Le Roi en Jaune
Un livre de Robert W. Chambers (1895)
Depuis le début des années 2000, l'univers fantastique et inquiétant de H. P. Lovecraft connait un regain de popularité. Votre Barde lui-même, bien qu'il ne goûte pas excessivement le genre de l'horreur, n'est pas insensible au charme rétro et à l'imaginaire hors norme qui s'expriment dans son oeuvre.
On peut rencontrer aujourd'hui cet univers dans les livres de l'auteur, ceux de son cercle d'amis (par exemple August Derleth) qui ont repris ses mondes à leur manière, mais aussi dans des jeux de rôles (l'appel de Cthulhu, des jeux de société divers et variés, et même une campagne électorale.
Lovecraft met en scène des personnages, des créatures et des dieux, mais aussi des livres aux pouvoirs maléfiques. Le "Roi en Jaune" est l'un d'entre eux : une pièce de théâtre en deux actes, dont le premier est attractif et presque anodin, et le deuxième un piège infernal, dont on ne peut arrêter la lecture avant d'être devenu fou. Censé se dérouler dans la ville imaginaire de Carcosa, le livre mentionne des noms de personnages et d'autres que l'on situe moins bien, lieux, personnes ou mystères.
Quelle ne fut donc pas ma surprise de trouver ce livre ô combien dangereux en vente libre chez mon libraire chenu et ricanant, monsieur Fh'nak ; sans doute le destin l’avait-il placé dans mes mains. Mû par une force à laquelle je ne pouvais pas résister, je l'ai acheté et lu compulsivement (enfin au début – plus de détails plus bas). Avant de devenir définitivement dément, je vous livre ici les impressions que j'en ai retiré.
Carcosa : un mème littéraire ?
Le Roi en Jaune, avec ses personnages et son univers, est la création de plusieurs auteurs.
A l’origine se trouve une nouvelle brève par Ambrose Bierce, « Un habitant de Carcosa », première apparition de cette ville « très fameuse et très antique » dans une histoire de temps et de mort au parfum gothique. À ce stade, il ne s'agit encore que de l’ébauche d’une idée, quelques noms et lieux jetés là pour fournir un cadre imaginaire à une histoire d'un autre temps.
Robert W. Chambers a repris cette ébauche, l’a complétée avec le Roi en Jaune proprement dit – la pièce de théâtre. Et surtout il a accentué son côté fantastique, introduisant la démence et la maladie, un décorum décadent, des personnages d'artistes et d'autres plus inquiétants ou tragiques.
Lovecraft à son tour s'est enthousiasmé pour ce thème et en a fait usage dans plusieurs de ses nouvelles, mais uniquement par allusions. De ce fait, Carcosa, ses habitants et son vocabulaire n'ont jamais été décrits complètement, ils restent comme une signature apposée sur des récits, un marqueur qui les relie à d'autres ; par leur simple présence, ils annoncent au lecteur initié que le récit va prendre un tour fantastique, et pas de n'importe quelle manière. Folie morbide et mondes étranges en perspective ! Certains parleront d'intertextualité, d'autres trouveront ça tout simplement cool.
Et aussi une série
Détail amusant, cette mythologie de synthèse a été reprise dans la série True Detective ; peut-être que cette actualité télévisée explique la réédition du livre de Chambers, plus que le renouveau Lovecraftien. Personnellement, je préfère croire à la main du destin.
N’ayant pas vu True détective, je ne saurais juger de la force du lien entre les deux univers. Mais le petit laïus en fin de bouquin, qui énumère les rapprochements, cite quelques apparitions de la thématique du Roi en Jaune dans la série, fait beaucoup d’analogies approximatives pour remplir à grand peine quelques pages. La substance semble donc manquer, mais d’un autre côté cette application par petites touches correspond bien à l’usage comme « signature » de ce Mythe appelé à rester mystérieux.
Le lien avec la série semble donc ténu. De toute façon, je ne suis pas certain que ces récits datés, lents et maniérés satisferaient les spectateurs de nos séries modernes, pleines d’action et parfaitement cadencées.
Un jeu, un livre, une série… à quand le burger ?
La moitié d’un livre
Assez parlé du contexte, penchons-nous un peu sur la Chose. À la lecture, une évidence s'impose : ce bouquin manque d’unité.
Les quatre premiers récits fantastiques ("Le restaurateur de réputations", "Le masque", "Le signe jaune", "La cour du dragon") mettent en scène, à Paris et aux États-Unis, dans un futur imaginé par l’auteur (les années 1920 ! Incroyable !) ou dans son propre passé, des personnages artistes décadents, au prises avec des phénomènes inquiétants. Certains sont fous dès le début, d’autres le deviennent, mais le Roi en Jaune n’est jamais loin.
Au fil des situations et des allusions, on commence à saisir un peu mieux la nature de la pièce et du roi, qui semble être une sorte de divinité maléfique. Mais les descriptions restent allusives, symboliques, et tout ce que l’on apprend crée plus de questions et de zones d’ombres qu’il n’en résout.
Mais le recueil change de style au fil des récits suivants :
- Moins de folie et d’épouvante, mais toujours du fantastique dans le récit mettant en scène une dame d’Ys rencontrée au fond de marais bretons.
- Puis une série de fragments sans fil conducteur.
- Puis une série de nouvelles sentimentales, construites sur le même modèle : un jeune américain arrive à Paris pour faire des études d’art, il y rencontre de jeunes décadents alors que lui-même est plutôt puritain, et aussi une belle jeune femme que tous convoitent. Après quelques atermoiements qui illustrent surtout le décalage entre les conceptions morales de l’époque et les nôtres, tout finit par bien se passer pour lui.
- Petite mention quand même pour « La rue du premier obus », qui réussit à mettre en scène une vision fantomatique, comme ouatée de la guerre, lors du siège de Paris en 1871.
En terminant le livre, je ne pouvais retenir un sentiment de déception. A quoi rime cette volte-face à mi-parcours ? Pourquoi interrompre la dévoilement dramatique entamé dans les quatre premiers récits ? Les spécialistes affirment que chaque livre noue à son commencement un contrat implicite avec le lecteur : les enjeux qui s'y exposent devront être menés à leur conclusion. Ici, le format du recueil de nouvelles permet (ou impose ?) à l'auteur de sortir du cadre initial, peut-être pour atteindre la taille requise. On sent un changement d’inspiration, un recueil rassemblé après coup sans vraie recherche de cohérence - sans doute pour manger. Mais entre le début et la fin, on ne lit plus le même livre.
L’auteur dans son livre
On dirait que Robert W. Chambers a écrit ce livre comme un moyen de revivre, parfois sous une forme fantasmée, ses années d’études de peinture au cours Jullian, à Paris.
Ses héros sont quasiment tous des artistes américains, généralement de passage en France. Souvent imprégnés de mœurs puritaines, leurs hésitations et scrupules contrastent avec les habitudes de leurs compatriotes déjà installés, qui mènent des vies de jouisseurs dont les plaisirs nous sembleraient presque innocents aujourd’hui.
Le virage à l’intérieur du livre évoque d'ailleurs, à l’échelle 1:100, celui que Chambers a pris dans son œuvre entière. Après le Roi en Jaune et quelques autres livres restes obscurs, il s’est lancé dans une carrière d’écrivain à succès de romans sentimentaux, qui a duré jusqu’a sa mort en 1933.
Inspiration, succès et compromis
Ici un parallèle avec la carrière de Lovecraft s’impose. Ce dernier ne s’est jamais écarté ses styles de prédilection, qui faisaient visiblement écho à des obsessions personnelles. Incapable de conserver un emploi régulier, enfermé dans un genre littéraire où il n’a connu aucun succès commercial de son vivant, il est mort dans la misère. Chambers, d’un caractère plus flexible et moins obsessionnel, fit carrière dans le genre où il réussissait le mieux, et à la fin de sa vie il profitait d’une renommée et d’un niveau de vie enviables. Mais aujourd’hui il est oublié du public, alors que la popularité des thèmes Lovecraftiens ne fait que croître.
Serait-ce une sorte de parabole sur les choix à faire quand on veut vivre de sa plume ? Il serait trop simple de dire que l’un a choisi la facilité et la réussite commerciale, tandis que l’autre est resté fidèle à lui-même et à son exigence.
En réalité, Lovecraft n’avait sans doute pas le choix, ses névroses et ses dispositions personnelles lui barraient bien des chemins. Chambers, de son côté, avait un talent pour le fantastique qu’il n’a pas continué d’exploiter, peut être par épuisement de son inspiration, peut-être parce qu’il lui fallait manger – lui aussi a connu de vraies années de vaches maigres.
Quoi qu’il en soit, il y a une sorte de grâce à voir ses flamboyances de jeunesse retrouver vie, une trentaine d’années plus tard, dans l’œuvre d’un autre.
Jugement bardique
Si vous êtes curieux de mieux connaître les inspirations de cet ovni littéraire qu’était Howard Phillips Lovecraft, la lecture des quatre premières histoires du Roi en Jaune vous procurera une intéressante distraction. Le reste en est déconnecté et de peu d’intérêt, à part pour les amateurs de romans XIXe.
Si vous ne connaissez pas le Mythe, mais que vous avez pris conscience de vos lacunes et souhaiteriez en savoir plus, vous pouvez le découvrir dans ce livre, à condition d’apprécier une écriture datée, mais de qualité. Sinon, vous trouverez ailleurs des récits plus captivants.
Ftagh’n
Tout est dit, il ne me reste plus qu’à terminer le deuxième acte. Qui se cache sous le masque blême ? Quel terrible secret va causer la perte de Cassilda ? Le Signe Jaune flotte parfois devant mes yeux, à moins que ça ne soit cette babiole en or que j’ai achetée dans la rue à un marchand barbichu.
J’ai essayé de brûler ce livre maudit, mais mes mains ne m’obéissent plus, les pages se tournent d’elles-mêmes, comme animées d’une volonté malveillante, jusqu’à l’effroyable conclusion...