— Jusqu’ici je fermais les yeux sur tes écarts, mais là... Qu’est-ce qu’il t’a pris de casser les dents de ce garde ? Je te paye pour m’escorter, pas pour jouer les encaisseurs de créances.
— Il a fait un geste suspect, j'ai préféré prendre les devants pour vous protéger.
— En pleine présentation de famille ? Il voulait se moucher, et tu l'as passé à tabac devant ma nièce de neuf ans !
— Ce sont les risques du métier.
— Écoute, l'ami, heu… Sigurdo ?
— Sigurth.
— C'est ça. Peut-être que dans ton pays on ne se formalise pas de ce genre de rixe, voire on trouve cela distrayant. Mais moi, je paye mes gardes pour qu'ils fassent preuve de discernement, d'un peu de finezza…
— De quoi ?
Onesto, l'aristocrate visontien drapé dans du satin orange et vert, poussa un profond soupir. Le sourire s'effaça de son visage large, encadré de boucles noires collées à son front.
— Tu vois, Sigurdo, pour exercer ton métier ici il te faudra d'abord te familiariser avec nos moeurs. La brutalité gratuite est mal vue chez nous, et moi, je ne veux pas payer les pots cassés de tes sautes d'humeur !
— Ce n’était pas gratuit ! L’homme avait déjà attiré mon attention par son comportement suspect. Il fallait prendre l’initiative avant que...
— Une initiative superflue, oui ! Et puis, tu es si… Il désigna la tenue de Sigurd, dont les tons fauves juraient avec les étoffes colorées qui l'entouraient. Si nordique. Quand ils te voient, mes amis croient que je vire barbare ! Il vaut mieux que nous en restions là, je te libère de ton contrat.
Sigurth l’avait vu venir de loin, avec ses manières de faux jeton. Encore un emploi qui n'avait pas duré longtemps.
— Évidemment, poursuivit Onesto, je retiens l’intégralité de ta solde, en dédommagement des soucis causés avec la famille Honorada.
— Mais j’ai fait mon travail, je dois être payé !
— Ton « travail » m’a coûté une alliance familiale ! Le gamin que je souhaitais fiancer à ma nièce Camila ne voudra plus jamais entendre parler de nous, après ton acces de violence.
— Ce n’étaient pas les termes de notre contrat ! Sigurth sentait le sang lui monter aux joues.
— Tes exactions non plus n’y figuraient pas. Peut-être estimes-tu que je te traite... injustement ?
La voix mélodieuse d’Onesto s’était teintée d’une menace. Sigurth vit les deux gardes qui encadraient leur patron, ses anciens collègues, porter nonchalamment la main à la garde de leurs armes.
Il savait que celui de droite, Eusebio, avait une vieille blessure à l’épaule qui le gênait pour tirer l’épée. En attaquant sans prévenir, il pourrait d’abord éliminer celui de gauche, un certain Rinaldo qu’il n’avait jamais vu se battre...
Le silence s’était fait pesant, et trois paires d’yeux fixaient Sigurth. Une chose était sûre, il n’aurait pas l’avantage de la surprise. Il prit conscience de la vanité de ses calculs, dans une maison pleine d’hommes en armes qui répondraient à l’appel de leur patron en quelques secondes. Il avait failli oublier le plus élémentaire bon sens.
— C’est donc ainsi qu’on honore les contrats dans ce pays de voleurs ? Que le cul te pèle, escroc !
Sigurth cracha sur les chausses en velours d’Onesto et sortit de la pièce.
— Retourne chasser dans ta forêt, bouseux ! glapit l’aristocrate derrière lui.
Puis, un instant plus tard :
— Gardes ! Rossez-moi ce malappris !
Sigurth avait déjà franchi à grands pas le seuil de la demeure. Il se retourna et toisa les deux hommes qui gardaient la porte, son glaive bien en évidence. Les gardes l’ignorèrent et firent mine de n’avoir rien entendu. Sigurth haussa les épaules, presque déçu, et partit sans attendre que d’autres n’arrivent.
Il était midi passé, et les rues étaient encore agitées par la fièvre de la course au Snicchi. Des enfants jouaient à fouiller tout ce qui se trouvait à leur hauteur, leurs parents retournaient leur maison – on avait parfois trouvé la balle d’or dans des piles de linge ou des barriques de vin.
Quel jeu stupide. N’avaient-ils donc rien de mieux à faire ? Depuis qu’il était arrivé à Visonti, Sigurth était abasourdi par la quantité de défilés, processions, festivals, Jeux et autres divertissements qui interrompaient régulièrement la marche des affaires. Dans ce pays où tout poussait facilement, les gens semblaient moins préoccupés de gagner leur croûte.
À ce sujet, un grondement dans son estomac lui rappela qu’il venait d’être licencié sans paie et n’avait pas mangé depuis un bon moment. La nuit avait été agitée, son engagement du matin s’était mal passé et il n’avait toujours pas trouvé le temps de prendre un repas.
Il se dirigea vers les arcades marchandes, où il acheta avec ses dernières pièces une tourte au poulet chaude. Depuis son arrivée dans cette ville, il avait affronté une fièvre diarrhéique, puis de longs jeûnes entre deux emplois de courte durée. Il avait perdu du poids et de la force, et la faim ne le lâchait jamais bien longtemps. Tout en déambulant, il arrachait du bout des doigts des morceaux de tourte qu’il avalait presque sans mâcher. La viande était trop épicée, sans doute pour masquer son état d’avancement, mais il s’en fichait. Les gens du cru, drapés dans leurs vêtements bariolés, s’écartaient devant lui en pinçant le nez. De temps à autre il s’arrangeait pour en bousculer un.
Comme il détestait cette ville.
Après les arcades, il arriva sur une place carrée dominée par la façade d’un palais au luxe obscène. L’espace s’était rempli d’une foule bruyante et dangereuse ; les tire-laine et coupe-gorge de la ville avaient l’habitude de se cacher dans les attroupements pour repérer leurs victimes. Il termina sa tourte en contournant la masse la plus dense, qui s’était rassemblée devant l’entrée. Une rumeur courut : « On a trouvé le Snicchi ! »
Les portes s’ouvrirent, laissant passer des gardes à cheval qui dispersèrent la foule, puis un attelage somptueux de chevaux blancs qui tiraient une calèche entièrement dorée, conduite par un cocher en livrée violette et jaune. À l’intérieur il aperçut plusieurs Grands drapés dans la toge azur de leur rang, accompagnées d’une jeune femme qu’il reconnut instantanément.
La fille de l’autre nuit ! Comment était-elle arrivée au Capitole ?
Une rumeur courut dans la foule : « C’est elle ! C’est elle qui l’a trouvé ! » Sigurth attrapa le bras d’un passant en tenue de boulanger, et lui demanda :
— Qui est-ce ?
— C’est la gagnante de la Course au Snicchi de cette année !
— J’avais compris, gros malin. Son nom ?
— Je ne le connais pas, mais il parait qu’elle n’appartient à aucune Barriada !
— Une quoi?
— Un équipe de Barri, de quartier quoi. D’ordinaire l’une d’entre elles remporte le prix chaque année. Voulez-vous me lâcher le bras, à la fin ?
Sigurth libéra le boulanger, qui s’éloigna en grognant dans sa barbe.
Étonnant. À moins que ses yeux ne l’aient trompé, c’était la même qui avait fait irruption dans sa chambre la nuit précédente, à moitié assommée par une poutre basse, suivie par un spadassin que Sigurth avait dû expédier lui-même. La même tunique sombre, le même air de défi et, dans son souvenir, plutôt bien roulée. Il aurait vraiment dû la fouiller, la récompense pour le Snicchi avait l’air juteuse.
Au lieu de quoi il l’avait virée de chez lui après un peu d’intimidation. Son histoire ne l’intéressait pas et il avait un cadavre à faire disparaître. Avec ce genre de vie nocturne, pas étonnant qu’il ait des réactions excessives ce matin. Déjà qu’il était sur les nerfs depuis son arrivée à Visonti...
D'après les bradeurs qui commentaient toute la scène, on l’emmenait au Palais de l'Administration pour faire enregistrer son nom dans le grand livre des traditions de la ville ; les festivités commenceraient le lendemain par un grand rassemblement dans l'amphithéâtre de Visonti. Au moins, le reste de la ville serait un peu tranquille. Les jacassements des Visontiens étaient difficiles à supporter, et Sigurth avait besoin de paix pour penser et faire des choix.
Il retrouva le chemin du quartier des Échelles, et attendit pour regagner sa piaule que la logeuse soit partie faire une course. Il lui restait une outre de mauvais vin, et il l’attaqua tout en réfléchissant à son avenir. Autant boire quand on en a besoin, plutôt que d’attendre d’être mort de soif.
Le vin aidant, des pensées se tournèrent vers le passé. Les souvenirs de la nuit où Harla était morte n’attendaient que cela pour ressortir de la boîte où il les enfermait tous les matins. Il but encore, avec plus d’abandon, et l’après-midi passa sans que ses réflexions n’aient avancé d’un pouce.
Le crépuscule tombait quant on frappa à sa porte. Des coups rapides, légers mais pressants. Avant qu’il se soit levé de son lit, le visiteur frappait à nouveau. Sigurth se dirigea d’un pas incertain vers la porte, tout en préparant des excuses à l’intention de sa logeuse à qui il devait deux semaines de loyer.
Il tomba nez à nez avec la fille de l’autre nuit. Elle était encore à bout de souffle, et il remarqua son joli nez et son teint plus sombre que dans son souvenir. Elle glissa le pied dans l’embrasure tout en lui demandant :
— Je vous en prie, pouvez-vous m’abriter pour la nuit ? On en veut à ma vie !
— C’est une manie, dit Sigurth, un peu pâteux. Fais comme chez toi, ajouta-t-il en l'invitant à l'intérieur.
– À suivre