Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

L'Infortune des Armes (5)

Il faisait nuit noire, mais une rumeur bruissait toujours au Faubourg de Devant. Un mélange de voix lointaines qui bourdonnaient, de fracas de planches qui tombent, de cris et d'aboiements qui éclataient alors qu'il commençait à s'endormir, malgré la blessure à l’épaule droite qui l'empêchait de se retourner.

Yegar attendait sur sa paillasse, allongé sur le dos dans la position d'un gisant. Comme une statue d'albâtre, il gardait les yeux ouverts et fixait le plafond, à peine plus qu'une ombre claire dans l'obscurité. Sur cet écran se projetaient encore et encore les étapes de sa défaite, le stratagème d'Ervang, ses provocations. Et surtout Kaja, ses tâches de rousseur, ses sourires espiègles et ses regards mélancoliques.

Maintenant qu'il avait fait la preuve de sa "valeur", Ervang de Deralt partirait avec le corps expéditionnaire du Helten dans quelques jours. De son côté, Yegar se savait en disgrâce : dame Katerina le poursuivrait de sa colère, et Vrenk lui avait déjà longuement reproché la perte d'une grasse récompense. Même sa réputation de machine à tuer invincible était remise en question, depuis qu'il avait été battu par un freluquet inexpérimenté. Son nom ferait l’objet des plaisanteries de la rue, son public déjà tiède déserterait les gradins de la fosse, et on l'oublierait vite. Pour faire monter la mise, Vrenk hâterait lui ferait affronter des adversaires de plus en plus dangereux, jusqu'au combat de trop dont on le ramènerait en le trainant par les pieds. La jonction des destins était passée, et elle avait mal tourné pour lui.

Au milieu de la nuit, Yegar se leva enfin. Pieds nus sur la pierre, il rassembla quelques affaires, les enroula dans un drap qu'il ceignit en bandoulière, prenant soin d'éviter son épaule blessée. Erdya l'avait pansé de son mieux mais il lui faudrait des semaines pour se remettre — à moins qu'une infection ne se déclare et ne l'emporte.

Il avait longtemps cherché le meilleur moyen de sortir de sa cellule. En plein jour, seule une révolte concertée aurait permis d'échapper à Thorn et ses collègues, et il ne se fiait pas aux autres gladiateurs – les lanista entretenaient toujours des délateurs dans les rangs de leurs pensionnaires. De nuit, chaque cellule était fermée par un loquet accessible seulement de l'extérieur ; un verrou massif, dont la clef était cachée chez Vrenk, le protégeait de complices éventuels. A la fenêtre, des barreaux d'acier interdisaient le passage à tout ce qui serait plus large qu'un chat domestique. Le sol et les murs de la cellule étaient dallés de grosses ardoises, ce qui interdisait de creuser un tunnel à moins d'arriver à desceller une des pierres. La prison semblait hermétique.

Yegar prit son élan et sauta jusqu’à la fenêtre. Il s’agrippa aux barreaux, et réprima un cri de douleur quand son épaule blessée se déchira de nouveau. Calant ses genoux contre le mur, il tira par saccades, et un à un, les barreaux se cassèrent à leur base jusqu’à ce que la grille ne tienne plus que par un côté. Il se servit alors de son poids pour l'ouvrir à la manière d’un battant de fenêtre, en tordant les dernières barres. Puis il se hissa à travers l’ouverture à la force des bras, et se rattrapa à plat ventre sur le sol de la petite cour où il faisait ses exercices matinaux.

Yegar était vigoureux et rapide, mais pas au point de briser l’acier à mains nues. Par contre, on lui avait enseigné les vertus de certaines substances issues des plantes. La sève du figuier impérial qu’il avait cultivé dans sa cellule, mélangée aux feuilles d’un autre de ses pensionnaires verts, avait un puissant effet corrosif sur les objets de métal. Il l’avait fait macérer dans un pot en terre qu’il laissait traîner au milieu de ses affaires de jardinage ; chaque nuit depuis des semaines, il avait appliqué sur les barreaux de la grille une couche de ce mastic sombre qui avait travaillé pour lui jour après jour, invisible et pourtant exposé à la vue de tous.

Il aurait fui plus tôt, si Kaja n’avait pas disparu.

Yegar approcha du portail ; à travers les barres de métal, la silhouette du château de Deralt se découpait dans la nuit. Quelques fenêtres restaient éclairées — on travaillait à toute heure dans les demeures des nobles.

Un drap noué en lasso lui facilita l’escalade, et il se retrouva de l’autre côté, libre. Le bandage de son épaule avait viré à l'écarlate.

Une heure plus tard, il entrait dans le château de Deralt par une porte de service, laissant dans son sillage plusieurs corps inanimés. L’un lui avait procuré de l’argent, l’autre son sabre, le dernier un trousseau de clefs fort bienvenu. Il lui fallait faire vite : bientôt les archers apprendraient qu’un fauve blessé arpentait les rues de la ville, et la battue commencerait.

Les châteaux alaniens étaient construits selon un plan simple mais immuable. Au centre, une tour dont les étages hauts logeaient les habitants les plus importants, entourée de dépendances, corps de logis et ateliers réservés à la domesticité. Les serfs et les prisonniers étaient gardés dans des cellules sous les remparts, près de l'humidité des douves propice à la réflexion. Les pieds nus de Yegar ne faisaient aucun bruit sur les dalles en céramique du couloir ; il finit par trouver une porte qui donnait sur la cour intérieure, et se faufila dans l'ombre des bâtiments bas.

Irrésistiblement, il se rapprochait de la tour blanche qui s'élevait au centre. À son pied, une torche éclairait la porte d'entrée en ogive ; sur le côté, un logis de garde en contrôlait l'accès. Yegar y entra d'un bond, et le seul bruit qui en sortit fut la chute amortie d'un corps. Une fois dans les escaliers, une chandelle à la main, il réfléchit rapidement ; il ne pouvait pas se permettre de se tromper de porte. Depuis son veuvage, Dame Katerina aurait dû céder la chambre la plus haute à son fils, héritier du nom et seul mâle de la lignée. Ainsi le voulait la pratique alanienne ; mais peut-être préférait-elle retarder l'ascension d'Ervang.

Yegar hocha la tête ; voilà qui serait plus en accord avec le personnage qu'il avait rencontré dans les sous-sols de la fosse de Deralt, quelques semaines auparavant. Il monta les marches d'un pas rapide, prenant garde à ce que le vent coulis qui s'infiltrait par les meurtrières ne souffle pas la bougie. Arrivé en haut de l'escalier, il considéra un instant la porte noire à serrure de fer forgé, ornée de lions héraldiques. Rien à en tirer. Il redescendit d'un étage et fit face à une autre porte, à peine moins décorée, mais tout aussi muette. Il tira son sabre, puis d'une main qui ne tremblait pas, abaissa la poignée et pénétra dans la pièce.

Sans prêter attention au désordre et au mobilier, il alla droit à la forme allongée dans le lit, dont il reconnut sans peine les boucles blondes. Il appliqua la pointe du sabre juste sous sa clavicule, et Ervang se réveilla.

— Si tu cries, je te saigne comme un porc.

L'héritier battit des paupières, aveuglé par la chandelle dont la flamme dansait devant ses yeux. Puis il reconnut le gladiateur.

— Toi ? Mais que…
— Oui, moi. J'ai une arme et tu es à poil, alors réponds : qu'as-tu fait de Kaja ?

Quelqu'un bougea de l'autre côté du lit. Dans la lueur de la bougie, une chevelure flamboyante se souleva, révélant une épaule gracile et le visage encore chiffonné de sommeil de la jeune femme. Ses yeux s'agrandirent soudain.

— Yegor ? C'est toi ?
— Je suis venu te chercher, répondit le gladiateur.
— Mais tu es blessé… Où veux-tu aller comme ça ?
— Loin d'ici et de ce monstre.

Elle évita son regard, et il soupçonna que certains détails lui avaient échappé.

— Je t'avais proposé de fuir ce pays maudit. Viendras-tu avec moi ?

Un silence.

— Gladiateur, tu te donnes du mal pour rien. Tu vois bien que la fille préfère rester avec moi, murmura Ervang, sans quitter des yeux la lame qui le menaçait.
— Tu t'es bien joué de moi, l'autre jour, laissa échapper Yegar.
— Il me fallait un moyen de te vaincre, ou tu m'aurais étrillé devant toute ma famille… Me pensais-tu si stupide, si vain ?
— C'est l'impression que tu m'as faite. Et que tu me fais toujours.
— Ne fais pas le fier. Si tu pars maintenant, tu pourras peut-être rentrer dans ta geôle sans qu'on ne te découvre.

Yegar revit en pensée la grille éventrée de sa cellule, les morts qu'il avait laissés derrière lui. Et aussi, à la fin de leur combat, le sourire vicieux d'Ervang qui l’incitait à l’attaquer encore.

— Mon idée me plaît mieux. Kaja, tu veux vraiment rester au service de cette raclure ? Tu sais ce qu’ils font aux gens comme nous.
— Je ne souhaite pas quitter le service de mon seigneur, répondit-elle en choisissant bien ses mots.
— Bien parlé, ma petite, ricana Ervang.

Évidemment. Dans ses plans de fuite, il n’était pas censé être blessé à son bras d’épée, ni donner l’alerte en semant les cadavres à travers la ville. Et visiblement on ne traitait pas Kaja si mal, pour l’instant. Que pouvait-elle espérer de mieux ? Avait-elle jamais eu pour lui plus que de l’amitié ?

Ervang le regardait en souriant, maintenant. La lame pesait lourd dans sa main, son épaule le lançait douloureusement. Il était battu.

Malgré tout...

— J’ai un cadeau pour toi, champion.
— Tu vas me laisser en vie ?
— Mieux encore, je vais t’épargner des efforts. De la part de ta mère aimante, connard.

Il planta le sabre dans le drap, là où se devinait la jambe. Ervang de tordit de douleur, une tache sombre naquit à l’endroit de la blessure, et s’agrandit lentement. Yegar remit sa pointe sur la gorge de l’héritier :

— Un seul cri et je te découpe en morceaux, bluffa-t-il. Ce n'est pas dans le contrat mais j'en meurs d'envie. Et toi, lança-t-il à Kaja, tu pourras jouer à l’infirmière avec ton héros, ça te fera de l’avancement.

Ervang haletait, les yeux exorbités, tandis que Kaja rassemblait des draps pour panser l’hémorragie.

— Je vais sortir d’ici et attendre de l’autre côté de la porte. Si vous faites le moindre bruit, je reviens et vous tue tous les deux. À un moment je partirai, mais vous, vous ne sortez pas d’ici avant le lever du soleil. Compris ?

Kaja hocha la tête en silence, Ervang éructa un juron.

— Parfait. Adieu.

Il ferma la porte et descendit les escaliers, à pas feutrés d’abord, puis quatre à quatre.


Yegar courait en direction de la forêt, dans l'obscurité d'un chemin de campagne. Il avait depuis longtemps laissé derrière lui les maisons de Deralt où dormaient nobles, servantes et truands. Quelques questions revenaient dans cesse dans son esprit, qu’il chassait en se concentrant sur son souffle et sur le sol irrégulier.

S’il était repris, Katerina lui saurait-elle gré d’avoir finalement exécuté son contrat, lui épargnerait-elle la peine capitale? Ou bien le punirait-elle de l’avoir trahie auprès de son fils ? En dehors de l’arène, d’autres règles s’appliquaient, dont il avait perdu l’habitude. Il aurait au moins la satisfaction d’avoir semé la discorde dans la famille, mais en laissant échapper ce secret, n’avait-il pas renoncé à une planche de salut ?

Sa demi-vengeance lui laissait un goût amer. Pour s'en sortir, il devenait à nouveau l’instrument des puissants.

Une ligne noire grandissait à l’horizon, se détachant sur la grisaille qui annonçait l’aube. La forêt ancienne et omniprésente, refuge des loups, route cachée qui pouvait le mener à l’autre bout du monde s’il était chanceux. Même si on lâchait tous les chiens de Deralt après lui, il ne serait plus jamais l’arme d’un autre.

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (1)

L'Infortune des Armes (4)