Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Retour (2)

Tout en dévisageant le visiteur, Edvin étreignit sa femme, mais il ne put profiter autant qu'il l'aurait voulu de ce moment. Dans ses bras, il pouvait sentir sa nervosité, mais pas le tremblement qui aurait trahi un sanglot, ou des coups. Derrière lui, Njord referma la porte, puis vint se serrer contre son père, tandis que Grita allait au tonnelet de bière lui remplir un gobelet.

Olker les regardait, un sourire au coin des lèvres. C'était un homme élancé, aux traits taillés à la serpe, marqués par les intempéries, à l'épaisse tignasse de cheveux noirs qu'il prenait rarement la peine d'arranger. Depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus, il les avait laissés pousser et les attachait en queue de cheval avec une manière de cuir; cela ressemblait à une mode, ou au signe de reconnaissance d'un groupe qu'Edvin ne connaissait pas. Son demi-frère avait toujours été porté vers ces tribus de mâles qui passaient leur temps à comparer leurs exploits, leurs muscles, et sans doute la longueur de leurs bites, en prenant des airs redoutables. Des bandes de petites frappes, qu'ils soient soldats ou truands, mais toujours avec les mêmes codes.

— Tu es enfin revenu de tes pérégrinations dans le Nord sauvage! Ça fait plaisir de voir une famille réunie.

Même ses remarques les plus anodines semblaient cacher des moqueries. Edvin but une gorgée pour dissimuler son rictus, puis répondit d'un ton neutre, sans bouger de l'endroit où il se tenait; depuis bien longtemps, son demi-frère et lui ne se saluaient que de loin.

— C'est bien aimable à toi de t'être déplacé pour m'accueillir.
— Tu vis toujours du commerce de fourrures avec les barbares ? J'ai entendu dire que c'était dangereux.
— Pas si on sait s'y prendre. Et puis je traite aussi avec les colons, je ne passe pas mon temps chez les Borags.
— Les Borags... fit Olker d'un ton songeur. J'avais oublié qu'on les appelait comme ça, d'habitude on dit les bouseux, ou les arriérés, ou les barbares... Sauf quand on est leur ami, évidemment.

Edvin ignora la provocation. Une pensée traversa son esprit : combien de temps avait-il attendu, ici ou dans les environs? L'avait-il guetté sur la route ?

— Et toi tu vis toujours à Heimark ?
— Non, maintenant je ne suis plus en ville. J'ai épousé une petite poulette, tu sais ? On s'est établis dans l'Ouest de la vallée, pas très loin d'ici en fait. Je fais partie d'une sorte d'organisation de marchands. Mais pas le même genre que toi...

Sa gaité de nouveau marié se teinta de mépris. Il poursuivit:

— Ah, tu as les salutations de notre père. Il t'envoie ses voeux de prospérité.
— Tu lui passeras les miens. Que devient-il?
— De plus en plus vieux et têtu. Velder travaille toujours à sa forge à Nordeburg, dans le quartier du lac, mais ses apprentis font beaucoup plus de boulot qu'à notre époque.
— Tu voyages beaucoup, dis-moi.

Olker haussa les épaules, évasif, et Edvin ne chercha pas à en savoir plus.

Velder. Un nom qui évoquait les brasiers de la forge, une silhouette épaisse aux bras noueux, et les coups qu'il distribuait quand on le contrariait, ou quand il avait bu. Lorsque son demi-frère avait quitté le foyer, le vieux n'avait pas encore sombré dans l'alcoolisme, mais Edvin avait eu largement le temps d'en souffrir par la suite. Le savoir loin de lui, de l'autre côté de la frontière sud de la Marche, ne lui posait pas le moindre problème; Olker, lui, avait gardé le contact, pour des raisons obscures. Peut-être une sorte d'attachement filial, après tout.

Olker vida le gobelet de bière qu'il avait bu en l'attendant, et se leva; il dominait Edvin d'une demi-tête, le mouvement fit bâiller les pans de son manteau, révélant à sa ceinture un coutelas de la taille d'une petite épée. Edvin remarqua aussi que sa tunique était boutonnée jusqu'au col et se gonflait sur son torse, comme qu'il avait porté des vêtements chauds en-dessous. Ou bien un plastron d'escrimeur en cuir épais.

— Mais tu sais ce que c'est, continua son demi-frère, quand on se lance dans les affaires, il y a des hauts et des bas.
— Je le sais bien, d'ailleurs moi-même...
— Et je vois qu'ici les affaires marchent plutôt bien, le coupa Olker en jetant un coup d'oeil appuyé autour de lui, comme s'il remarquait soudain un luxe ostentatoire.

En vérité, l'intérieur de leur maison était bien tenu, et décoré de fleurs fraîchement coupées et de quelques coquillages tachetés obtenus d'un colporteur, mais à part ces petites choses, on n'y trouvait que le strict nécessaire.

La conversation prenait un tour déplaisant. Edvin sentit une tension familière naître dans le creux de son ventre, et se diffuser sournoisement dans tous ses muscles. Il changea de posture, essaya de se décontracter ou au moins d'en avoir l'apparence.

— Comme tu vois, on roule sur l'or. Vaisselle d'argent, vins fins, tenues en dentelle, tout le bazar. Mais ça me fait plaisir de revoir la famille, ça me rappelle mes origines modestes.

Oker leva un sourcil, mais ne commenta pas l'ironie. Edvin poursuivit d'un ton sarcastique:

— Je t'aurais bien fait visiter les jardins en terrasses et le bassin aux carpes, mais ils sont en travaux.
— Assez plaisanté. Je dois de l'argent à quelqu'un, du genre qu'il faut absolument rembourser.
— Comment as-tu...?

Olker fit le geste d'écarter un objet de la main, comme si le sujet n'avait aucune importance.

— Les affaires sont les affaires, frérot. Je suis venu ici parce que je sais que tu as le sens de la famille.

Foutaises, pensa Edvin. Tu m'as toujours traité comme un adversaire, jusqu'à ce que je m'engage dans l'armée ducale. La tension avait gagné ses jambes, qui tremblaient discrètement malgré ses efforts.

Comme s'il s'en était rendu compte, Olker gloussa.

— Les marchands de Heimark disent que la saison des fourrures est exceptionnelle. Alors je me suis dit que mon petit frère aurait bien moyen de m'avancer un peu. Si on allait regarder ce que tu as ramené?

Sans attendre, il se dirigea vers la porte, contournant Edvin qui était resté sur place, comme si ses bottes étaient des blocs de pierre. Son regard croisa celui de Grita, mais il ne dit rien et sortit.

Dehors, Olker s'était arrêté devant les trois mules avec un sourire de ravissement un peu forcé. Les ballots volumineux étaient restés sur leurs dos: dans sa hâte de revoir les siens, Edvin n'avait pas pris le temps de décharger les animaux. Il n'avait pas non plus remarqué la monture d'Olker, un hongre gris, puissant et haut sur pattes, attaché un peu à l'écart.

— Hé ben mon cochon, tu en as ramené de la fourrure ! Les marchands n'avaient pas menti... Parfait, avec ces deux-là je devrais m'en sortir.
— Olker, non ! Je n'ai pas...
— Quoi, petit frère, tu me laisserais dans l'embarras ?

Olker lui fit face, une main sur la hanche - juste au-dessus de la poignée de son arme. Son sourire disparut subitement.

— J'ai besoin de ces fourrures, Edvin, c'est une question de vie ou de mort.
— Moi aussi j'en ai besoin! Et elles sont à moi!
— Une question de vie ou de mort, tu comprends ça ? Ne te mets pas sur mon chemin. Je dois sauver ma peau et celle des miens.

Edvin jeta un coup d'œil alentour - le village était plongé dans une grisaille entre chien et loup, mais des yeux les observaient derrière certains volets, il en était certain. Il lui suffirait de lui sauter dessus à l'improviste, le faire tomber et le rouer de coups pour lui apprendre les bonnes manières; rien d'impossible s'il trouvait le bon moment, si Olker se laissait distraire. Mais c'était risqué: son demi-frère le surclassait en allonge, il était sur ses gardes, et armé.

Tout en détachant les deux montures qui portaient les plus gros ballots, ce dernier poursuivit:

— D'ailleurs mes gars ne vont pas tarder à revenir pour revenir faire le retour avec moi. Tu veux que je te les présente? Ce sont de bons compagnons, mais il ne faut pas trop les emmerder.

Bien sûr ! Il était venu avec sa bande, comme toujours. Et s'il bluffait? Les fourrures avaient exigé tant d'épreuves: pour les gagner, il avait dû serrer les dents, dormir sur un ventre creux dans un fossé, éviter les patrouilles du Cercle, endurer les pourparlers avec des brutes barbares et des colons avaricieux...

Edvin pensa à sa lance, sa hampe en frêne de cinq coudées calée le long du mur, et sa pointe en forme d'amande bien affûtée, graissée et emballée dans un des coffres. Sur lui il n'avait que son propre coutelas, Olker avait une arme plus dangereuse. En le prenant au dépourvu, il pourrait peut-être...

Mais c'était une chimère, un fantasme de violence, bien sûr. Et si Olker le voyait venir, et le neutralisait ? Il ne pourrait pas protéger Grita et Njord, alors. Et dans le cas contraire, comment dissimuler ce qui ne pouvait être qu'un meurtre, commis sous les yeux indiscrets de ses voisins?

Il n'arrivait plus à dominer le tourbillon de pensées contradictoires, et une nausée affreusement familière s'ajoutait à la faiblesse qui nouait son ventre. Un vieux souvenir de guerre se rappelait à lui, une honte ancienne qui le poursuivait. Il baissa les bras.

Olker le dévisagea. Tu es faible et je suis fort, disait son sourire. Tout ce qui est à toi peut être à moi, si je le décide.

— Merci pour les fourrures, frérot, je te le revaudrai. Je te ramènerai les mules la prochaine fois.

La prochaine fois ?

Déjà Olker montait à cheval et entrainait les bêtes derrière lui, se balançant en selle au pas de sa monture. Sa main droite reposait sur le pommeau de sa dague. Les poings serrés, tremblants, Edvin le regarda s'éloigner.

En se retournant il tomba face à face avec sa femme. Grita ne dit rien, mais sa déception se lisait sur son visage. Elle avait attendu son retour comme celui d'un héros, parti au loin braver les dangers pour leur apporter la prospérité, et voilà qu'il se faisait rançonner par son frère comme un petit garçon. Ou un lâche. Il ne s'était même pas interposé entre les mules et Olker, tout occupé qu'il était à se trouver des excuses. Il n'avait pas voulu savoir si Olker avait lui aussi le sens de la famille, s'il l'aurait vraiment frappé ; il avait eu peur.

Edvin sentit le sang lui monter aux joues, voulut dire quelque chose, ne trouva pas ses mots et se mit à debater la mule qui lui restait. Les ballots étaient moins gros, mais si Olker les avait ouverts, il se serait rendu compte qu'au milieu, entre les rangées grises et fauves des peaux de loups, se trouvaient des zibelines et des renards blancs. Edvin les porta à l'intérieur, s'assura que la porte était fermée, et étala les plus belles fourrures sur la table. Les pelages immaculés semblaient déplacés dans cet intérieur modeste, comme si une reine y avait oublié son manteau.

— Avec celles-là, on aura de quoi passer l'hiver. Je connais un marchand à Heimark qui me les achètera un très bon prix.

Grita hocha la tête dans répondre. Il entendait la question sans qu'elle n'ait à la poser:

"Et si un autre vient te menacer, lui donneras-tu ce qui nous reste?"

Au lieu de cela, elle tira de la bière au tonnelet, sortit une saucisse du garde-manger et activa le feu sous la soupe. Edvin se rendit compte qu'il était mort de faim. Il n'avait pas volé un peu de réconfort, après ces mois passés dans la nature. Il se mit à table et but la bière à longues goulées, comme un assoiffé. Ce n'était peut-être pas la meilleure du pays, mais pour lui elle avait une saveur à nulle autre pareille. De temps en temps il coupait un morceau de charcuterie ou puisait dans la soupe.

Grita ne put s'empêcher de sourire devant son appétit d'ogre, et ses yeux gris pétillaient doucement. Il lui rendit son sourire.

— Tu m'as manqué. Vous m'avez manqué tous les deux, se reprit-t-il un peu nerveusement.

Elle hocha la tête - comme beaucoup de Nordiens, elle en disait plus avec ses silences qu'en paroles.

Une fois rassasié, il s'adossa et regarda autour de lui, un peu grisé par la richesse du repas. Il était resté si longtemps loin d'ici que tout lui paraissait un peu faux, comme si la familiarité de surface cachait des changements qu'il n'arrivait pas à reconnaitre. Pourtant il y avait bien peu à voir : une table, quelques chaises, un métier à tisser, deux coffres contenant leurs possessions - des vêtements de labeur et des outils en métal. Grita avait quelques bijoux quand il l'avait épousée, mais elle en avait revendu l'essentiel lors des mauvaises saisons. Si on y ajoutait les mille façons ingénieuses qu'elle avait trouvées d'arrondir leur revenu, elle avait fait plus que lui pour les maintenir à flot.

Sur le chemin du retour, il s'était imaginé, riche du produit de la traite, acheter un bracelet d'argent - ou d'or, s'il se débrouillait bien! - chez un orfèvre de Heimark, la capitale de la Marche du Nord, et l'offrir à Grita par surprise, peut-être le poser sur ses vêtements pour qu'elle l'y trouve au petit matin. Il avait aussi imaginé des projets plus sérieux; acheter de meilleures terres, pour ne plus avoir à voyager au loin, peut-être faire un autre enfant...

Olker avait dit qu'il le lui revaudrait, et peut-être même était-il sincère, il pouvait parfois surprendre. Mais avec ses poches percées, il n'aurait jamais assez d'argent pour rendre une pareille somme, il risquait plutôt de revenir pour prendre le reste. Il était parti en emportant les projets d'Edvin; des idées qui avaient failli se réaliser, mais qui étaient retournées dans le monde des envies et des rêves. L'an prochain peut-être... Mais combien de temps pourrait-il continuer à mener cette vie, à prendre des risques? Que deviendrait sa petite famille, alors ?

Edvin se leva brusquement, faisant sursauter Grita et Njord. Dans le coffre, sous une pile de menus objets et d'outils, le fer de lance était toujours là dans son emballage de toile ; en quelques coups de maillet, il le fixa sur la hampe, sous les regards silencieux de sa femme et de son fils. Puis il chercha son plus gros manteau, et l'enfila par-dessus son gilet de cuir. La laine épaisse et lourde n'entravait pas trop les mouvements, et il espérait qu'elle absorberait les coups d'une lame courte.

Il se dirigea vers la porte, Grita l'y rejoint.

— Je ne peux pas le laisser partir comme ça, grogna-t-il, honteux à nouveau.
— C'est bien. Reviens-moi vite.

Elle l'embrassa rapidement. Dans ses yeux il lisait son approbation, et peut-être même un peu de l'admiration de leurs premières années, en cherchant bien.

Que diras-tu, si je faillis encore ?

Écartant cette pensée importune, il partit dans la nuit à la poursuite de son demi-frère.

À suivre

Le Retour (3)

Le Retour (1)