes les créatures nordiques. La nouvelle génération s'adaptait mieux que lui à la rigueur de ce pays fraichement conquis.
Edvin pensait de plus en plus souvent à Grita, à son corps doux et chaud qu'il n'avait pas étreint depuis une éternité. Lors du trajet aller, il avait partagé le lit de quelques veuves hospitalières de sa connaissance. Dans la mesure où il en avait conçu quelques remords, il estimait que sa fidélité à sa femme n'était pas remise en cause.
La pensée des siens lui donna un surcroit d'énergie, et sans plus rêvasser il s'engagea dans la descente. Il s'arrêta à un ruisseau et fit une rapide toilette dans l'eau glacée - s'il ne pouvait pas se débarrasser de l'odeur de fauve, au moins sa femme reconnaîtrait son visage.
Dans la lumière rasante du soir, il croisa plusieurs colons qui rentraient des champs d'un pas mesuré ; au contraire, sa foulée allongée trahissait sa hâte d'arriver chez lui. Il salua de la main Sven en passant devant sa forge, et plus loin il croisa Rasting, un ancien frère d'armes qui s'était établi dans le hameau voisin. Ils se saluèrent mais Edvin n'engagea pas la conversation. Enfin il arriva dans les rues assoupies de son village, où seuls les aboiements des chiens saluèrent son arrivée. Tout au fond se trouvait une maison en bois, construite de plain pied, au toit pentu typique de la région ; Edvin s'y arrêta et attacha ses mules. Alors qu'il approchait de la porte, celle-ci s'ouvrit et un jeune garçon aux cheveux en bataille lui sauta au cou.
— C'est lui ! C'est papa !
Edvin le prit dans ses bras, le souleva – il avait encore grandi, bien sûr – puis entra enfin chez lui.
Grita l'attendait debout dans la pièce principale, belle malgré ses traits tirés. Elle fit un sourire un peu forcé, s'avança vers lui pour l'accueillir, mais quelque chose n'allait pas. Un homme était assis à la table devant une chope de bière ; de dos on ne voyait que ses larges épaules et ses longs cheveux noirs. Le visiteur s'adressa à lui avec une ironie familière :
— Bienvenue chez toi, Edvin ! Je commençais à m'ennuyer.
Un petit frisson lui descendit l'échine: il avait reconnu la voix de basse de son demi-frère Olker.
Tout en dévisageant le visiteur, Edvin étreignit sa femme, mais il ne put profiter autant qu'il l'aurait voulu de ce moment. Dans ses bras, il pouvait sentir sa nervosité, mais pas le tremblement qui aurait trahi un sanglot, ou des coups. Derrière lui, Njord referma la porte, puis vint se serrer contre son père, tandis que Grita allait au tonnelet de bière lui remplir un gobelet.
Olker les regardait, un sourire au coin des lèvres. C'était un homme élancé, dont les traits semblaient avoir été façonnés par le vent et la neige, à l'épaisse tignasse de cheveux noirs qu'il prenait rarement la peine d'arranger. Depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus, il les avait laissés pousser et les attachait en queue de cheval avec une lanière de cuir; cela ressemblait à une mode, ou au signe de reconnaissance d'un groupe qu'Edvin ne connaissait pas. Son demi-frère avait toujours été porté vers ces tribus de mâles qui passaient leur temps à comparer leurs exploits, leurs muscles, et sans doute la longueur de leurs bites, en prenant des airs redoutables. Des bandes de petites frappes, qu'ils soient soldats ou truands, mais toujours avec les mêmes codes.
— Tu es enfin revenu de tes pérégrinations dans le Nord sauvage! Ça fait plaisir de voir une famille réunie.
Même ses remarques les plus anodines semblaient cacher des moqueries. Edvin but une gorgée pour dissimuler son rictus, puis répondit d'un ton neutre, sans bouger de l'endroit où il se tenait; depuis bien longtemps, son demi-frère et lui ne se saluaient que de loin.
— C'est bien aimable à toi de t'être déplacé pour m'accueillir.
— Tu vis toujours du commerce de fourrures avec les barbares ? J'ai entendu dire que c'était dangereux.
— Pas si on sait s'y prendre. Et puis je traite aussi avec les colons, je ne passe pas mon temps chez les Borags.
— Les Borags... fit Olker d'un ton songeur. J'avais oublié qu'on les appelait comme ça, d'habitude on dit les bouseux, ou les arriérés, ou les barbares... Sauf quand on est leur ami, évidemment.
Edvin ignora la provocation. Une pensée traversa son esprit : combien de temps avait-il attendu, ici ou dans les environs? L'avait-il guetté sur la route ?
— Et toi tu vis toujours à Heimark ?
— Non, maintenant je ne suis plus en ville. J'ai épousé une petite poulette, tu sais ? On s'est établis dans l'Ouest de la vallée, pas très loin d'ici en fait. Je fais partie d'une sorte d'organisation de marchands. Mais pas le même genre que toi...
Sa gaité de nouveau marié se teinta de mépris. Il poursuivit:
— Ah, tu as les salutations de notre père. Il t'envoie ses voeux de prospérité.
— Tu lui passeras les miens. Que devient-il?
— De plus en plus vieux et têtu. Velder travaille toujours à sa forge à Nordeburg, dans le quartier du lac, mais ses apprentis font beaucoup plus de boulot qu'à notre époque.
— Tu voyages beaucoup, dis-moi.
Olker haussa les épaules, évasif, et Edvin ne chercha pas à en savoir plus.
Velder. Un nom qui évoquait les brasiers de la forge, une silhouette épaisse aux bras noueux, et les coups qu'il distribuait quand on le contrariait, ou quand il avait bu. Lorsque son demi-frère avait quitté le foyer, le vieux n'avait pas encore sombré dans l'alcoolisme, mais Edvin avait eu largement le temps d'en souffrir par la suite. Le savoir loin de lui, de l'autre côté de la frontière sud de la Marche, ne lui posait pas le moindre problème; Olker, lui, avait gardé le contact, pour des raisons obscures. Peut-être une sorte d'attachement filial, après tout.
Olker vida le gobelet de bière qu'il avait bu en l'attendant, et se leva; il dominait Edvin d'une demi-tête, le mouvement fit bâiller les pans de son manteau, révélant à sa ceinture un coutelas de la taille d'une petite épée. Edvin remarqua aussi que sa tunique était boutonnée jusqu'au col et se gonflait sur son torse, comme qu'il avait porté des vêtements chauds en-dessous. Ou bien un plastron d'escrimeur en cuir épais.
— Mais tu sais ce que c'est, continua son demi-frère, quand on se lance dans les affaires, il y a des hauts et des bas.
— Je le sais bien, d'ailleurs moi-même...
— Et je vois qu'ici les affaires marchent plutôt bien, le coupa Olker en jetant un coup d'oeil appuyé autour de lui, comme s'il remarquait soudain un luxe ostentatoire.
En vérité, l'intérieur de leur maison était bien tenu, et décoré de fleurs fraîchement coupées et de quelques coquillages tachetés obtenus d'un colporteur, mais à part ces petites choses, on n'y trouvait que le strict nécessaire.
La conversation prenait un tour déplaisant. Edvin sentit une tension familière naître dans le creux de son ventre, et se diffuser sournoisement dans tous ses muscles. Il changea de posture, essaya de se décontracter ou au moins d'en avoir l'apparence.
— Comme tu vois, on roule sur l'or. Vaisselle d'argent, vins fins, tenues en dentelle, tout le bazar. Mais ça me fait plaisir de revoir la famille, ça me rappelle mes origines modestes.
Oker leva un sourcil, mais ne commenta pas l'ironie. Edvin poursuivit d'un ton sarcastique:
— Je t'aurais bien fait visiter les jardins en terrasses et le bassin aux carpes, mais ils sont en travaux.
— Assez plaisanté. Je dois de l'argent à quelqu'un, du genre qu'il faut absolument rembourser.
— Comment as-tu...?
Olker fit le geste d'écarter un objet de la main, comme si le sujet n'avait aucune importance.
— Les affaires sont les affaires, frérot. Je suis venu ici parce que je sais que tu as le sens de la famille.
Foutaises, pensa Edvin. Tu m'as toujours traité comme un adversaire, jusqu'à ce que je m'engage dans l'armée ducale. La tension avait gagné ses jambes, qui tremblaient discrètement malgré ses efforts.
Comme s'il s'en était rendu compte, Olker gloussa.
— Les marchands de Heimark disent que la saison des fourrures est exceptionnelle. Alors je me suis dit que mon petit frère aurait bien moyen de m'avancer un peu. Si on allait regarder ce que tu as ramené?
Sans attendre, il se dirigea vers la porte, contournant Edvin qui était resté sur place, comme si ses bottes étaient des blocs de pierre. Son regard croisa celui de Grita, mais il ne dit rien et sortit.
Dehors, Olker s'était arrêté devant les trois mules avec un sourire de ravissement un peu forcé. Les ballots volumineux étaient restés sur leurs dos: dans sa hâte de revoir les siens, Edvin n'avait pas pris le temps de décharger les animaux. Il n'avait pas non plus remarqué la monture d'Olker, un hongre gris, puissant et haut sur pattes, attaché un peu à l'écart.
— Hé ben mon cochon, tu en as ramené de la fourrure ! Les marchands n'avaient pas menti... Parfait, avec ces deux-là je devrais m'en sortir.
— Olker, non ! Je n'ai pas...
— Quoi, petit frère, tu me laisserais dans l'embarras ?
Olker lui fit face, une main sur la hanche - juste au-dessus de la poignée de son arme. Son sourire avait subitement disparu.
— J'ai besoin de ces fourrures, Edvin, c'est une question de vie ou de mort.
— Moi aussi j'en ai besoin! Et elles sont à moi!
— Une question de vie ou de mort, tu comprends ça ? Ne te mets pas sur mon chemin. Je dois sauver ma peau et celle des miens.
Edvin jeta un coup d'œil alentour - le village était plongé dans une grisaille entre chien et loup, mais des yeux les observaient sûrement derrière certains volets. Il suffirait de bondir sur Olker à l'improviste, le faire tomber et le rouer de coups pour lui apprendre les bonnes manières; rien d'impossible s'il trouvait le bon moment, si Olker se laissait distraire. Mais c'était risqué: son demi-frère le surclassait en allonge, il était sur ses gardes, et armé.
Tout en détachant les deux montures qui portaient les plus gros ballots, ce dernier poursuivit:
— D'ailleurs mes gars ne vont pas tarder à revenir pour revenir faire le retour avec moi. Tu veux que je te les présente? Ce sont de bons compagnons, mais il ne faut pas trop les emmerder.
Bien sûr ! Il était venu avec sa bande, comme toujours. Mais... si c'était juste un de ses coups de culot ? Allait-il le laisser repartir aussi facilement ? Les fourrures avaient exigé tant d'épreuves: pour les gagner, il avait dormi sur un ventre creux dans un fossé, évité les patrouilles du Cercle, enduré les pourparlers avec des brutes barbares et des colons avaricieux...
Edvin pensa à sa lance, sa hampe en frêne de cinq coudées calée le long du mur, et sa pointe en forme d'amande bien affûtée, graissée et emballée dans un des coffres. Sur lui il n'avait que son propre coutelas, Olker avait une arme plus dangereuse. En le prenant au dépourvu, il pourrait peut-être...
Mais c'était une chimère, un fantasme de violence, bien sûr. Et si Olker le voyait venir, et le neutralisait ? Il ne pourrait pas protéger Grita et Njord, alors. Et dans le cas contraire, comment dissimuler ce qui ne pouvait être qu'un meurtre, commis sous les yeux indiscrets de ses voisins?
Il n'arrivait plus à maîtriser le tourbillon de pensées contradictoires, et une nausée affreusement familière s'ajoutait à la faiblesse qui nouait son ventre. Un souvenir de guerre se rappelait à lui, une honte ancienne qui le poursuivait. Il baissa les bras.
Olker le dévisagea. Tu es faible et je suis fort, disait son sourire. Tout ce qui est à toi peut être à moi, si je le décide.
— Merci pour les fourrures, frérot, je te le revaudrai. Je te ramènerai les mules la prochaine fois.
La prochaine fois ?
Déjà Olker montait à cheval et entrainait les bêtes derrière lui, se balançant en selle au pas de sa monture. Sa main droite reposait sur le pommeau de sa dague. Les poings serrés, tremblants, Edvin le regarda s'éloigner.
En se retournant il tomba face à face avec sa femme. Grita ne dit rien, mais sa déception se lisait sur son visage. Elle avait attendu son retour comme celui d'un héros, parti braver des dangers lointains pour leur apporter la prospérité, et voilà qu'il se faisait rançonner par son frère comme un petit garçon. Ou un lâche. Il ne s'était même pas interposé entre les mules et Olker, tout occupé qu'il était à se trouver des excuses. Il n'avait pas voulu savoir si Olker avait lui aussi le sens de la famille, s'il l'aurait vraiment frappé ; il avait eu peur.
Edvin sentit le sang lui monter aux joues, voulut dire quelque chose, ne trouva pas ses mots et se mit à debater la mule qui lui restait. Les ballots étaient moins gros, mais si Olker les avait ouverts, il se serait rendu compte qu'au milieu, entre les rangées grises et fauves des peaux de loups, se trouvaient des zibelines et des renards blancs. Edvin les porta à l'intérieur, s'assura que la porte était fermée, et étala les plus belles fourrures sur la table. Les pelages immaculés semblaient déplacés dans cet intérieur modeste, comme si une reine y avait oublié son manteau.
— Avec celles-là, on aura de quoi passer l'hiver. Je connais un marchand à Heimark qui me les achètera un très bon prix.
Grita hocha la tête dans répondre. Il entendait la question sans qu'elle n'ait à la poser:
"Et si un autre vient te menacer, lui donneras-tu ce qui nous reste?"
Au lieu de cela, elle tira de la bière au tonnelet, sortit une saucisse du garde-manger et activa le feu sous la soupe. Edvin se rendit compte qu'il était mort de faim. Il n'avait pas volé un peu de réconfort, après ces mois passés dans la nature. Il se mit à table et but la bière à longues goulées, comme un assoiffé. Ce n'était peut-être pas la meilleure du pays, mais pour lui elle avait une saveur à nulle autre pareille. De temps en temps il coupait un morceau de charcuterie ou puisait dans la soupe.
Grita ne put s'empêcher de sourire devant son appétit d'ogre, et ses yeux gris semblaient pétiller doucement. Il lui rendit son sourire.
— Tu m'as manqué. Vous m'avez manqué tous les deux, se reprit-t-il un peu nerveusement.
Elle hocha la tête – comme beaucoup de Nordiens, elle en disait plus avec ses silences qu'en paroles.
Une fois rassasié, il s'adossa et regarda autour de lui, un peu grisé par la richesse du repas. Il était resté si longtemps loin d'ici que tout lui paraissait un peu faux, comme si la familiarité de surface cachait des changements qu'il n'arrivait pas à reconnaitre. Pourtant il y avait bien peu à voir : une table, quelques chaises, un métier à tisser, deux coffres contenant leurs possessions - des vêtements de labeur et des outils en métal. Grita avait quelques bijoux quand il l'avait épousée, mais elle en avait revendu l'essentiel lors des mauvaises saisons. Si on y ajoutait les mille façons ingénieuses qu'elle avait trouvées d'arrondir leur revenu, elle avait fait plus que lui pour les maintenir à flot.
Sur le chemin du retour, il s'était imaginé, riche du produit de la traite, acheter un bracelet d'argent - ou d'or, s'il se débrouillait bien! - chez un orfèvre de Heimark, la capitale de la Marche du Nord. Il l'offrirait à Grita par surprise, peut-être dans un bel emballage de soie, ou peut-être le trouverait-elle posé sur ses vêtements au petit matin comme un cadeau des lutins de la maison. Il avait aussi imaginé des projets plus sérieux; acheter de meilleures terres, pour ne plus avoir à voyager au loin, peut-être faire un autre enfant...
Olker avait dit qu'il le lui revaudrait, et peut-être même était-il sincère, il pouvait parfois surprendre. Mais avec ses poches percées, il n'aurait jamais assez d'argent pour rendre une pareille somme, il risquait plutôt de revenir pour prendre le reste. Il était parti en emportant les projets d'Edvin; des idées qui avaient failli se réaliser, mais qui étaient retournées dans le monde des envies et des rêves. L'an prochain peut-être... Mais combien de temps pourrait-il continuer à mener cette vie, à prendre autant de risques? Que deviendrait sa petite famille, s'il était tué ou estropié dans un de ses voyages ?
Edvin se leva brusquement, faisant sursauter Grita et Njord. Dans le coffre, sous une pile de menus objets et d'outils, le fer de lance l'attendait toujours dans son emballage de toile ; en quelques coups de maillet, il le fixa sur la hampe, sous les regards silencieux de sa femme et de son fils. Puis il chercha son plus gros manteau, et l'enfila par-dessus son gilet de cuir. La laine épaisse n'entravait pas trop les mouvements, et il espérait qu'elle absorberait les coups d'une lame courte.
Il se dirigea vers la porte, Grita l'y rejoint.
— Je ne peux pas le laisser partir comme ça, grogna-t-il, honteux à nouveau.
— C'est bien. Reviens-moi bientôt.
Elle l'embrassa rapidement. Dans ses yeux il lisait son approbation, et peut-être même un peu de l'admiration de leurs premières années, en cherchant bien.
Que diras-tu, si je faillis encore ?
Écartant cette pensée importune, il partit dans la nuit à la poursuite de son demi-frère.
L'air froid de l'extérieur le fit frissonner ; occupé à se remplir la panse, il avait oublié la fraîcheur des nuits d'automne. Le crépuscule virait au noir d'encre, et il ne restait du soleil qu'une trace claire au-dessus des cimes de la forêt, mais la pleine lune donnait suffisamment de lumière pour ce qu'Edvin avait en tête. Il décrocha une lanterne mais ne l'alluma pas encore.
Il avança à pas feutrés, prenant garde à rester autant que possible dans les ombres, le long des murs ou sous les bouleaux que l'on avait épargnés pour agrémenter les rues de terre battue. Les bâtisses du village paraissaient plus grandes, obscures et massives. En longeant la maison de Ribalt, il entendit des bruits de cuisine et la voix sonore de celui qui s'était autoproclamé chef de village, par l'intimidation plus que par le respect gagné. On racontait qu'il avait combattu en première ligne lors de la Conquête, même si les quelques vétérans établis dans la vallée n'avaient jamais entendu parler de lui. La brute le soutiendrait-il, si jamais l'affaire tournait mal, ou en profiterait-il pour mettre la main sur sa propriété? S'il était vraiment mis du sang sur les mains pour s'établir ici, Ribalt préfèrerait se tenir loin de la justice baronale.
Edvin raffermit sa prise sur la lance, traversa furtivement la place des Assemblées, un espace plus large autour d'une poignée de bouleaux, et se retrouva bientôt sur la route qu'il avait parcourue dans l'autre sens une heure auparavant, par laquelle Olker était reparti. De chaque côté, d'épais remparts de chênes bloquaient la lumière de la lune, laissant les accidents du chemin dans l'ombre.
L'obscurité croissante acheva de le dégriser, et il considéra l'étrangeté de son entreprise. Etait-il un pisteur barbare, pour se lancer ainsi de nuit à la poursuite d'une proie ? Certes il était familier des forêts, mais cette virée nocturne était plus risquée que d'ordinaire. Et que comptait-il faire exactement avec une arme de guerre: tuer son demi-frère de sang-froid, ou le menacer en gesticulant ? Si le plan était de le faire mourir de rire, alors il était bien parti. Sans compter les hypothétiques associés dont avait parlé Olker : peut-être avait-il bluffé, mais il pourrait aussi se trouver en nombreuse compagnie, et armé.
Pendant un instant, Edvin envisagea de faire demi-tour et raconter à sa femme qu'il avait perdu la piste. Grita le croirait dans doute, et il pourrait enfin se coucher, au lieu d'aller mourir stupidement ou de commettre un crime.
Bien sûr, ce serait faux. Jusqu'ici Olker n'avait pu suivre qu'une seule route. Il n'était pas du genre à camper en forêt ; plus loin il y aurait quelques bifurcations en sortant de la futaie, mais un campement ou un trio de mules serait facile à repérer dans cet espace dégagé, et Edvin connaissait toutes les maisons où l'on pouvait demander l'hospitalité. Olker ne devait pas se trouver très loin; si Edvin abandonnait ici, il ne pourrait se cacher à lui-même cette nouvelle couardise. Il portait déjà suffisamment de secrets de ce genre, jusqu'à la nausée.
Il se rendit compte que, perdu dans ses pensées, il avait cessé d'avancer. Dans le bois, des bruits d'ordinaire discrets paraissaient incroyablement sonores, bruissements des feuilles dans le vent ou sur le passage d'un animal en chasse, craquements de branches, battements d'ailes... Il ne sursauta presque pas quand un hibou en chasse poussa soudain son cri à quelques mètres de lui. Le bois aux chouettes méritait bien son nom. Edvin haussa les épaules et prit quelques minutes pour allumer sa lanterne, battant le briquet dans l'obscurité. Puis il reprit sa marche, se servant de la lance comme d'un bâton pour tâter le terrain.
Le chemin longeait maintenant la pente d'une combe encaissée, creusée par un ruisseau venu des profondeurs de la forêt, dont il n'entendait que le bruit froid quelque part en contrebas. D'épais buissons épineux encombraient le chemin, qui devenait parfois moins qu'un sentier. En arrivant il les avait à peine remarqués, mais c'étaient de redoutables adversaires, qui s'accrochaient opiniâtrement à ses manches et couvraient ses mains d'une humidité glacée. Son haleine formait de gros nuages à chaque expiration dans l'air du sous-bois, et ses doigts étaient transis. Une bonne idée, ce manteau: à défaut de le sauver des coups de dague, il lui éviterait de mourir de froid.
Le sentier s'élargit à nouveau; il posa sa lanterne et, pour se réchauffer, répéta les mouvements d'exercice à la lance qu'il avait pratiqués quotidiennement pendant plusieurs années. Dans ses mains l'arme était froide, lourde, meurtrière. Faire passer la lance d'un côté puis de l'autre, piquer vers l'avant en remontant ou à l'horizontale, faire mine de frapper de l'autre extrémité, d'un balayage sec dans les genoux d'un adversaire invisible. Si son expérience de soldat lui avait appris une chose, c'était que les ennemis imaginaires étaient de loin les meilleurs. Ils ne surgissaient pas de la nuit en hurlant, les yeux révulsés par la fureur d'une transe chamanique ; ils n'invoquaient pas dans une langue hideuse la puissance de leurs totems monstrueux ; ils ne lui glaçaient pas les sangs comme les guerriers-ours barbares.
Un caillou qui roule, une éclaboussure d'eau, une respiration rythmée: quelqu'un ou quelque chose courait dans la ravine. Edvin écarquilla les yeux dans l'obscurité, ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque et il se retrouva projeté dix ans en arrière, perdu dans les bois en plein pays ennemi, chargé d'une cotte de mailles lourde et bruyante, pourchassé par des hommes et des cauchemars.
Mais le bruit de course n'approchait pas. Edvin se força à inspirer à fond, et revint à la réalité. Il entendait toujours un bruit de pas humains dans l'eau ; le coureur devait avoir les pieds dans la rivière, au fond de la combe. Edvin lutta pour y voir quelque chose dans le fouillis d'épineux et de branches d'arbres qui encombrait le fond de la ravine; soudain, dans un espace dégagé, un homme surgit dans la lumière de la lune ; il remontait le ruisseau à vive allure, ses pas soulevaient des éclats argentés. Le monogramme noir sur sa tunique indiquait un membre de l'ordre du Cercle, sans doute venu de la garnison de Tour Sonborg, plus au nord. Que faisait-il là en pleine nuit?
Mû par la curiosité, Edvin décida de le suivre discrètement depuis la hauteur de la ravine. Il éteignit sa lanterne, qui le signalait plus qu'elle ne l'aidait sous le clair de lune, et avança à longues enjambées élastiques, mi-course, mi-marche, en faisant le moins de bruit possible. Il ne cessait de surveiller la hampe de la lance, attentif à ne pas la coincer dans la végétation. Le long de la pente, ses pieds rencontrèrent un terrain accidenté, mais il réussit à rester en vue du coureur qui pataugeait toujours. La course acheva de le réchauffer, et il tirait un plaisir intense d'être le chasseur et non la proie, cette fois-ci.
Soudain, il se rendit compte que le bruit de pas s'était interrompu. Plus aucun mouvement en contrebas, le fuyard avait disparu. Dissimulé dans l'ombre des pins, Edvin descendit à pas de loup. Sur l'autre rive, un petit bosquet poussait en surplomb de la rivière, projetant une ombre plus épaisse ; il avait vu le coureur y entrer, mais pas en ressortir. Dissimulé derrière un buisson d'aubépine, Edvin réfléchit rapidement. Soit le type avait quitté le lit de la rivière pour entreprendre ici l'ascension de la pente - mais ce bosquet serré rendait la chose difficile, et on aurait entendu un peu de bruit - soit il était tout près. Il lui suffirait d'attendre ici quelques minutes pour savoir.
Edvin avait appris une chose, lors de ses pérégrinations et de ses campagnes dans l'armée du duc de Heim : la patience est une qualité précieuse, car elle est très mal partagée. Plusieurs fois, poursuivi, il avait réussi à s'en sortir uniquement parce qu'il était capable de passer des heures, des jours parfois, sans quitter sa cache, sans même essayer de savoir ce qui se passait de l'autre côté d'un mur... Pendant la guerre des forêts, au début de la Conquête, la victoire appartenait souvent à celui qui laissait l'autre se dévoiler le premier, et ajustait ses flèches. Ils avaient beaucoup appris des Borags à ce jeu.
Il posa très doucement sa lance et sa lanterne au sol, s'assit par terre, et attendit. Les odeurs de la nuit l'environnaient, herbe mouillée, humus et feuilles mortes, ainsi qu'un épais silence; les animaux se taisaient, rendus prudents par les présences humaines. Ou bien... Edvin tendit l'oreille: n'était-ce pas un bruit de sabots qu'il entendait dans le lointain ?
Il perçut un mouvement dans l'obscurité au bord de la rivière, et bientôt une silhouette émergea de l'ombre. L'homme était grand et mince, son visage jeune avait un profil aquilin; il repartit en courant le long de la rivière, d'une foulée qui trahissait l'épuisement. Edvin le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse à un coude de la rivière. Cela ressemblait à une tactique pour semer des chiens.
Il se leva doucement et avança vers le bord de la rivière ; entre les arbres, l'obscurité était impénétrable, mais il lui semblait deviner, dissimulée dans les feuillages, une ombre, une marque noire à peine plus grosse que l'entrée d'un terrier. Il avait toujours la lanterne éteinte, avec lui ; alors qu'il fouillait sa poche pour en tirer son briquet, le bruit de sabots s'intensifia. Il avait une idée de la nature des poursuivants ; quelque chose lui disait qu'il ferait bien de décamper avant que les chevaliers de l'Ordre ne rappliquent. Allumer sa lanterne pour chercher la cache risquait de le trahir, et il n'était pas du genre à entrer sans lumière dans une grotte ou un terrier.
Edvin nota soigneusement les repères qui lui permettraient de retrouver le bosquet de bouleaux : en aval un chêne mort qui penchait au-dessus des eaux, en amont deux rochers ronds au milieu de la rivière. Puis il remonta rapidement la pente, tout en prêtant l'oreille aux bruits de la poursuite. Les échos se multipliaient dans les ravines et les combes, et il était incapable de dire d'où ils venaient; le bruit semblait s'intensifier. Edvin arriva au sentier qu'il suivait initialement, et reprit la piste d'Olker. Lui aussi avait des affaires urgentes à traiter.
Des lumières couraient dans les bois ; pas des feux follets, mais les flammes orangées de torches tenues haut, qui se déplaçaient aussi vite qu'un cheval. Les chevaliers du Cercle se trouvaient de son côté de la combe, et ils approchaient! Sans doute une battue dans le taillis, il avait une idée de ce qu'ils cherchaient. Edvin considéra sa lance, plus inutile que jamais : si on le prenait avec un truc pareil, il risquait la pendaison immédiate, en particulier s'ils étaient déjà échauffés.
Il s'écarta du chemin et finit par trouver un tronc couché, le long duquel il dissimula l'arme sous des fougères qu'il arracha à pleines poignées. Il repéra de son mieux l'endroit et revint au sentier, cette fois en direction de sa maison.
La cavalcade approchait rapidement; il n'avait pas avancé d'un jet de pierre qu'une voix autoritaire le hélait :
— Hé, toi ! Plus un pas!
Edvin obéit, tout en réfléchissant à toute vitesse. Il adopta une posture un peu avachie, lanterne dans la main droite, et attendit.
Quelques instants plus tard, quatre cavaliers bardés de métal l'entouraient; il lui sembla voir du coin de l'œil d'autres torches filer dans plusieurs directions. Décidément, il y avait beaucoup de monde dans la forêt cette nuit.
Les chevaliers du Cercle avaient tiré leurs épées et l'encerclaient. Edvin nota qu'ils ne s'étaient pas embarrassés de lances dans le sous-bois. Il n'y avait que des génies dans son genre pour se balader avec une perche de cinq coudées.
Celui qui l'avait appelé lui faisait face. Il avait un visage large posé sur un cou puissant, une barbe poivre et sel, et une attitude de commandement. Le reste de son corps disparaissait sous les plaques d'acier, une cotte de mailles et un casque; on aurait dit une créature de métal sortie des légendes du Sud lointain.
— Qui es-tu, bonhomme? Que fais-tu ici?
— Je m'appelle Edvin, répondit-il d'une voix traînante. Je rentre chez moi, j'étais juste allé voir quelques amis à Neuberg. Mais — il rit bêtement — ma lampe s'est éteinte…
— Il est bien tard pour te balader en forêt !
Edvin fit un pas maladroit de côté, redressa la tête et plissa les yeux dans la lumière de la torche.
— Ça oui mon seigneur, j'ai trop attendu pour partir... Ou alors j'ai pris mauvais le chemin à un moment…
— Tu as trop bu, c'est ça?
— Juste un peu, répondit Edvin en clignant des yeux.
L'homme — sans doute un sergent d'après ses armes — fit avancer son cheval des genoux, se pencha sur Edvin et fit la grimace.
— Tu pues la crasse, paysan! Vous ne vous lavez donc jamais, vous autres?
"Vous autres": pour un butor à cheval, tous les piétons sont des paysans illettrés. Edvin leva les paumes vers le ciel, simula un léger titubement latéral.
— J'ai beaucoup travaillé aux champs…
— Il a surtout travaillé du coude, à lever sa chope! se moqua un autre cavalier. Il y eut quelques rires, mais le sergent ne changea pas d'expression.
— Tu n'as croisé personne en chemin?
— Ah non, personne depuis un bon bout de temps... Je commençais à avoir un peu peur, dit Edvin d'un air benêt. Heureusement que vous êtes arrivés!
Cela n'adoucit pas le sergent à cheval, qui continuait de scruter le visage d'Edvin. Ce dernier s'efforçait de simuler une fin de cuite difficile.
Un cheval arriva au galop derrière Edvin, et une voix martiale cria:
— Kelher, on l'a retrouvé! Il a fait une mauvaise chute dans une ravine.
Le sergent interrogea du regard le nouveau venu, qui secoua la tête.
— Il vaut mieux que tu voies par toi-même.
— Bon, allons-y. Toi, éructa-t-il en se tournant vers Edvin, tu as intérêt à te tenir à carreau. Je ne veux pas te revoir ici!
Edvin s'inclina sans rien dire, et continua de jouer son rôle d'ivrogne jusqu'à ce que les chevaliers soient tous repartis. Puis il s'assit sur une souche voisine ; quand les battements de son coeur furent redevenus normaux, il put enfin réfléchir. D'un côté, la piste d'Olker, sillonnée par une horde de chevaliers sur les dents. De l'autre, ce trou à flanc de ravine qui l'intriguait beaucoup. Dans le fourré, sa lance compromettante. Enfin, devant lui, le chemin de la maison, où sa femme et son fils l'attendaient en espérant qu'il ne meure pas cette nuit.
Que faire, maintenant?
Efi arriva à Sonborg au petit matin. C'était un jour de marché ; sur la petite place carrée, entre quatre côtés de baraques en rondins, des auvents pisseux abritaient des piles de légumes, de salaisons et des étals d'artisans. La jeune femme se glissa dans les allées, suivie de son chien qui de temps à autre fourrait sa truffe sous son coude – par précaution elle tenait Sable au bout d'une lanière de cuir bien courte. Elle répondit aux salutations de marchands qui la reconnaissaient, mais ne s'attarda pas. Le soleil encore bas sur l'horizon éclairait un ciel bleu pâle; la journée promettait d'être dégagée, ce qui lui convenait parfaitement.
Elle finit par trouver celui qu'elle cherchait : un homme corpulent, aux traits sévères, en train de négocier des sacs de grains avec un colon du village. Il portait un surcot écru, brodé d'un épais cercle noir dans le dos et sur la poitrine, qui indiquait à tous son appartenance à l'Ordre. Il ne portait ni armes de guerre ni cuirasse, contrairement au stéréotype des chevaliers du Cercle ; Efi savait que l'homme, qui se nommait Vadmar, travaillait à l'intendance de Tour-Sonborg, et n'était pas censé se battre. Ce jour là il était venu seul.
Efi se posta devant un étal qui dégageait une lourde odeur de choux et de navets, dans le champ de vision de l'homme ; là, son chien à ses pieds, elle attendit tranquillement qu'il ait terminé ses achats et chargé le grain sur ses bêtes. Tout en attachant les sacs, Vadmar jeta un coup d'oeil circulaire, croisa son regard, et elle lui fit un petit salut de la tête. Il y répondit, un pli contrarié au coin des lèvres, termina de harnacher ses mules et partit du marché sans se retourner. La jeune femme attendit quelques minutes et partit par le même chemin. En quittant le village, elle prit la direction de la tour, qui se trouvait à un quart d'heure de marche de là, gardant un carrefour avec la route de l'Est qui allait à Heimark. A mi-chemin, un petit sentier plongeait dans la forêt, marqué par les empreintes de troupeaux de porcs qu'on y menait glander. L'odeur des animaux flottait encore dans l'air, à peine masquée par la mousse et les feuilles humides du matin.
Vadmar avait arrêté ses mules dans le sous-bois et s'était assis sur une grosse pierre. Il se curait les ongles avec la pointe de son couteau quand Efi arriva. Le chien trottina vers lui et renifla ses chausses en grognant, provoquant un mouvement de recul. L'intendant ne brillait pas par son courage, mais il avait de bonnes excuses: difficile d'ignorer la masse de muscles et les cicatrices du molosse. Avec ses jambes un peu arquées et sa lourde mâchoire, il avait tout de la bête de combat.
— Sable! Tranquille!
Au son de sa voix, l'animal s'éloigna de quelques pas et se coucha dans les feuilles mortes. Ses yeux restaient fixés sur Vadmar, et il poussait de temps en temps un grognement qui résonnait comme s'il venait d'un endroit souterrain. L'intendant se détendit légèrement, et s'adressa à Efi sans salutations, de sa voix légèrement rauque à force de crier sur des commis.
— Jan a merdé.
— Je le craignais. Il s'est taillé?
— Il a essayé, en douce, la nuit dernière. Soit il avait parlé à d'autres, soit le Prieur se doutait de quelque chose. En tout cas il était surveillé.
— Il s'est fait rattraper?
— Kelher a rapporté son corps dans le milieu de la nuit; pas de blessure, on nous a dit que Jan a fait une mauvaise chute et s'est brisé le cou.
— et... ?
— Ils n'ont rien rapporté d'autre. Enfin rien que je puisse voir.
— Donc le reste du magot y est toujours ?
— Peut-être ; s'il y en a un...
— Il y en a forcément un. Sinon Jan n'aurait pas filé comme ça.
Vadmar se gratta la tête, le regard perdu dans les déplacements des fourmis à ses pieds.
— On ne peut pas en être sûrs. Depuis qu'il avait ramené sa première trouvaille, Jan était sous pression. Le Prieur Jurg voulait en savoir plus, commençait à s'énerver contre lui. Et Jan était de plus en plus déçu, il m'a parlé plusieurs fois de "l'ingratitude de l'Ordre". S'il avait envie de se faire la malle, ça l'a sûrement poussé à l'action, juste pour quitter l'Ordre. Ça arrive aux écuyers dans leurs premières années, pas besoin de trésor pour expliquer ça.
— Je n'y crois pas. Si c'est vrai, pourquoi aurait-il résisté à son supérieur quand il lui demandait la cache de ce trésor ? Et surtout, il t'a bien dit lui-même qu'il en avait laissé sur place, non?
— Il a pu dire ça pour me faire marcher. C'est un coup classique pour enfumer les gens, l'histoire du paquet de pognon trouvé. Quand on parle d'or, tout le monde perd la boule.
— D'accord, il a pu mentir. Mais ça m'étonnerait vraiment. Du coup qu'est-ce qu'on fait ?
Vadmar soupira.
— Jurg est fou de rage, il va lancer d'autres recherches. Kelher a mené ses hommes dans la forêt toute la nuit, ils ont fait une battue mais bien sûr ils n'ont pas trouvé la planque. Ils reviendront en journée. J'ai entendu que Jurg avait envoyé chercher des chiens de chasse à Valkerst.
— Valkerst ? Ils ne seront pas revenus avant la tombée du jour... Que font les chevaliers aujourd'hui?
— Beaucoup de gars patrouillent sur la route de l'Ouest, et ceux qui étaient avec Kelher sont crevés. Je ne sais pas si le Prieur va les faire sortir longtemps aujourd'hui.
Efi se mordilla la lèvre inférieure en réfléchissant.
— À mon avis, il va envoyer quelques hommes reconnaitre les lieux dans la journée, pour préparer les recherches de demain, mais sans limiers ils n'arriveront à rien. Je peux les doubler.
— Tu crois ?
— J'en suis sûre. Si Jan est sorti de nuit pour foncer dans la forêt, c'est qu'il voulait retourner à la cache pour y prendre de l'argent. Il n'aurait pas pu fuir bien loin sinon, avec ce que vous paye l'Ordre. Il me faut juste un vêtement que Jan a porté, et Sable pourra suivre sa piste. Que t'a-t-il raconté sur l'emplacement de la cache?
— Pas grand-chose, il faisait son mystérieux. J'ai compris que c'était dans une combe du Bois aux Chouettes, en bordure de rivière. Une sorte de grotte.
— Je connais bien le coin des combes et leurs cours d'eaux. En remontant la piste de la nuit dernière, je pourrai trouver la cache: même s'il a essayé de masquer sa piste, on ne peut pas prendre beaucoup de chemins différents dans les ravines. Jan était parti vers le sud par la route du village, j'imagine ? Il faudra juste que je trouve l'endroit où il a quitté le chemin.
Vadmar haussa les sourcils, dubitatif, et désigna Sable du menton.
— Ton chien peut suivre une piste? Il a plutôt l'air fait pour se battre...
— Ce n'est pas un limier de race, mais il se défend.
— Et tu arriverais à faire tout ça avant ce soir? Le Bois aux Chouettes est un vrai fouillis, tu risques de t'y perdre... Et comment t'en sortiras-tu si tu tombes sur les chevaliers?
— Ça, c'est mon problème. Toi, tu dois me trouver ce morceau de vêtement le plus tôt possible.
Vadmar fronça les sourcils.
— Si j'arrive à mettre la main dessus. Le prieur a déjà du faire saisir toutes les affaires de Jan.
— Tu peux bien prendre quelques risques, non? Le jeu en vaut la chandelle.
— A supposer que tu ne sois pas prise, et que tu ne me livres pas... À l'origine ça devait être une affaire beaucoup moins dangereuse.
— Les choses changent, dans la vie. Si on veut devenir riches il faut savoir s'adapter. Tu sais que je ne te doublerai pas, nos intérêts sont trop liés dans cette affaire. Je peux compter sur toi?
Vadmar resta silencieux le temps de quelques respirations, puis il grogna un assentiment. Efi estima que ça pouvait être sincère, mais les tergiversations de l'intendant avaient éveillé sa méfiance. Pourrait-il être tenté de la dénoncer, et se laver les mains de toute l'affaire ? Une éventualité à prévoir, la prochaine fois qu'elle le rencontrerait.
Elle reprit, avec un enthousiasme forcé.
— Formidable. Essaie d'obtenir ce que je t'ai demandé le plus tôt possible, le temps joue contre nous. Tu me le fais parvenir de la manière habituelle?
— D'accord, lâcha finalement Vadmar.
Ils partirent chacun de son côté, lui au Nord vers la forteresse de l'Ordre, elle au Sud vers le village de Sonborg. Elle fit mine de chercher une babiole au marché, tout en prêtant l'oreille aux bavardages des commerçants. Elle s'assit ensuite à l'une des longues tables à tréteaux installées en bordure de la place, et commanda une chope de bière qu'elle but lentement en compagnie d'une poignée de villageois. Les buveurs bavardaient avec bonhommie, parlaient du temps, des récoltes, des nouvelles de la ville. Elle entendit quelques allusions à l'activité inhabituelle des chevaliers de l'Ordre, mais aucune information supplémentaire n'avait filtré.
Finalement, un jeune homme en tunique brodée du cercle noir parut entre les allées du marché, cherchant visiblement quelqu'un du regard. Efi attendit patiemment qu'il la remarque et s'approche. L'écuyer avait encore des boutons sur le visage, et des cheveux noirs aux boucles grasses qui tombaient jusqu'aux épaules. Son physique fluet le destinait certainement aux cuisines ou au service, plutôt qu'à monter un destrier et porter une cuirasse en acier. Beaucoup traitaient ce genre de personnage par le dédain, mais Efi y faisait attention – la malveillance des faibles prend des formes sournoises, parfois dévastatrices. Elle aurait gagné du temps en traitant directement avec Vadmar, mais les environs de la tour étaient trop surveillés, alors que les commis ne cessaient d'aller et venir du village.
L'assistant chercha ses mots, ne sachant par quel titre s'adresser à elle, puis entama directement.
— Vadmar l'intendant m'a chargé de te remettre ceci. C'est le paiement des outils que vous lui avez livrés la semaine passée.
— Il a mis le temps ! Merci, mon garçon.
C'était toujours lui qui faisait les commissions de Vadmar, et pourtant elle n'avait pas encore réussi à retenir son nom. Elle ouvrit la petite bourse qu'il lui tendait, et y trouva une somme modeste en monnaie de cuivre, enveloppée dans un chiffon aux bords déchirés, et un petit sceau de cire aux armes de l'intendant, imprimé d'un chiffre qui confirmait le montant à payer. Comme ça, pas de chapardage en route. Elle vérifia que le sceau n'avait pas été altéré ou refondu, puis empocha le tout en faisant attention à ne pas trop toucher le chiffon, qui faisait penser à une pièce arrachée à une tunique.
L'écuyer-assistant de Vadmar la regardait d'un air incertain, et elle devina sans peine à quoi il pensait. Efi était une jeune femme dure et mal apprêtée, mais encore assez fraîche pour éveiller le désir d'un homme comme Vadmar. Le jeune homme – quelque soit son nom – devait imaginer des échanges de faveurs d'un autre genre que des menus achats. Mais tout compte fait, cela aussi procurait une bonne couverture à leurs vraies affaires : l'Ordre fermait les yeux sur les liaisons de ses membres, s'ils restaient discrets. Tant que personne n'allait imaginer que l'intendant détournait de l'argent de l'Ordre pour elle, tout irait bien. D'ailleurs il gardait le compte de tous ces paiements fictifs et se les faisait restituer sans faute.
Elle adressa un sourire qu'elle voulait engageant au jeune garçon, ne constata pas d'effet visible, et le salua. Tandis qu'il s'éloignait, elle vida son gobelet, se leva de table et prit le chemin de la sortie du village, cette fois vers le Sud, à l'opposé de Tour-Sonborg: vers le bois aux chouettes.
Les heures de jour étaient encore longues, mais Efi avait déjà perdu une bonne partie de la matinée. Le chemin du Sud était moins fréquenté, car beaucoup de voyageurs venus de l'Est s'arrêtaient à Sonborg; de l'autre côté du Bois aux Chouettes, on ne trouvait qu'une poignée de villages de colons dans des vallées isolées. Une fois à l'écart, Efi tira de la bourse le chiffon que Vadmar lui avait fait remettre, espérant que l'écuyer ne l'avait pas tripoté. Elle lui trouvait un petit air fouineur. Elle libéra Sable, qui enfouit sa truffe dans le morceau de tunique sale, et se mit à quadriller la route, le nez au ras du sol. Arrivé à un bord, il se figea, puis partit au trot sur la route, droit devant. Il s'arrêta et s'assit quand il vit qu'il avait semé Efi. Ils poursuivirent leur route ainsi, elle à grandes enjambées, lui par courses successives. C'était la partie risquée : si elle croisait quelqu'un, il se rendrait bien compte que son chien suivait une piste, et ça amènerait des questions gênantes.
Heureusement, la journée était tranquille, et elle suivit le chemin jusqu'à la fourche de Neuberg sans rencontrer personne d'autre qu'une vieille radoteuse qui ramassait du bois. Laissant Neuberg sur sa gauche, elle suivit Sable droit vers le sud. Un quart d'heure plus tard, il quittait la route et s'enfonçait dans les buissons du bois aux chouettes, sur la piste laissée par Jan la nuit d'avant – si c'était bien son odeur qui imprégnait le chiffon.
Elle se targuait de bien s'orienter dans les bois, mais maintenant elle suivait la piste d'un autre: l'écuyer devait bien connaitre la région lui aussi, et souvent elle se demandait si elle n'allait pas se perdre définitivement entre les épais taillis, les broussailles et les pentes escarpées. Sable hésitait beaucoup, et elle lui faisait sentir le morceau de tissu si souvent que l'odeur de Jan devait être recouverte par celle du chien. La piste montait et descendait, jusqu'au moment où elle les mena au fond d'une ravine et se perdit dans le petit cours d'eau . Sable s'assit et souffla, langue pendante, la regardant comme pour lui signifier : "À toi de jouer, maintenant". Il fallait s'y attendre, Jan avait essayé masquer son odeur en marchant dans la rivière.
Remonter, ou descendre ? Efi s'octroya quelques minutes de pause – elle avait bien marché, et ses vêtements trempés de sueur lui collaient dans le dos. Faute d'une meilleure idée, elle choisit de descendre la rivière, sans doute parce que c'était moins fatiguant. Elle commença par suivre la rive par où Jan était entré dans l'eau ; Sable ne trouvait toujours rien, et elle finit par traverser le cours d'eau pour le remonter en cherchant la piste sur l'autre bord. Elle se retrouva bientôt à son point de départ au bord de la rivière. La journée avançait et les ombres s'allongeaient imperceptiblement dans la combe ; heureusement elle n'avait encore croisé personne, ni entendu les chevaux d'une patrouille du cercle.
Efi remonta la rive, menant implacablement Sable, qui désormais semblait plus intéressé par les odeurs de gibier. Elle avait changé de méthode et passait sans cesse d'une rive à l'autre, déterminée à balayer les deux bords jusqu'à ce qu'elle trouve une piste ou arrive à la fin de la ravine. Le courant lui glaçait les mollets. Elle passa un coude, longeant le flanc de la ravine du côté le plus raide. Soudain, alors qu'elle marchait sous un chêne mort qui surplombait la rivière, Sable s'agita à nouveau et fonça en avant. Il s'arrêta dans un petit bosquet de bouleaux, face à un rideau de plantes et d'herbes qui masquait le flanc du coteau. Des deux mains, Efi écarta la végétation, et son cœur s'accéléra : devant elle s'ouvrait la gueule d'un terrier, ou d'un boyau creusé par la main de l'homme. Si ce n'était pas la planque qu'avait trouvé Jan, c'était rudement bien imité!
Elle s'accroupit et engagea le buste dans l'ouverture. Ses yeux aveuglés par le soleil de l'après-midi mirent du temps à s'accommoder à l'obscurité; elle attendit patiemment d'y voir avant d'aller plus loin. Bien lui en prit : dans le fond du boyau, elle aperçut les reflets d'une flamme qui se déplace.
Il y avait déjà quelqu'un dans la grotte.
Efi avança à quatre pattes en direction de la source de lumière ; elle ne faisait aucun bruit malgré l'étroitesse du passage et les pierres aiguës qui en tapissaient le sol. Le boyau descendait en pente douce, l'entrainant dans les profondeurs du versant de la ravine.
Il déboucha dans une pièce aux parois irrégulières de pierre et de terre mêlées, dont seul le sol vaguement aplani évoquait l'oeuvre de l'homme. De multiples saillants et recoins créaient des poches d'obscurité; la lumière provenait d'une lanterne posée par terre, qui projetait sur les parois l'ombre géante d'un homme. Râblé et large d'épaules, il tournait le dos à l'entrée et semblait se pencher sur quelque chose; son odeur de sueur et de crasse saturait l'air confiné. Efi entra et se remit sur pied, suivie par Sable qui déboula en grognant. L'homme sursauta et se retourna ; il tenait une sacoche en cuir de facture barbare, sans doute similaire à celle que Jan avait ramenée à l'Ordre.
Le grand chien trottina vers l'inconnu, qui se figea tandis que la bête le reniflait avec intérêt. Pendant ce temps, Efi réfléchissait à toute vitesse. Le type, visiblement un colon nordien, avait l'allure – et le fumet – d'un coureur des bois. Un lacet de cuir pendait à son cou, portant sans doute un croc d'animal caché sous sa tunique, une mode adoptée par certains colons qui vivaient sur la frontière. Adopter ostensiblement un totem facilitait les discussions avec les Borags, mais c'était aussi devenu un symbole d'émancipation des normes en vigueur dans le sud.
L'homme portait juste un coutelas à la ceinture, et ne fit pas mine d'y toucher pendant que Sable continuait de l'inspecter en émettant un grognement ambigu. Elle croisa son regard scrutateur - lui aussi essayait de comprendre à qui il avait affaire avant de parler.
Si l'affaire tournait mal, elle pouvait ordonner à Sable d'attaquer l'intrus, et en profiter pour lui porter un coup de poignard décisif. Mais l'homme semblait endurci, il risquait de blesser le chien en se défendant, et elle avait trop besoin de l'animal pour sa protection quotidienne dans la Marche. Qui sait ce que donnerait une lutte dans cette grotte exiguë? Il fallait d'abord discuter.
— Qu'est-ce que tu fous là? demanda-t-elle, sans dissimuler la contrariété dans sa voix.
— Et toi ?
— Ici c'est ma planque, mentit Efi. Tu n'as rien à y faire. Comment l'as-tu trouvée?
— En suivant un type qui ne te ressemblait pas du tout. Tu le connais ?
— Il est mort maintenant, et sa part me revient.
Sans répondre, le type jeta un coup d'oeil à la sacoche, qui avait l'air bien lourde à son bras. Il devait calculer ce qu'il risquait de perdre – mieux valait l'interrompre avant qu'il ne se lance dans une manoeuvre désespérée.
— On s'est déjà croisés, non ? Tu n'es pas de la vallée de Groenvald?
— C'est ça.
— Laisse-moi me souvenir... Oswin ?
— Edvin.
— Ah oui. Moi c'est Efi. Tu es dans quelle branche?
— Je fais la traite des fourrures avec les tribus libres. Et toi ?
— Un peu le même genre, je négocie des affaires de toutes sortes, avec les Nordiens et les barbares.
Elle avait bien deviné. Si ce type vivait en bravant les barbares et les bandes de grands chemins, il devait être dangereux – presque autant qu'elle.
Edvin sourit, avec une bizarre complicité dans ses yeux gris. Soudain son visage large et arrondi ressemblait à celui d'un ourson.
— Des affaires de toutes sortes ? C'est bien mystérieux... Tu veux parler de contrebande de bijoux, ou de trafic d'esclaves ?
— Je prends ce qui vient. Pas d'esclaves: c'est difficile à déplacer, moi je fais dans le discret.
— Je vois. Jamais eu envie de mettre à la traite des esclaves, c'est trop compliqué, et pas bien propre.
Elle acquiesça.
— C'est pas un commerce de gens honnêtes. Un jour tu traites avec un trafiquant, le lendemain il t'enchaine.
Il hocha la tête comme s'il avait déjà vu la chose se produire. Un silence inconfortable s'établit, pendant qu'Efi se maudissait intérieurement.
Pourquoi je lui raconte tout ça ?
Elle essaya de retrouver une intonation autoritaire.
— Maintenant repose cette sacoche, elle m'appartient.
— Rien ne me le prouve.
— A ton avis, comment je suis arrivée ici ? Je dois récupérer cet argent, et mes associés tiendront à vérifier qu'il ne manque rien.
Au mot "associés", elle vit la mâchoire de l'homme se contracter comme s'il avait mordu dans un fruit acide.
— Moi aussi je l'ai trouvé, pourquoi je n'aurais pas ma part ?
— Il y a déjà trop de gens qui veulent un morceau de ce gâteau, Edvin. Crois-moi, ce n'est pas une bonne compagnie pour un négociant en fourrures.
— Les chevaliers?
— Entre autres.
Une petite exagération ne peut pas faire de mal. Une grosse, même.
— Marrant, je ne les imagine pas en affaires avec une femme du commun, surtout si elle fait de la contrebande.
— Il y a beaucoup de choses que tu n'imagines pas. Par exemple, la force des mâchoires de mon chien. On élève cette race pour le combat dans les arènes, quand il a le goût du sang dans la bouche, il devient fou, je ne peux plus l'arrêter.
Le coureur des bois regarda Sable; ce dernier ne l'avait pas quitté des yeux, et poussa un grondement sourd qui pouvait aussi bien dire "Vite, lance-moi une baballe que je te la rapporte!" que "Si tu bouges le moindre muscle, je t'arrache l'artère fémorale". Le coureur des bois soupira, et referma la sacoche – sa main n'avait-elle pas tremblé ? Efi sourit intérieurement – certains avaient une peur panique des chiens. Décidément, elle adorait ce clebs.
— Voilà, c'est bien. Pose-la par terre à côté de toi. Et maintenant, si tu peux gentiment te ranger de l'autre côté – elle lui désigna la paroi opposée de la grotte – pendant que je la récupère...
Ils firent un pas après l'autre avec une lenteur exagérée, sans se quitter des yeux, avec ce relâchement particulier qui permet de réagir instantanément. La main d'Efi restait à proximité de son arme, sans l'empoigner. Sable avait saisi l'enjeu de la situation, et restait au centre de la grotte, masse de poils bruns et fauves pleine de dents. Il suffirait d'un mot d'Efi, ou d'un mauvais geste d'Edvin, pour qu'il lui saute dessus.
Alors qu'elle soulevait la sacoche et s'émerveillait de la trouver si lourde – le poids de la richesse ! – une rumeur lointaine lui parvint par l'ouverture. Des sabots, des jappements, l'appel d'une corne. L'Ordre du cercle, déjà ? Cette crapule de Vadmar l'avait mal renseignée!
Elle croisa le regard d'Edvin, où brillait l'éclat des animaux qu'on traque. Elle devait avoir le même dans les yeux. Il tenta une moquerie:
— Tes associés? Tu dois être contente...
— Pas vraiment. Je t'expliquerai. Passe devant, il faut qu'on sorte tout de suite, sinon on va être pris au piège!
— Surtout pas! Ils sont déjà trop près, on se fera voir et rattraper. Il vaut mieux attendre ici, on n'est même pas sûrs qu'ils trouveront l'entrée, rétorqua Edvin.
— Ils la trouveront avec leurs chiens. On est cuits si on reste ici.
— Si on sort maintenant, on est cuits plus sûrement encore. À moins que tu ne cherches juste à me faire prendre, pour gagner du temps...
A l'extérieur, le bruit se précisait. On distinguait maintenant les voix des hommes qui exhortaient leurs chevaux, s'interpellaient, gueulaient sur les chiens. Efi hésita: sortir ne semblait plus une si bonne idée.
Edvin redressa la tête.
— J'ai une solution à te proposer, mais il faut faire vite.
En sortant de la grotte, Edvin se redressa et cligna des yeux, ébloui ; il ne vit pas surgir le poing ganté de cuir qui lui percuta le visage. Ses genoux lâchèrent, le sol s'approcha soudainement de lui, et il s'effondra à terre. Il entendit quelque part un grognement étouffé, sans doute Efi, mais des soleils et des étoiles s'agitaient dans son champ de vision assombri, et il peinait à retrouver les notions de haut et de bas. Les autres problèmes étaient lointains, étouffés derrière une couche de douleur qui lui enserrait le crâne et la nuque - le coup lui avait projeté la tête en arrière, faisant craquer son cou.
Edvin sentit qu'on empoignait son bras et le tirait vers le haut, l'obligeant à se remettre sur ses pieds ; il accompagna le mouvement en s'appuyant sur la main de l'inconnu. Alors qu'il cherchait encore son équilibre, on lui bloqua les poignets derrière le dos et les attacha avec une corde épaisse; il sentit qu'on l'allégeait aussi de son couteau. Efi arriva à côté de lui, les bras liés de la même manière, dos à la muraille rocheuse. Les chevaliers étaient moins d'une dizaine, descendus à pied dans la combe, accompagnés de quatre chiens aux museaux pointus qui buvaient et s'ébrouaient dans la rivière. Le chef se campa devant eux, le poings sur les hanches, et les considéra avec attention. A contre-jour, Edvin ne reconnut pas ses traits, et quand l'homme parla, sa voix lui était inconnue:
— Ça pourrait être des gens de la région. Quelqu'un les connait ?
— Le gars trainait dans le coin la nuit dernière, Kelher l'a même averti de ne pas faire de connerie.
— Et la fille ?
— Sa tête ne me dit rien.
— Bon. On les emmène au Prieur, il jugera.
Edvin nota que le chevalier qui menait la patrouille portait à l'épaule la sacoche au trésor.
Ouais, j'aurais peut-être dû écouter l'autre sergent hier soir, se dit-il. On n'a même pas eu le temps de sortir avant de se faire cogner! Qu'est-ce que je pouvais bien attendre de ces brutes, de toute façon ?
Les chevaliers les menèrent en haut de la combe, les attachèrent à leurs montures et les firent avancer sans ménagement. Efi gardait la tête baissée, Edvin ne savait pas si elle avait mal encaissé, économisait ses forces, ou réfléchissait; la fille avait l'air d'une dure à cuire, mais il savait qu'un mauvais coup à la tête transforme les plus coriaces en moutons. Bien sûr, son gros chien avait pris le large depuis longtemps.
Ils arrivèrent à Tour-Sonborg moins d'une heure plus tard; le chemin semblait toujours plus court, quand on savait où on allait. La "forteresse", en réalité à peine un fortin, se dressait sur une petite élévation, d'où elle contrôlait le carrefour entre la route de l'Est qui menait à Valkerst et plus loin Heimark, et l'axe reliant au Sud les colonies forestières et au Nord les terres des tribus libres. En approchant, Edvin nota que les remparts, constitués à l'origine d'un coffrage de rondins autour de moellons empilés, avaient été reconstruits. Sur trois côtés, jusqu'à deux fois la hauteur d'un homme, la muraille était désormais faite de pierres massives, maçonnées sans faille, surmontées d'un appareil de bois et d'un chemin de ronde abrité. Nul doute qu'un de ces hivers, à la faveur de la trêve du froid, le quatrième côté bénéficierait du même traitement, grâce au travail de colons réquisitionnés pour l'occasion. Voilà où passaient les taxes dont le Baron les écrasait.
Arald parla à la sentinelle, et la porte marquée à la chaux d'un large cercle blanc s'ouvrit pour faire entrer la patrouille. Dans la cour, quelques constructions basses, une écurie, une forge, et la tour qui donnait son nom au lieu : un cylindre sans grâce, construit sur des fondations de pierre massive, dont les étages étaient encore en bois. Des frères de l'Ordre s'activaient, la plupart en tuniques et chausses de tissu brut, marquées au monogramme de l'Ordre.
C'étaient des hommes de diverses carrures et complexions, mais leurs tenues, leurs cheveux coupés ras et leurs barbes de trois jours leur conféraient une similitude qui dépassait la simple ressemblance physique. Tous ces hommes étaient interchangeables, entrainés à marcher, chevaucher et se battre, et surtout à obéir à leur hiérarchie, tenue en main par le Baron Markam, qui lui-même répondait au Duc Osbern de Heim. Ils étaient la manifestation physique, brutale et inexorable, du système de domination qui maintenait les colons comme Edvin assujettis à leurs terres et à leurs lois, aussi iniques qu'elles fussent ; le même système qui leur avait donné ces terres, en les arrachant par les armes aux Borags du clan de l'Ours, dix ans auparavant.
Leurs visages exprimaient morgue, vigilance ou joie brutale; la certitude de servir un maître puissant formait comme une deuxième armure autour d'eux. Gare à qui leur tiendrait tête, car ils étaient l'incarnation de la loi militaire de la Marche, et nul ne pouvait se soustraire à leur autorité.
Arald donna quelques ordres à sa patrouille, et fit mener les prisonniers au pied de la tour, où il entra. Quelques minutes plus tard, on les faisait monter à leur tour dans l'escalier étroit qui sentait l'humidité. Ils passèrent la porte d'une pièce austère, presque sans meubles ; la lumière de la fin d'après-midi entrait par une fenêtre étroite orientée au Sud-Ouest. Assis sur une chaise curule, à côté d'un écritoire, un homme âgé parlait avec un chevalier debout, torse massif et jambes arquées. Malgré l'absence d'armure, Edvin reconnut la nuque de taureau et les yeux gris du sergent Kelher. Ce dernier se tourna vers eux et les détailla posément ; il ne montra aucune surprise quand il reconnut Edvin, adressa juste un hochement de tête au vieil homme.
— Prieur, les voici, dit Arald, qui était resté dans l'ombre près de l'entrée.
— Faites-les approcher, répondit le vieil homme, que je voie leurs visages.
Les gardes leur distribuèrent quelques bourrades dans le dos, dans une démonstration de zèle bien superflue, et les captifs obéirent. Soudain, Edvin remarqua, posée à côté de la chaise de celui qui était certainement le Prieur, la sacoche en cuir de facture barbare.
Une vision lui revint: le cuir presque doux à force d'usure, et les pièces, des Couronnes d'or de Heim, des Akhilons Royaux, des Flèches en argent triangulaires venues de la lointaine Kalev, et d'autres monnaies de la Grande Baie du sud, émises par de lointaines nations marchandes. Or, argent, et même quelques gemmes grossièrement taillées à la mode barbare; richesses dans lesquelles il avait plongé ses mains, comme dans une fontaine de prospérité et de longévité. Cela aurait pu devenir la réalisation de ses projets, la fin d'une vie trop modeste et des voyages dangereux, une bonne terre, une maison à la ville. Maintenant, le Prieur allait tout dépenser en pierres de taille pour retaper le quatrième mur de sa forteresse. Il serra les dents.
— ... et il n'y avait personne d'autre dans la grotte que ces deux pouilleux, terminait Arald.
— C'est bien. Tu as presque rattrapé tes erreurs de jugement passées, conclut le Prieur d'une voix glacée.
Le vieil homme se leva et s'approcha des captifs, braquant sur eux un regard fixe. Ses yeux étaient surmontés de sourcils totalement blancs, ce qui accentuait encore leur noirceur. Il n'était pas très grand, mais ses larges épaules et ses bras noueux donnaient une idée de sa vigueur passée. Le bas de son visage disparaissait sous une barbe d'une blancheur de neige.
— Je pourrais vous faire pendre, grommela-t-il sans les quitter des yeux. Avez-vous la moindre idée de ce que vous avez trouvé?
Edvin, malgré lui, hocha la tête.
— Une cache Borag, un trésor de guerre datant de la Conquête. Savez-vous à qui appartiennent toutes les terres de la Marche du Nord ?
— Au Baron? tenta Edvin
— Au duc de Heim, qui en a confié l'administration au Baron. Mon garçon, tu n'est pas totalement illettré, mais désormais tu parleras seulement quand je t'en donnerai l'ordre.
Edvin inclina la tête en assentiment. Il sentait sur lui le regard réprobateur d'Efi. Mais il savait aussi que dans une armée, il faut savoir faire plaisir à un supérieur et jouer le jeu de la brimade, des fausses questions et réponses, pour éviter pire.
— Et vous savez donc à qui appartiennent les richesses que l'on trouve dans les terres de la Marche ? poursuivit le Prieur, toujours sur le mode du questionnement rhétorique. Au Duc, toujours. Ceux qui mettent la main dessus doivent immédiatement les remettre à l'Ordre, qui les remet lui-même au Baron. Cela sert à financer les défenses et la sécurité de la Marche contre les Barbares.
Efi gloussa. Le prieur s'approcha d'elle, les yeux étincelants.
— Tu as entendu quelque chose de drôle ? Tu as peut-être des doutes que tu souhaiterais partager avec nous ?
Elle eut la sagesse de ne pas répondre, bien qu'Edvin ait eu la même pensée qu'elle: Aucune chance que ce pactole arrive jusqu'aux caisses du Baron; pas intact en tout cas...
— Tu n'as vraiment rien à me dire ?
Le Prieur la gifla à toute volée, et elle vacilla. Le garde derrière elle l'empêcha de tomber en la maintenant par les épaules, la présentant au Prieur pour qu'il complète l'aller-retour. Le vieil homme l'ignora et poursuivit.
— On vous a pris pour ainsi dire la main dans le sac, en train de vous approprier le bien du Duc, une somme importante laissée ici par ses ennemis. Ça vaut présomption de crime. A moi de juger si vous aviez l'intention de le lui remettre, ou bien de vous approprier son argent...
Edvin décida de se taire plutôt que d'essayer de se défendre. Malgré sa tête encore lourde du coup reçu, et une nausée qui montait, il gardait les idées claires: plaider l'innocence ne servirait qu'à les enfoncer. Cela sonnerait tellement faux que le Prieur n'aurait quasiment pas le choix. En réalité, ce n'était pas la loi qui les sauverait, mais l'intérêt du vieil homme à ne pas procéder à une exécution publique.
Et puis, il ne leur avait pas dit de parler.
— Pour en savoir plus, il va falloir vous interroger un peu. Kelher, fais-les fouiller, s'ils ont la moindre monnaie exotique sur eux, leur compte est bon. Questionne-les aussi sur le trésor : y en a-t-il un autre qu'ils auraient déjà trouvé ? Et puis ça leur fera passer le goût de fouiner dans les affaires de l'Ordre, puisque tu avais déjà prévenu ce paysan de se tenir à l'écart.
— Bien, Prieur.
— Et interdiction de prendre votre plaisir avec la fille. Nous sommes l'Ordre du Cercle, pas des violeurs.
Edvin déglutit ; malgré lui, il évalua la force des avant-bras de Kelher. Mais il y avait une éventualité encore pire: pourvu que le Prieur n'ait pas l'intention de garder tout l'argent! Il lui serait alors plus simple de les faire disparaître, pour éviter que l'affaire s'ébruite. Par chance, beaucoup de chevaliers semblaient déjà au courant, que deux manants le soient aussi ne ferait pas grande différence : le Prieur serait sans doute obligé de remettre la majeure partie de la somme au Baron, son maître.
L'entretien était terminé. Les chevaliers, menés par Kelher, firent sortir les prisonniers et les menèrent à un autre bâtiment, dans une cellule où ils furent attachés chacun à une grille, aux extrémités opposées de la pièce. Edvin sentit dans ses tripes la morsure de la peur. Était-ce l'anticipation de ce qu'il allait subir, la crainte de mourir, ou juste qu'on le brise ?
Alors qu'un chevalier aux poings énormes s'avançait vers lui, le sourire mauvais, il serra les dents et pensa avec l'énergie du désespoir : Surtout, ne lâche pas...
On les libéra au crépuscule. Leurs geôliers les escortèrent jusqu'à la grande porte en bois du fortin; comme Efi boitait, un des gardes dut la maintenir sur ses pieds une partie du trajet.
Une fois dehors, leurs liens furent dénoués, et le sergent Kelher grogna de derniers avertissements :
— Vous avez moins d'allure, les chasseurs de trésor ! Ça vous apprendra à fouiner dans les affaires de l'Ordre. Maintenant, tirez-vous, que je ne vous revoie plus. Et tenez vos langues ! La prochaine fois, le Prieur ne sera pas si clément.
Sur ces mots, le sergent rentra dans le fort, et les battants de la porte se refermèrent derrière lui, assemblant les deux moitiés du Cercle qui les marquait.
Edvin jaugea Efi, qui lui rendit son regard. Elle avait la lèvre inférieure fendue et d'énormes ecchymoses sur les pommettes, qui commençaient leur lent parcours chromatique du rouge au jaune, en passant par le violet, le noir... Edvin ne la voyait que de l'oeil gauche ; une arcade sourcilière tuméfiée maintenait l'autre paupière fermée. Son corps entier était endolori, il avait la nausée des coups reçus au ventre, et ne pouvait pas plier le dos sans crier. Kelher et ses hommes les avaient méthodiquement passés à tabac, sans réelle animosité, mais en prenant un plaisir évident à infliger la douleur à coups de poings, de pieds... Quand ses bourreaux l'avaient lancé à toute volée contre le mur, il avait cru qu'il allait y laisser sa peau. Le tintement dans ses oreilles ne s'était toujours pas estompé, mais il s'inquiétait plus encore de son bras gauche, qu'il avait du mal à soulever.
Pour les chevaliers, ça n'avait été qu'un amusement passager, qui serait bientôt oublié. Edvin se demanda s'il pourrait effacer de sa mémoire les moments passés dans ce cachot, chacun enchainé à un bout de la pièce, roués de coups à tour de rôle.
Efi lui parla d'une voix rauque, à peine un croassement.
— Filons d'ici, si tu peux marcher.
— Je peux même courir, et toi ?
— Je n'irai pas si vite.
Elle fit quelques pas, la démarche raide. Edvin remarqua son souffle saccadé - elle devait bien déguster. Sans se concerter, ils empruntèrent le chemin du sud qui revenait à Tour-Sonborg. Ils marchaient à petits pas lents, comme des vieillards, malgré l'obscurité montante et le froid de la nuit qui s'annonçait. Efi traînait la patte, mais ne poussait pas la moindre plainte, comme elle n'avait pas non plus desserré les dents quand les chevaliers la frappaient. Edvin ne pouvait pas dire autant, mais il était certain que cela lui avait évité d'en prendre encore plus. En tout cas, il n'avait rien laissé échapper.
Ils arrivèrent enfin en vue du village de Sonborg. Edvin considéra leurs bleus et leurs vêtements tachés de sang, et pensa à voix haute :
— Avec nos gueules cassées on va se faire remarquer, les gens vont poser des questions... Qu'est-ce qu'on leur raconte ?
— Le plus simple : les chevaliers se sont passé les nerfs sur nous.
— Il faut trouver mieux. Si on raconte toute l'histoire, le Prieur le saura et voudra nous faire pendre. On pourrait avoir été attaqués par une bande dans la forêt.
— Si tu veux, acquiesça Efi d'un ton indifférent. Une bande dans le Bois aux Chouettes.
— Très bien. Arrêtons-nous chez le vieil Errant pour qu'il nous s'occupe de nous.
— Il n'est pas au village en ce moment.
Edvin soupira, déçu. L'Errant était un de ces mystiques itinérants qui pratiquaient les arts naturels, et soignaient les pauvres en échange de menus services. Edvin aurait bien fait appel à lui pour se remettre sur pied, il avait notamment en tête un certain breuvage à la couleur bleu sombre, aux effets miraculeux, qui lui avait déjà bien servi dans le passé. Trop, peut-être.
Ils traversèrent Sonborg qui se claquemurait. Une femme qui fermait ses volets les s'interrompit et les regarda passer avec surprise, mais ne dit rien. Deux gamins les montrèrent du doigt en riant sous cape, sans doute amusés par leur démarche précautionneuse. Heureusement, ils ne rencontrèrent personne d'autre.
À la sortie du village, ils étaient attendus par un chien au pelage brun et fauve. Sable sortit de l'ombre et approcha sans hâte, négligea Edvin après un regard de biais, et renifla les vêtements d'Efi.
— Tu tombes bien, toi, tu sais ? fit la jeune femme.
Le chien continuait de flairer, s'intéressant aux taches sombres de sang séché, sans remuer la queue ni chercher les caresses. Edvin gloussa.
— Il n'est pas du genre affectueux, hein !
— C'est pas pour ça qu'il a été dressé. Mais il m'a attendu, c'est le principal.
— Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?
— J'habite pas loin, dans les environs de Neuberg. Il y en a pour moins d'une heure, même en marchant comme des grabataires.
— Je t'accompagne, affirma Edvin.
Efi hocha la tête, et ils reprirent la route. Plus loin, ils tournèrent au carrefour de Neuberg, et marchèrent vers l'Est. Le chemin coupait à travers un bras du Bois aux Chouettes, mais l'éclat de la lune restait visible et les guidait. Edvin faisait des prières à la Grande Déesse pour qu'ils évitent les mauvaises rencontres, car bien sûr, l'Ordre avait confisqué leurs poignards.
Ils bifurquèrent avant le village de Neuberg, et Efi leur fit prendre une série de tournants et de côtes qui les amenèrent clopin-clopant sur une lande parsemée de rochers et d'épineux. Là, près d'un petit torrent, une maison de rondins semblait les attendre. Dans l'obscurité, il était difficile de se faire une idée de son allure ; en entrant Efi alluma une petite bougie, révélant un intérieur ancien et frugal. Contre les murs étaient appuyés quelques outils, bêche, hache, pioche et pelle ; un vieux manteau était accroché à un clou et collectionnait les toiles d'araignées, il avait dû appartenir à une personne de haute taille. Une odeur de poussière et d'humidité flottait dans l'air.
— Tu ne passes pas beaucoup de temps ici, commenta Edvin.
— Je voyage beaucoup. Tu sais ce que c'est.
— Et maintenant ?
Un silence. Les regards des deux rescapés convergèrent vers le chien.
— Maintenant, on attend, répondit Efi d'une voix toujours aussi plate, que contredisait le début d'un sourire dans ses yeux.
— On boit quelque chose ?
Elle gardait dans un tonnelet une bière aigrelette qui le rafraichit agréablement, même si les premières gorgées avaient un arrière-goût de sang. Ils s'assirent avec précautions sur des tabourets, et le silence retomba. Edvin remarqua dans un coin une paire de grosses bottes usées, une hotte en bois et en osier, et demanda :
— Tu n'habites pas seule ici ?
— Maintenant si.
— C'était un colporteur ? fit Edvin en désignant du pouce la hotte.
— Oui, reconnut Efi comme à contrecoeur. Il s'appelait Hivling, il m'a appris le métier.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
— Il y a deux saisons, il est parti vers la frontière et n'est pas revenu.
— Les barbares ?
— Peut-être le clan du Loup... C'est ce que m'ont dit les chevaliers qui patrouillaient dans la région à l'époque, mais ça n'avait pas l'air de les attrister beaucoup. Ils lui reprochaient ses trafics avec les tribus libres.
— Ça ne peut pas être le Cercle, quand même ! Ils auraient voulu donner une leçon aux coureurs des bois ?
Efi le regarda droit dans les yeux.
— Je ne suis pas sûre. Mais crois-moi, un jour je finirai par savoir.
Edvin haussa les sourcils, et ne fit pas d'autres commentaires. Une fois la première bière bue, Efi remplit un baquet d'eau et ils nettoyèrent leurs plaies avec des chiffons humides. Puis ils les enduirent d'un beaume à l'odeur de plante amère, dont Efi avait une bonne provision. Puis chacun s'installa dans une coin, un pot de bière à portée de la main, et ils attendirent en somnolant, tandis que le vent sifflait dans le conduit de la cheminée.
Le chien n'était pas pressé; au bout de plusieurs heures, il se mit à marcher en rond en poussant de petits gémissements, avec une crispation de l'arrière-train caractéristique. Efi le fit sortir dans la cour, et peu de temps après, en se bouchant le nez, elle tira de l'étron avec une pince plusieurs petits cailloux jaunes, qu'elle nettoya à l'eau.
Edvin s'approcha pour les regarder.
— Ce sont les topazes. Il doit encore rester les pierres rouges et bleues, à moins qu'il ne les ait déjà chiées dans la forêt...
— Je ne pense pas, on a commencé par lui faire avaler les moins précieuses.
— Oui, bien sûr. Attendons encore. Et on partage moitié – moitié, bien sûr !
Efi leva la tête de la contemplation des pierres, et réfléchit.
— D'accord. On partagera aussi les ennuis si les chevaliers ont vent de la chose. A ton avis, combien pourrons-nous tirer de cette camelote ?
— Il faudra négocier les gemmes clandestinement, c'est moins profitable; et une fois taillées elles seront encore plus petites. Mais je dirais que, même en partageant en deux, il restera pour chacun une somme... respectable, fit Edvin en savourant chaque mot.