Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

L'Infortune des Armes (3)

Le bâtiment où Vrenk gardait ses gladiateurs consistait en trois ailes de dortoirs et salles d'exercices, entourant une cour. Le quatrième côté, fermé par une grille, donnait sur une route qui longeait le cours du Skell. Sur l'autre rive se trouvaient la ville hauteur le château de Deralt, perchés sur une petite élévation qu'enserrait une boucle du fleuve, lovée comme un serpent autour d'un trésor.

La pierre des dortoirs était mangée de mousse et de lichens, les fenêtres portaient toutes des barreaux, et le pavé de la cour était irrégulier, marqué de trous et de bosses là où des pierres avaient été mal enfoncées. Parfois un relent d'urine et d'excréments venu de fosses mal bouchées balayait la cour d'un souffle putride, suffoquant.

Yegar ne se préoccupait ni de la vue, ni des parfums du matin. Le soleil n’avait pas dépassé les crêtes des collines, ses camarades dormaient encore : c'était l'heure froide où il commençait son entrainement. Comme chaque matin depuis que son père l'avait confié à Dmitro à l'âge de neuf ans, le kalevien exécutait les mêmes séries d'exercices, une pour chaque jour de la semaine. Des pieds à la tête, il échauffait, étirait, travaillait jusqu'à sentir la brûlure familière.

Les soldats ordinaires se satisfont de leurs gros bras. Mais un guerrier d'élite fait de tout son corps une arme bien équilibrée, qu'il ne cesse d'aiguiser, disait le maître d’armes.

Grâce à ces exercices quotidiens, Yegar restait le meilleur dans l'arène, plus endurant, plus rapide et plus précis. En même temps, il oubliait ses gardiens, ses compagnons peu reluisants et son existence de prisonnier. Lors de sa captivité chez les Xun, il avait dû s’exercer en cachette : les nomades n'appréciaient pas qu'un prisonnier fraîchement pris sur le champ de bataille se prépare à de futurs combats. Après qu’on l’eut vendu comme esclave, ses propriétaires comprirent vite comment tirer profit de ses qualités, et il reprit le chemin des salles d'armes.

Vrenk n'était que le dernier en date d'une série de lanista qui revendaient leurs combattants plus cher qu'ils ne les avaient payés, une fois leur réputation faite. Celle de Yegar ne cessait de croître dans le monde sordide des fosses de duel.

Ce matin là, la paix et le calme intérieur lui échappaient. Yegar avait eu beau forcer plus que d'ordinaire et punir dans la sueur son manque de concentration, il restait troublé. Dans son esprit flottait l'image de Kaja : l’autre fille de plaisir de la troupe, aux longs cheveux flamboyants, au sourire plein de tâches de rousseur. Son visage se superposait aux murs lépreux, à la grille, et même au château de Deralt dont les tours blanches commençaient à resplendir, de l'autre côté des barreaux.

Mais Kaja n'était toujours pas reparue.


L'entrainement était terminé : après plusieurs heures à s'affronter et à manier des armes d'exercice, les gladiateurs se regroupaient autour d'un fût rempli d'eau pour se désaltérer. La plupart s'étaient mis torse nu, et leurs peaux luisantes de sueur fumaient dans l'air frais. Démarches chaloupées, coudes légèrement sortis, malgré la fatigue ils semblaient toujours prêts à en découdre.

Le gobelet enchainé au tonneau passait de main en main ; on buvait, grognait de contentement, rotait avec bruit. Vrenk, qui supervisait les séances d'entrainement – autrement dit, leur aboyait ses instructions – les laissait tranquilles pour la pause, sous le regard vigilant de ses colosses de garde.

Les combattants se mirent à table. Yegar s'assit à côté de ses voisins habituels. Jorl était un homme du commun, un ancien débardeur sans formation militaire, taillé en hercule, aux mains énormes capables de tordre l'acier. Ce qui lui manquait en technique, il le compensait par des tours de force dont le public raffolait. Erding, quant à lui, venait de la Marche du Nord où il avait combattu les barbares lors de la Conquête ; comme beaucoup de vétérans, il n'avait pas réussi à conserver le lopin de terre reçu en paiement, et Yegar soupçonnait des dettes de jeu de l'avoir jeté dans cette existence de combattant des fosses. Au moins, ici on s'occupait de le nourrir et de le loger.

Erdya apporta un déjeuner de saucisses et de choux, qu'elle distribua en tentant d'esquiver les mains baladeuses. Elle souriait en permanence, mais Yegar voyait quand elle se forçait. Servir les gladiateurs présentait les mêmes risques que de nourrir des fauves en cage.

Tout en mangeant, ils échangeaient des plaisanteries et des vantardises. A l'autre bout de la table, Hasgrim lança :

— Hé, Jorl, quand est-ce que tu arraches la tête à quelqu'un ? Depuis le temps que tu en parles et qu'on ne voit rien venir, je crois que c'est juste de la gueule !
— C'est bon, le dernier je l'ai coupé en deux… Ça ne te suffit pas ? Je ne suis pas un boucher.
— Dommage, les gens aiment la boucherie.
— Je compte bien rembourser ma dette à Vrenk avant d'en arriver là !

Hasgrim s'esclaffa. Le petit homme paraissait fluet au milieu des brutes, mais il se battait avec la vitesse d’un serpent, et ses techniques déloyales lui valaient une renommée qui remplissait les gradins à chacun de ses combats.

— Je parie que tu ne sais même pas combien tu lui dois !
— C'est vrai, mais…
— Et tu sais pourquoi, mon grand ? Parce qu'il n'y a aucune loi qui oblige Vrenk à te le dire… Il te répondra toujours qu'il te reste encore un paquet à rembourser, avec tout ce que tu manges et bois.
— Je fais venir beaucoup de monde à la fosse, ça devrait finir par rapporter assez pour payer ma libération.
— Tant que tu lui fais gagner du blé, il s'arrangera pour te garder à sa pogne.

Autour d'eux, plusieurs gladiateurs hochèrent la tête , sans cesser de mastiquer leurs saucisses bouillies. Un homme au visage bistre prit la parole avec un fort accent du sud :

— Jorl, cette histoire de dette n'est qu'un conte pour les enfants. Tu veux savoir comment Vrenk m’a eu ? J'étais prisonnier de guerre, et il m'a racheté pour m’ajouter à son écurie de gladiateurs. Ma dette, c'est le prix qu'il a payé pour me "libérer" !
— Mais moi je suis un Alanien libre, pas un prisonnier ou un esclave, protesta Jorl.

Quelques rires blasés lui répondirent. L'homme du sud reprit.

— Vous vous dites "Hommes Libres", mais la réalité est différente. Vos nobles font ce que bon leur semble et échappent à la justice du commun. Leurs Jemen, protégés par les grandes familles, peuvent choisir des carrières agréables : à eux les charges lucratives ou les postes d’officiers, ou au pire une bonne terre à faire cultiver. Les bourgeois doivent se regrouper en corporations pour éviter de se faire spolier, mais pour les vilains pas de cadeau, c'est à peine s'ils ont le droit de quitter le domaine de leur seigneur ! Et je ne parle même pas des femmes. Quant à nous... Hé bien, une fois en dette, peu importe à qui nous étions affiliés. Si la vie était une échelle, on serait sur le barreau le plus bas, ou par terre...
— Au moins nous nous battons, rétorqua Jorl, l'arène fait de nous des héros ou des macchabées, mais on peut y vivre un destin de guerrier !

Les gros costauds approuvèrent en silence, mais Yegar rit, chose inhabituelle.

— Qu'est-ce qui t'amuse ? interrogea Jorl, encore vexé.
— Les héros de la fosse. La moitié des combats sont truqués, et quand nous gagnons, ça profite à d'autres. Celui qui met le pied dans l’arène a déjà perdu les combats importants de sa vie ; tout se joue en-dehors.
— Et tu trouves ça drôle ?
— Il vaut mieux en rire, non ?
— Yegar a raison, dit Hasgrim, la bouche amère. Un gladiateur est une arme, un instrument. Tout comme un soldat.
— Le bras qui nous tient a tout le pouvoir, conclut le kalevien. Le destin du guerrier, c’est de mourir pour d’autres.

Les gladiateurs poursuivirent leur repas en silence. Yegar parlait peu, mais ils auraient préféré qu'il en dise encore moins.

Plus tard, quand la conversation eut repris, il demanda :

— Quelqu’un sait ce que Kaja est devenue ?

Personne ne lui répondit.

– À suivre

L'Infortune des Armes (4)

L'Infortune des Armes (2)