Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Speed Club (1)

Le jour où Pablo meurt, je suis à moitié bourré, en train de mater la course au bar. C'est un défi de routine, pas beaucoup de fric en jeu, presque pas de bourgeois venus parier, mais il en faut plus pour empêcher les gros malades du Speed Club de prendre l'air. Pablo et le Matador se tirent la bourre dans le circuit du canyon, une vraie pourriture de mille kilms de long, des sales surprises à tous les tournants, des éperons rocheux masqués, des impasses mortelles, et tout. Bien sûr, ils connaissent l'itinéraire, ils sont assez bons pour le faire de bout en bout, il suffit de prendre les virages pas trop vite.

Mais au Speed Club, on a une autre manière de faire : à fond les manettes, en s'insultant à la radio.

Dans le bar il y a des supporters, tous les losers habituels : les autres pilotes du Club, les technogeeks (les gars en t-shirt qui s'éclatent à bricoler nos mécaniques), deux ou trois autres habitués mieux habillés - c'est facile de les reconnaitre, ils n'ont pas de tatouages et ils boivent moins, jamais ils ne partent dégueuler aux chiottes en titubant comme des loques humaines. De mon côté, je suis déjà bien parti, et Emilio le barman me surveille en servant les consos, il est prêt à me sortir avant que je lui salope tout son zinc.

Sur le grand écran du bar, on a aussi le son ; c'est important car le Matador et Pablo n'arrêtent pas de se gueuler dessus à la radio tout en pilotant comme des kamikazes. Ils n'ont pas peur, mais il devraient, vu que le canyon a déjà tué un paquet de gars. Dans la salle, il y a une douzaine de petits branleurs qui supportent le Matador, et quelques types burinés comme moi, les potes de Pablo, les plus cramés de la bande. Et dans un coin, Gatita fait mine de regarder ailleurs, jambes croisées comme si elle en avait rien à cirer, elle attend juste que le vainqueur vienne faire la roue devant elle. Et elle le snobera comme les autres. Elle est un peu vache, la Gatita, mais je l'aime bien.

Le Matador, c'est la force montante du Speed Club, un bon pilote qui se croit excellent, et flambeur avec ça. Il impressionne les nouveaux, du coup il a un petit groupes de fans qui poussent des cris de volaille à chaque fois qu'il prend les commandes d'un racer. Moi, je trouve que c'est un gros crétin, mais va expliquer ça à des gosses camés à la célérone toute la journée.

Pablo fait la course en tête, et comme il connait bien le canyon, il met la misère au Matador : un petit coup à droite, un petit coup à gauche, et l'air de rien je te laisse une ouverture qu'il ne faut surtout pas prendre sinon tu te manges un mur de rochers que je te masquais – les supporters se mettent à râler mais c'est réglo. Pablo sait y faire, alors nous, les vétérans, on apprécie et on rigole bien. Carlos picole avec moi, c'est un grand type avec une gueule de cadavre et des poings comme des marteaux. Il s'en sert pour terminer les discussions, quand ça devient trop technique. De l'autre côté il y a Gabi, toute en noir avec des bracelets en cuir sur ses mains écorchées, en train de s'allumer à la bière.

Pablo est le meilleur pilote que je connaisse. Il parait qu'avant d'avoir des problèmes il conduisait dans des courses à Ciudad Nueva, sur des engins de luxe avec sécurité et tout. Pas comme nos racers, aucun type sain d'esprit ne piloterait ces tas de ferraille. Bref, le Pablo, avec sa moustache blanche et sa casquette de travers, c'est un peu notre papa, à nous les vieux du Club. Même s'il commence à être abimé de la tête à cause de la dope, il faut pas la lui faire à l'envers, et le Matador l'a gonflé une fois de trop. Pour moi, Pablo, c'est celui qui a empêché Marcus de me faire défoncer par ses gorilles deux semaines après mon arrivée ici, pour une histoire à la con de came tombée d'un camion. Personne d'autre n'aurait pu me sortir de là.

On vient d'ouvrir une autre mousse quand le Matador prend l'avantage : il a anticipé un passage un peu plus large, a mis les gaz à fond et double Pablo par l'intérieur. Faut reconnaître qu'il a le goût du risque, le Matador, c'était un coup à se faire éclater, mais c'est bien réalisé alors bon. Du coup à l'arrière de la salle la volaille ne se sent plus, et à la radio on entend le Matador qui balance plein de saletés sur la mère et la soeur de Pablo. Carlos se retourne et envoie :

— Vos gueules, les mômes ! Sinon on n'entendra pas quand votre champion va s'écraser comme une grosse merde.

Direct les autres commencent à s'énerver, ils lui expliquent des trucs sur la taille de sa bite. Il sait y faire, Carlos, il prépare déjà la suite. Je reprends une bière pour être en forme quand il faudra cogner. A l'écran, les images de la course sont de plus en plus mauvaises, ils arrivent à la limite de la Zone Couverte, mais on voit toujours les deux racers qui remontent le canyon, et derrière la trainée orange et vaguement radioactive des propulseurs à effet Montejo. On entend moins Pablo à la radio, et je me dis qu'il doit être vraiment énervé de s'être fait enfumer par l'autre petit con. Il sait bien qu'au retour, les copains ne vont pas le louper, il en entendra parler pendant des mois, alors il donne tout ce qu'il a, il tente plein de manoeuvres, mais c'est dur de dépasser dans le canyon, et le Matador joue bien sa partie.

Au bar l'ambiance retombe, pour le sport Carlos continue d'insulter les gamins à la table du fond, mais moi je me sens un peu malade, j'aurais pas du prendre les cachetons pour la gueule de bois juste avant de picoler. Du coup je pique un peu du nez, Emilio me zieute d'un air inquiet et ne s'éloigne plus, et un bourdonnement dans mes oreilles masque le bruit de fond du bar. Et puis je relève la tête pour suivre encore un peu la course, et là je vois la fin.

Ils sont dans la dernière ligne droite : un long couloir qui a l'air pépère, sauf qu'il est plein de turbulences à cause des passages latéraux qui font souffler le vent de traviole. Du coup les pilotes mettent toute la gomme, mais les racers deviennent instables et bougent dans tous les sens... Pablo s'en sort mieux, il l'a fait souvent ce couloir, je crois qu'il connait chacun des courants d'air. Le Matador se fait prendre de côté par une soufflante et là Pablo fonce comme un mort de faim, il sait que c'est le moment où la course se joue.

Et il passe pas loin, le Pablo, mais juste au moment où il accélère le Matador se rétablit et se remet pile dans l'axe, Pablo se prend le jet des propulseurs en pleine tronche, il essaye de se décaler mais le Matador arrive à le garder sous la coulée... Juste assez longtemps pour lui cramer le pare-brise et les instruments : les racers ne sont pas faits pour ça, c'est pas un coup réglo.

C'est dur de piloter sans visibilité dans un canyon merdique avec des vents cisaillants ; Pablo y arrive pendant quelques secondes, ensuite il accroche un rocher et part comme une toupie jusqu'au mur d'en face où il explose. Boule orange, puis noire. À la radio, il n'y a plus que les cris de victoire du Matador pendant qu'il passe la ligne, et qu'il largue sa cargaison sur la vallée ; le mélange explosif prend feu en touchant le sol, ça fait un barouf d'enfer.

Cette crevure pourrait au moins la boucler, par respect. Dans le bar son fan club se déchaîne, ils ont l'air de s'en foutre qu'un de nos gars soit mort, ces junkies de merde. Carlos me fait un signe de tête et va les défier, il a besoin de se passer les nerfs sur quelqu'un; Gabi et les autres vétérans l'accompagnent, je fais mine de me lever mais je reste devant le bar. Je ne me sens plus du tout bourré, moi aussi j'ai envie de me battre, mais j'ai une autre idée en tête.

Au fond, la baston démarre fort et s'étend tout de suite aux autres tables. Tout le monde est déjà bien chargé à l'alcool et aux produits, ça ne ressemble à rien. Je termine ma bière en observant les technogeeks qui se préparent à séparer les combattants; c'est pas des bagarreurs alors ils attendent tranquillement que tout le monde soit fatigué.

Le temps que tout ce bordel monte en puissance, ça laisse largement le temps au Matador de revenir, poser son racer au hangar et faire aduler sa gueule arrogante au bar du Speed Club. La porte s'ouvre sur son sourire de petite frappe – je me dis, il vient de buter Pablo et ça le fait marrer. Je casse ma bouteille contre le bar et m'avance vers lui. Dans le vacarme il n'a rien entendu. Je sais où je vais lui planter le tesson, à cette ordure, en pleine jugulaire, là où sa combinaison s'ouvre, je vais le saigner comme un cochon. Je marche à travers la bagarre, personne ne m'arrête, je suis très calme, dans l'œil du cyclone. La mort marche avec moi.

Le Matador m'aperçoit et se tourne vers moi, il a du voir quelque chose dans mon regard. Il me dit un truc, sans doute quelque chose sur Pablo mais j'en ai rien à foutre, j'arme le coup mortel qui...

... qui...

Mon bras est bloqué en arrière, je me retourne et vois Marcus qui me tient le poignet, il fait "t-t-t" doucement, et puis je regarde le Matador juste à temps pour me prendre son coup de boule en plein dans les naseaux, merde je dois pas être si rapide, ça peut pas être les produits ou la bière je perds l'équilibre tombe en arrière comme un ivrogne et putain j'ai mal à la tête et partout et

Trou noir.

J'ouvre les yeux, goût de sang dans la bouche, de vomi aussi. Marcus est assis sur mon plexus et me regarde comme un bout de viande. Je ne vois pas le Matador, par contre Gatita n'a rien raté depuis sa chaise ; le bar est presque tranquille maintenant, mais j'ai toujours les oreilles qui bourdonnent.

La mort marche avec toi, ducon.

Marcus est en train de me parler, je ne sais pas quand il a commencé mais je crois que j'ai intérêt à l'écouter si je veux respirer à nouveau un jour.

— ... mon bar c'est pas un endroit où on s'entretue, alors même si tu es un bon pilote, tu m'en fais encore une comme ça et tu te retrouves avec une main en moins, privé de célérone, et tricard sur tout mon territoire. Compris ?
— Ghhr...
— Ta gueule, c'est moi qui parle. Maintenant tu vas te dire que ton pote est mort comme un bon coureur du Speed Club, tu vas rentrer chez toi et je ne veux plus en entendre parler. Clair ?

Je hoche la tête en prenant un air de victime. Marcus le bookmaker, taulier du bar, est notre principale – notre seule – source de revenus et de came, et il est connu pour son sadisme. Moi je suis connu pour être un fils de pute sournois, alors je fais semblant d'être d'accord.

— Bien. Maintenant casse-toi.

Il se lève et me toise tout le temps où je reprends mon souffle et me remets sur mes pieds, il fait le macho. Quand je m'éloigne, il me dégage d'une bourrade dans le dos. Je vais t'en donner, du macho, mon pote.

Je quitte le bar et rentre direct à ma piaule, une chambre dégueulasse avec des rats et des puces, des barreaux à la fenêtre, et je me jette tout habillé sur le lit. Demain j'essuierai le sang et le reste. Ou peut-être pas.

Je m'endors et rêve d'avant, de la ville et de la prison. Dans mes cauchemars, on m'oblige à piloter un racer chargé de tonnes de cailloux, dans un ciel zébré de tirs de DCA où je n'ai aucune chance de m'en tirer, et les explosions n'arrêtent pas de se rapprocher, elles emportent un morceau d'aile, un bout de carlingue, jusqu'au petit matin où je me réveille en nage, avec une gueule de déterré et un goût de merde dans la bouche.

Heureusement, la nuit m'a aussi apporté des idées, et je sais comment je vais venger Pablo.

– À suivre

Speed Club (2)

Corpos (7 et fin)