Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La place du passager (3)

Au XIXe siècle, les machines mécaniques remplaçaient progressivement la traction animale ; à tous ceux qui s'inquiétaient du devenir des chevaux, on répondait qu'ils seraient désormais affectés à des tâches plus nobles et valorisantes : promenade, course, sports hippiques... Leur population a diminué sans cesse et il en reste bien peu aujourd'hui.
De même, aux débuts de l'ère industrielle, on pouvait argumenter que les emplois supprimés devaient être remplacés par d'autres : le portefaix devenait conducteur de machine, le comptable devenait analyste... Mais aujourd'hui, l'intelligence artificielle et les machines apprenantes ont fait définitivement disparaitre la plupart des emplois.
Comme aux temps romains, la société est désormais divisée entre d'un côté, tous ceux qui n'ont rien d'autre à offrir que leur capacité de nuisance et d'agitation politique, une plèbe criminelle ou oisive ; et de l'autre côté, les Arbitres, les nouveaux patriciens rendus richissimes par le travail inlassable de leurs esclaves mécaniques. Pour exister, l'homme sans capital doit se mettre au service d'un de ces magnats, devenir son client, exécuter ses basses oeuvres en échange de subsides et de pouvoir. Coïncidence ? C'est aussi le principe du fonctionnement de la mafia.

– Anthony Livius : Grandeur et décadence de l'empire occidental


7 Juin, 11h38

Marta retient son souffle. Sourcils froncés, elle examine la scène en 3D qui lui est retransmise : sur le petit perron en pierre, une porte de pavillon vient d’être déverrouillée. La poignée s’abaisse, trop lentement. En parallèle, le canal infrarouge lui montre une haute silhouette dans l’entrée. Une seule personne : Al semble avoir tenu sa promesse de ne pas s’approcher de Madeleine Charbonnier, la petite retraitée qui vit là. Elle est toujours en réalité virtuelle dans son salon, comme si tout était normal. Mais il hésite à avancer ; c’est le moment crucial, celui où des décisions désespérées sont prises, où une intervention jusque-là exemplaire peut basculer dans le chaos.

Marta décide de le pousser un peu, se penche vers le micro ; ses paroles sont enregistrées, analysées et reproduites dans la voix neutre et synthétique que la police emploie pour ses négociations.

— Il n’y a pas de piège. Tant que tu as les mains sur la tête et que tu bouges lentement, on ne t’injectera rien. Il y a une voiture garée devant le portail, tu vas marcher lentement jusqu’à la portière. Ça marche ?
— Ouais, grogne le punk.

La porte s’ouvre lentement. Le type est énorme et bardé de métal ; une de ces terreurs produites par un cocktail vicieux de musculation, d’alcool et d’oisiveté. Il a les mains posées sur le sommet du crâne, empilées dans une position peu naturelle.

Une lumière rouge s’allume en périphérie de son champ de vision. La voix d’Ordo fait irruption dans ses oreilles, à un niveau de haute priorité, et crache des informations.

— Le suspect est armé.
— Le suspect dissimule une arme dans ses mains.
— Calcul de résolution en cours. Probabilité d’action violente : 30%.

A l’image, le punk fait un premier pas lent en direction du portail, sans décoller ses grosses paluches de sa tête. Marta plisse les yeux, devine la masse d’un objet invisible qui bombe ses paumes. De quoi peut-il s’agir ? Ordo traite l’image en temps réel, la décortique ; à partir du pouls qu’il calcule et de la sudation faciale du suspect, le système évalue son stress et son agressivité en temps réel. Les chiffres ne sont pas bons.

— Probabilité d’action violente : 60%

Al fait encore un pas, et un autre. En périphérie de l’écran de Marta, les indicateurs passent au rouge les unes après les autres.

— Probabilité d’action violente : 90%
— Neutralisation immédiate recommandée.

Le coeur de Marta bat à toute allure. Il y a quelque chose qu’elle ne comprend pas. Le punk continue d’avancer, il a le visage calme, aucun signe de passage à l’acte. Est-ce un bon comédien ? C’est en dernier ressort à elle de juger. Ordo interroge à nouveau, la presse.

— Ordonnez-vous une neutralisation immédiate ?
— Attends encore.
— Passage à l'acte probable dans les 10 secondes. Que décidez-vous ?
— ...
— Que décidez-vous ?
— Neutralisation.

Immédiatement une rafale déchire le silence, trace une rangée de points rouges sur la poitrine du punk. Balles explosives, Marta en reconnait bien les effets : les yeux de l’homme se révulsent, le choc de la cavitation dans les chairs lui a déjà fait perdre connaissance, la mort suivra bientôt.

Marta empoigne le micro.

— Ordo, rapport immédiat. J’avais demandé une neutralisation aux sédatifs !
— Négatif, officier. Vous avez demandé une neutralisation immédiate. Le moyen était laissé à mon appréciation.
— Ma demande d’intervention était pourtant clair sur le mode d’action ! Il suffisait de l’endormir.
— Le suspect était armé, avec un risque de mettre en danger la vie d’un otage.
— Je ne partage pas cette analyse. Appelez une ambulance.
— C’est fait. Ses chances de survie sont de moins de 1%.

Marta ferme la session, se rejette en arrière dans son fauteuil. Elle a les mains qui tremblent, pas de l'adrénaline, mais de colère.


7 Juin, 15h07

Maddy prend le thé. Sur le mur, la projection d'une série télé s'étale dans toute la largeur, des dialogues anodins passent en sourdine. Les derniers visiteurs viennent de partir, et la tranquillité est revenue, mais quelque chose la trouble encore.

Qu'est devenu l'homme qui était entré par la fenêtre de la cuisine ? Il était grand et menaçant, mais avec dans le regard une lueur de gentillesse. Un mauvais garçon avec un bon fond. Elle aurait aimé lui dire de faire attention : au jeu des gendarmes et des voleurs, il y a un seul gagnant possible... Il faut savoir quitter la partie à temps.

Mais la maison est vide.

Des gens sont passés tout à l'heure, des automates de la police – mais elle leur a parlé, ils posaient des questions, ce sont donc des gens pour autant qu'elle sache. Ils ont aussi nettoyé quelque chose devant la porte, elle a entendu le bruit des balais rotatifs et des jets d'eau.

Elle se demande ce que Jonathan en pensera. Il est toujours de bon conseil, même si sa mémoire faiblit depuis qu'il est parti vivre dans le Jeu.


7 Juin

Assis à son bureau Louis XVI, le maire du 31e arrondissement de Paris termine une conversation vidéo avec le patron du Syndicat des Sports ; un groupe de pression très populaire, exutoire à l'inaction des millions de citoyens qui vivent des allocations. Le Nouveau Pacte Social a transformé leur vie en une perpétuelle revendication, puisque le seul moyen d'améliorer leur sort consiste à faire pression sur l'administration. Les Gamers, Vidéophiles et Sportifs sont les plus redoutables vaisseaux de cette armada de combat qui fait le siège des élus locaux et nationaux.

Max Dupuis, le parrain local des sportifs, veut absolument récupérer des aides pour l'organisation du championnat local de cyborg-rollerball, qui devrait attirer en grand nombre les spectateurs-membres de l'association. Philippe Flandres a déjà donné des autorisations, et il fait la sourde oreille aux menaces voilées de son interlocuteur. Le budget de sa commune n'est pas extensible, et les vidéophiles lui ont déjà beaucoup coûté – il soigne cette base électorale. Il conclut la discussion sèchement :

— Écoutez, Max, vous avez eu tout ce qu'il vous fallait, ne me faites pas regretter d'avoir fait affaire avec vous ! Pensez au championnat de l'année prochaine.

Il raccroche en espérant que les extrémistes ne passent pas à l'action violente. Le dialogue social est un sport de combat, disait un sage du siècle précédent.

Un appel clignote à nouveau dans la périphérie de son champ de vision ; origine masquée, par une ligne sécurisée qu'il reconnait. Flandres lève un sourcil, hésite imperceptiblement ; cela fait longtemps qu'il n'a pas eu de nouvelles de son visiteur du soir. Puis il prend la communication. Comme d'habitude, le visage qui s'adresse à lui est une photo immobile, le masque grimaçant de Guy Fawkes.

— Bonjour Philippe. L'exercice du pouvoir est-il toujours à ton goût ?

Agacement ; il a dû surprendre la conversation précédente.

— Toujours, mais il a ses servitudes. Vous ne m'appelez pas juste pour vous moquer, j'imagine.
— Effectivement. Je viens parler affaires.
— Vaste sujet, observe Philippe tout en repassant dans sa tête la liste les accords qu'il a passés avec son mystérieux interlocuteur ; il n'a rien à se reprocher, a priori.
— On va bientôt t'informer qu'un délinquant a été abattu par ta police. Évidemment, tu vas couvrir tes gars, comme d'habitude.
— Certes.
— Tu sais sûrement qu'il a fait intrusion dans une usine de haute sécurité que mon groupe possède dans ta commune.

Nous y voilà.

— Elle vous appartient ? Intéressant.
— Nous possédons beaucoup de choses, Philippe. Tu n'imagine pas comme tu as eu raison de devenir notre ami.
— Qu'attendez-vous de moi ?
— Aucune information ne doit filtrer sur cette usine. Tu n'en parleras pas, les media doivent retenir l'histoire d'une rixe en banlieue, un homicide peut-être involontaire, délit de fuite et prise d'otage dans un pavillon. La police est intervenue, lui a fait sauter le caisson quand il a voulu faire usage d'un engin explosif.
— Vous en savez, des choses.
— Hé oui. (Est-ce un sourire narquois qu'il devine dans la voix désincarnée ?) — Très bien. Quelle sera ma contrepartie ?
— L'appel d'offre auquel ta société Textech participe, sur les nouvelles constructions de logements sociaux. Je peux te donner tous les détails du dossier de ton concurrent préféré. Si avec ça tu n'emportes pas le marché...
— Pouvez-vous me garantir que Custodium ne va pas déterrer toute l'affaire ?
— Ne t'inquiète pas, on est couverts à 200%. Est-ce que je t'ai déjà déçu dans le passé ?
— Non, répond docilement Philippe.
— Il en sera de même cette fois-ci.
— Très bien. Je préfère ne pas savoir ce que vous trafiquez dans cette usine.
— Tu fais bien.

La communication coupe. Seul dans son bureau, Philippe Flandres éprouve un vague inconfort, comme à chaque fois que son pacte avec le diable se rappelle à lui.

Ce mystérieux visiteur auquel il doit tant... Ce n'était pas dans la pétrochimie qu'il opérait ? Il consulte les dossiers industriels ; l'usine de haute sécurité fait partie d'un gros conglomérat sidérurgique, elle fabrique des tubes en métal géants pour l'industrie. Rien de top-secret à première vue ; il retrouve toujours son protecteur mystérieux en cheville avec des boites gigantesques. Il doit avoir un sacré réseau.

Nouvel appel : c'est la voix de Civis, chaude et presque tendre.

— Philippe, j'ai des nouvelles de l'intervention de police.
— Raconte-moi ça...

- À suivre

La place du passager (4)

La place du passager (2)