Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (5)

— … Et ensuite, elle m'a collé ce parchemin dans les mains et m'a envoyé sur un chemin que connaissent les gitanes, et je suis arrivé dans le parc du Grand Blottereau.

Nous étions encore rassemblés dans le salon du Doc : son canapé défoncé accueillait Lila, Phil et le Forcené, je me tenais debout devant eux, encore revêtu de ma tenue anti-entropique déchirée et souillée, tandis le Doc nous regardait du fond de son fauteuil. Un fond sonore de country sortait par de petits haut-parleurs branchés sur son PC portable.

Lila m'avait récupéré en voiture à la sortie du jardin public, m'avait copieusement engueulé de mon inconscience, et m'avait emmené directement retrouver mes amis sans passer par la douche. Je dégageais une forte odeur de fauve.

Mon récit terminé, j’affrontai les regards courroucés, songeurs ou légèrement moqueurs de l'assistance. Phil lança :

— Tu nous diras les trucs que tu as pris, Rémy, parce que c'est du costaud…
— Ouaip, des histoires comme ça, on ne les invente pas à jeun, faut un vrai travail sur le produit, ajouta le Forcené.
— Hé bien moi, je crois tout le récit de Rémy, déclara le Doc d'une voix forte alors que les ricanements retombaient. Malheureusement ça corrobore mes observations de ces derniers jours, les pièces de huit et les objets anciens trouvés près des vortex, et quelques autres incidents.
— Même connaissant Rémy, j'ai aussi tendance à le croire, a ajouté Lila.

Elle déploya un éventail de dentelle noire, qu'elle agita près de son oreille gauche à petits coups élégants ; à nos regards étonnés, elle répondit :

— Ben quoi, vous ne trouvez pas qu'il fait une chaleur de bête ici ?

Personne ne se hasarda à répondre. Le Doc reprit:

— Pendant que tu explorais cette Andalousie alternative, ici les choses se sont un peu précipitées.
— Il y a eu d'autres vortex, poursuivit Phil.
— Ouaip, un paquet même, ajouta le Forcené, mais c'est pas tout.
— Ils ne rejettent pas seulement des objets, reprit le Doc. Des gens arrivent aussi, un peu comme toi mais dans l'autre sens…
— … et pas aussi bien habillés, intervint Phil.
— La plupart ont été interceptés par les poulets, ils ont été pris pour des migrants à cause de leur langue, un sabir de français, d'espagnol et de je-ne-sais-quoi d'autre.
— Mais surtout il y a la Rue…
— La Rue ? ai-je demandé, un peu étourdi.
— Oui, c'est comme une nouvelle rue qui est apparue en plein centre-ville, une sorte de fusion de vortex, de débris et d'autres choses. Et pour tout te dire, on y mange plus de chorizo que de saucisson.
— Les flics sont sur les dents, conclut Lila, la mairie a fait appel aux pompiers, au SAMU et à d'autres équipes d'intervention pour calmer la situation. Mais je crois qu'ils ne contrôlent plus grand-chose.

Un petit silence, ponctué de quelques arpèges de guitare espagnole. La radio internet du Doc s'était mise sur une station flamenco.

— A mon avis ça va bientôt être la merde, déclara le Forcené. Le mieux serait de prendre les devants et tout faire péter avant que les tier... terco... trucs rappliquent.
— Regardons d’abord ce que la bohémienne a remis à Rémy, fit le Doc.

Je vidai ma poche ventrale sur la toile cirée de la table du salon. Couteau Victorinox multifonctions, smartphone made in Brazil à l'écran fendillé, et un rouleau de papier épais, scellé à la cire. Les armoiries étaient vaguement familières, mais les écussons que j’avais vus dans l’autre plan se ressemblaient tous.

Doc l’examina à son tour, grogna comme s’il comprenait plein de choses qui m’avaient échappé (il bluffait, j'en étais sûr), et brisa le sceau.

Il étala sur la table une carte tracée à la plume, où les noms de lieux étaient portés dans une superbe calligraphie à arabesques. Pourtant, la ville qu’elle représentait nous était parfaitement familière : le même plan était placardé sur tous les abribus de la ville. Cette carte sur vélin ancien représentait une vue moderne de Nantes.

— Merde alors, murmura Phil.
— Regardez ! Même la Rue est indiquée, s’exclama le Doc.
— Et là, c’est quoi ces rectangles avec des chiffres romains et des croix au milieu ? demanda Lila.
— Infan... tería...
— Une fois, au Musée du Débarquement, j’ai vu des cartes de Normandie qui ressemblaient à ça, commenta Phil. Dans la norme OTAN, un rectangle avec une croix en diagonale, c'est une unité d'infanterie.

On s’est regardés, et soudain on n’avait plus très envie de rigoler. Le doc s'est raclé la gorge, soudain il n'avait plus l'air aussi impérieux que d'ordinaire.

— Ces Castillans…
— Andalous —
— … oui, Andalous que Rémi a vus… Ils arrivent par là et là, dit-il en pointant les endroits sur la carte. Nous devons…

Sa voix s'éteignit. Soudain le Forcené prit la parole, et tous le monde l'écouta.

— Il faut rassembler des citoyens et former un groupe de combat, sinon on va se faire trouer à coups d'arquebuse ! Je connais des gars à la boxe thaï qui ont le profil, et aussi de mon club de tir, ça fera une quinzaine de personnes au moins. Doc, vous pouvez trouver combien d'ancien membres du CoProCh ?
— Une cinquantaine environ, mais ils ne sont pas…
— Très combattifs, je sais. Il en viendra peut-être une demi-douzaine. Phil, on va avoir besoin de matos : barres à mine, haches, pelles… Si tu trouves des armes à feu ou des piques ça serait parfait.

Phil se redressa comme si on l'avait piqué au derrière, et grommela en signe d'assentiment. Le Forcené continuait, comme s'il se parlait à lui-même.

— Avec nous et mes gars, ça fait une toute petite trentaine, pas assez pour bloquer deux vortex. Rémi, active tes réseaux de hackers, je demanderai à Dina de parler à ses amis motards. Lila, tu peux mobiliser du monde de ton côté ?
— Je vais voir ce que je peux faire avec la mairie de Sainte-Luce.
— Parfait, on ne refusera pas quelques cantonniers costauds. Quelqu'un a autre chose à ajouter ? non ? Alors, Vamos !


On était stationnés devant le plus gros vortex de la ville, qui se trouvait au bout de la Rue, dans le quartier de Sainte-Croix. Une vingtaine de combattants hétéroclites, armés de casques de motos, de manches de pioches et de quelques fusils à plombs ("Pour l'effet psychologique", avait assuré le Forcené), nous avions formé une petite barricade sous les regards inquiets des passants, dont beaucoup portaient des maillots du FC Séville, une hérésie à Nantes. Plus loin dans la Rue, un musicien de rue grattait sur sa guitare. A côté de moi, le Forcené portait une tenue de combat de CRS, il grogna : "Marre de cette musique d'espingouins ; en plus il n'y a plus que du Almodovar à la télé. Vivement que ce plan nous lâche."

Face à nous, le vortex était gonflé comme le ventre d'une femme enceinte, son dôme large et haut comme une maison poussait des grondements menaçants. J'entendis un hélicoptère dans le lointain ; si rien ne se passait bientôt, on allait tous se retrouver au bloc. A chaque minute, nos téléphones vibraient des messages du Doc et de Dina ; ils s'étaient placés à la tête d'une autre équipe de combat dans une rue du centre de Nantes et nous tenaient au courant de l'évolution de l'autre vortex, qui semblait lui aussi sur le point d'exploser.

Les spasmes s'accentuèrent encore, le vortex se mit à trembler et à osciller, puis il s'ouvrit enfin, et le Tercio de Andalucìa déboula dans une vision de cauchemar. Chevaux gluants de glaires, cavaliers en armure couverts de filaments visqueux, fantassins dégoulinants étaient éjectés tour à tour dans l'air et venaient s'écraser lourdement à terre dans un bruit de ferraille. Je remarquai qu'ils s'étaient munis de bottes de paille dont ils se servaient pour amortir leur chute avec plus ou moins de succès.

Alors que les premiers arrivés se relevaient, le Forcené cria :

— N'attendez pas qu'ils se relèvent, il faut les éclater tant qu'ils sont au sol ! Foncez dans le tas !

C'était le moment que je craignais depuis le début ; mais il était trop tard pour reculer. Pour me donner du courage de pensai à Lila – je risquais ma vie pour la protéger, après tout. Puis je brandis ma pioche, priai pour que mon armure de Goldorak en polypropylène me protège, et je chargeai en hurlant. Le premier choc fut à notre avantage, les conquistadores étaient encore sous le choc du passage dans le vortex. Mais ensuite l'affrontement s'équilibra, tandis que soldats et chevaux continuaient de pleuvoir sur le champ de bataille.

A côté de moi, un karatéka s'effondra, un bon mètre d'acier planté dans l'abdomen. Le Forcené se battait contre deux hommes, mais sa charge furieuse s'était transformée en une série d'esquives de plus en plus fébriles. Les Andalous savaient se battre bien mieux que nous, nous allions nous faire trucider.

Le bruit d'hélicoptère devint assourdissant. Les conquistadores levèrent la tête avec ébahissement et j'en fis de même : plusieurs appareils nous survolaient, remplis de types en tenue noire armés jusqu'aux dents, dont certains pendus au bout de filins. Un mégaphone nous parla :

— Déposez les armes ! Bajen la armas ! Je vous préviens, petits enfoirés, nous avons suffisamment de minutions pour transformer ce vortex en cratère, à côté la surface de la lune c'est un jardin public !

Il parlait dans un français fortement mêlé d'espagnol. Pour souligner ses paroles, les gars tirèrent quelques rafales au-dessus de nos têtes. Du côté du tercio vint un cri de ralliement qui parlait de "muerte", où je reconnus la voix de Don Lope. Les soldats gluants brandirent leurs rapières et répétèrent le cri de guerre, puis ils nous chargèrent.

On était cuits. Notre groupe fit demi-tour se débanda, poursuivis par les clameurs du tercio. Nous croisâmes une ligne de types en noir qui allaient en sens inverse, mirent un genou en terre et attendirent que nous soyons passés pour tirer. Les s'éteignirent en quelques rafales. Derrière la ligne j’aperçus un petit groupe d’officiers couverts de badges du GDIP, la troupe d’élite du Groupe Départemental d’Intervention de la Police. Ils discutaient avec une jeune femme en robe orange que je trouvai absolument divine.

Lila se retourna vers moi et répondit à mon regard stupide :

— Tu vois Rémi, je connais du monde à la mairie de Sainte-Luce.

Elle me fit un clin d’œil mutin. Des hommes du GDIP me dépassèrent, ils encadraient des soldats du tercio désarmés à qui ils avaient passé les menottes. Dans le lointain j’entendais des ambulances.


Quelques jours plus tard

La conjonction des plans n'était plus qu'un souvenir. Les noms de lieux retournaient à la normale, ainsi que les émissions de radio ; la Rue était redevenue une simple allée en travaux. Peu de gens, étrangement, en gardaient des souvenirs, comme si l'anomalie se résorbait d'elle-même.

Un jour que j’achetais du latex en ville, une nouvelle librairie attira mon attention. L’enseigne annonçait : La Bohème, livres d’ailleurs et en plus petits caractères : Achat et vente, neuf et occasion.

À l’intérieur, un brûleur d’encens diffusait un parfum de prairie au printemps, et les volumes sur les étagères formaient des rangées familières aux couleurs crème ou brun. La libraire me salua aimablement, je la dévisageai.

— On se connaît, non ? Vous êtes prof d’histoire de la renaissance à la faculté de Nantes. Et aussi...

Elle sourit sans rien dire.

— ... et aussi bohémienne, kabbaliste et collectionneuse de livres ! continuai-je.
— Quels ouvrages vous intéressent, cher monsieur ? dit-elle sans se départir de son sourire.
— Tout ce que vous avez sur l’Andalousie, je crois que vous y étiez récemment.
— On s’ennuie vite là bas, il n’y a pas grand-chose à lire, vous savez.
— C’est pour ça que vous vous êtes installée ici ?
— J’avoue être un peu déçue par la numérisation, les livres en papier font mon bonheur.
— Pardonnez ma curiosité, mais je jurerais que vous avez quelque chose à voir avec le rapprochement de plans qui a mis le chaos dans la région.
— Parfois, de petites actions ont de grandes conséquences, soupira-t-elle d’un air gêné.
— Vous pouvez le dire !
— Tout ça c’est à cause du déménagement. Vous comprenez, je peux me frayer un chemin entre des plans proches, mais ma collection est plus difficile à déplacer.
— C’est pour ça que vous avez...
— Oui, j’ai donné un coup de pouce à un rapprochement en cours. Mais il y a tant de mots ici... l’attraction est devenue irrésistible, comme vous avez pu le constater sur Don Lope.
— Et tous ces mots voyageurs ?
— Un phénomène passager, normal lors d’un rapprochement de plans. Une histoire de densité… Mais ça a pris une ampleur inhabituelle, d’ordinaire c’est à peine si les gens s’en rendent compte. Peut être tout cet imaginaire qui fermente ici.
— Mais vous étiez au service de Don Lope, le gros crétin, non ?
— J’essayais surtout de le ralentir, avec ses projets militaires il risquait de m’empêcher de passer ma collection.
— A cause de votre déménagement, ses hommes sont venus se battre ici, il y a eu des morts et des blessés!
— Heu, j’ai fait tout mon possible pour éviter ça aussi ! Mais allez contrôler un général de la Renaissance assoiffé de conquêtes...
— Et vous comptez rester longtemps à Nantes ?
— Tout dépend de mes lectures – elle a désigné de la main un gros bouquin dont dépassait un marque-page.

Je devais partir. Pour un prix dérisoire, j’ai acheté un petit ouvrage relié en cuir brun qui parlait de grammaire latine pour la poésie, et j’ai quitté le magasin en promettant de revenir bientôt.

Quand je suis repassé quelques semaines plus tard, la librairie avec été remplacée par une épicerie bio.

La Croisée des Chemins (1)

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (4)