Servitude
Une bande dessinée par Fabrice David (scénario) et Éric Bourgier (dessin).
Le crépuscule tombe dans la jungle. Sous la canopée, les animaux s'éveillent et entament leur ballet meurtrier : fuir ou être mangé, tuer ou mourir de faim… Entre les troncs immenses passe une silhouette majestueuse, qui impose le silence aux petits lémuriens et aux oiseaux piailleurs. Cette créature à la longue trompe, c'est le Barde.
Écartant machinalement les insectes, il flaire les fleurs exotiques, mâchonne une feuille, un régime de bananes ou un petit arbre. Soudain, son attention se fixe. Qu'a-t-il aperçu entre les buissons de fougères géantes ? Un nid de dodo, l'oiseau terrestre disparu ? Le mythique Quetzalcoatl des anciens Mayas ? Un dahut ou une licorne ?
Le barde se dirige vers le rayon BD et, du bout de la trompe, tire du rayonnage un album à l’élégance racée. Il le cale en position ouverte et, aussi délicatement que possible, en feuillette les pages. Le voici plongé dans un monde sépia et gris, qui caresse le regard de ses ombres et lumières. Il en ponctue les meilleurs moments de petits barrissements appréciateurs.
L'histoire
Le contexte nécessite de prendre un peu de recul :
Il y a bien longtemps, les Puissances ont découvert le Monde et l'ont occupé. Puis l'humanité a été créée et les Puissances l'ont prise sous leur aile, chacune à sa manière, et se sont mêlées à elle. Aux géants les belliqueux Fils de la Terre, aux dragons les belliqueux Drekkars (tout ce petit monde aura du mal à vivre en paix), aux anges les Iccrins sur leurs piliers, et aux sirènes les navigateurs Vanareks. Les fées, elles, sont restées sur leur quant à soi ; et dans le désert, le peuple des Riddraks vit à l'écart des Puissances, attendant l'étoile de la prophétie qui mettra fin à leur long esclavage.
Mais la discorde n'a pas tardé à opposer dragons et géants, et un premier conflit entre puissances les a laissé exsangues, les géants exterminés ne vivant plus qu'à travers leurs descendants mêlés d'humains. Quelques centaines d'années plus tard, les Fils de la Terre, longtemps divisés en branches rivales, sont réunifiés sous le règne de Garantiel, suzerain de ses cousins princes d'Arkanor et de Veriel.
Voilà pour la toile de fond, qui se dévoile au fil des pages et des albums.
Après un prologue mystérieux, le récit proprement dit s’ouvre sur le mariage de Kiriel avec Lirène la fille du roi Garantiel. Le jeune roturier est censé apporter du sang neuf à la maison royale, mais il va surtout se retrouver plongé au coeur des péripéties de l'Histoire, qui est sur le point de s'emballer. Complot des Veriels, exactions des Drekkars qui frappent partout à la fois, manigances souterraines d'une puissance inconnue… À croire que le destin du monde est en jeu !
Des BD au compte-gouttes
2006, 2008, 2011, 2014, 2017 : les épisodes paraissent tous les 3 ans environ. Un rythme plutôt lent, qui s'explique par l'attention portée au dessin, au scénario et en particulier au cadre. Servitude est un produit de luxe, assemblé par des experts gantés de blanc dans des chambres stériles, roulé à la main par des cubaines qui chaloupent.
C'est aussi une série très planifiée, dont la fin semble écrite depuis le début : au dos du premier tome figure déjà la liste des titres de tous les autres albums. Evidemment, ce plan n'a pas été entièrement respecté, puisque le dernier volume en date n'est en fait que la première partie du 5e tome (Shalin). Il y en aura donc un 6e ! A l’instar de certains auteurs de trilogies devenues décalogies, David et Bourgier ont ressenti le besoin de plus de place pour terminer leur récit. Ne leur en veuillez pas trop.
Un héros sévèrement burné
Le protagoniste principal, Kiriel, est un maître d'armes ennobli par le roi. Il prouve donc sa valeur sur le champ de bataille comme au lit, car bien sûr le héros est bien pourvu — le scoop est confirmé quand il se baigne dans une rivière. Preuve de la bienveillance des dieux (et des scénaristes), quand une épée le tape sur un bout qui dépasse, il n’écope que d’une balafre sur le nez.
Anecdotes de virilité mises à part, Kiriel fait un héros plutôt générique, avec une histoire personnelle inexistante, des réactions sans surprises, et peu d’exposition psychologique. Son destin reste vaguement indifférent au lecteur.
Un protagoniste principal, mais pas omniprésent : peut-être parce qu’ils ont conscience de la faiblesse de ce personnage, et sans doute pour avoir d’autres guides dans la visite de leur monde, les auteurs complètent le casting au fur et à mesure avec des personnages ayant plus d’épaisseur, tel le Drekkar Sékal d'Aegor ou le sénateur Iccrin Barek.
Heroic-Fantasy velue ?
La couverture du T1 l’affirme sans ambages : nous voici dans un monde bien typé Heroic Fantasy, avec gros guerriers en armure, monstres, princesses voluptueuses, etc.
Comme de juste, la violence est omniprésente : on passe de batailles en complots, assassinats et révoltes. Pratiquement tous les personnages importants de l'histoire manient l'épée ou l'arc. Cette violence n’est pas esthétisée – trait réaliste oblige – mais participe à la dimension épique du récit.
Dans « L’adieu aux rois », on a même droit à une scène de bataille qui combine siège d’une forteresse colossale, charge d’éléphants, raids aériens et sous-marins... Si on aime la baston, on en a pour son argent.
Est-ce à dire que les personnages féminins sont relégués aux seconds rôles, comme cela arrive souvent dans ce sous-genre de la Fantasy ? Pas autant qu’on pourrait le craindre, mais ils sont souvent associés à des héros masculins plus visibles : Filène d’Anar avec Kiriel, Zeress avec Sekal d’Aegor, la petite infante Esdras avec le sénateur Barek. Un peu de yin pour le yang de ces protagonistes dominateurs ?
Mais surtout, passé le premier tome, l'intrigue se diversifie, le cadre s'éloigne progressivement des stéréotypes Heroic Fantasy. Il devient évident que l'on est en présence d'une création plus ambitieuse, raffinée même.
Ou Fantasy ethnologique ?
Malgré un goût évident pour l’épique qui tache, les auteurs se rattachent à un autre courant de la Fantasy né avec Tolkien, celui des créateurs d'univers. Le monde de Servitude ne cesse de s'enrichir ; à chaque numéro on découvre un peuple, une culture.
Ainsi le premier volume met en scène les Fils de la Terre, descendants du croisement des géants et des hommes. Cette dynastie, au style résolument médiéval européen, donne le ton et fait démarrer la série dans un cadre familier : oriflammes, châteaux forts, cour, vieux-roi-encore-solide, chevaliers ambitieux et vieille noblesse…
Le deuxième volume se situe presque entièrement dans la société des Drekkars, descendants des Dragons qui vivent sous terre dans la passe de Farkas. D’évidence, l’inspiration vient de l’extrême-Orient : on découvre une société très hiérarchique, codifiée, dont la caste militaire évoque les samouraï du Japon ancien. Inspiration mais pas recopie, car dans ce volume s’affirme l’ambition de créer un univers original.
Ces deux mondes continuent d'animer l'action pendant le tome 3, se combattant de manière le plus souvent indirecte. Les querelles intestines entre les Veriels et leur roi impliquent désormais des auxiliaires barbares de plus en plus encombrants, ainsi que les esclaves Riddraks.
Après ces deux thèmes bien-aimés des rôlistes, un peu de nouveauté ; le tome 4 se déroule chez les Iccrins, affiliés des Anges qui vivent au sommet de gigantesques piliers, dans des cités entre ciel et terre qu'ils relient en vaisseaux volants. Une société très égalitaire, où chacun est amené à changer régulièrement de rôle et de Pilier.
Enfin le 5e tome (Shalin) est celui des Riddraks, les habitants du désert réduits en esclavage par les Drekkars, menés par une prophétie de libération. Dans les bâtiments de chantier où ils sont obligés de travailler, on sent comme une ambiance de construction de pyramides.
Cartes et documents d'époque
Les annexes, récits et cartes mettent en valeur la richesse de ce monde, comme autant de pièces à conviction ajoutées au dossier « Servitude ». Les plus réussies se présentent comme des objets appartenant à l’univers du récit.
Ainsi les cartes du monde, dont l'illustrateur tire parti même en couverture (vous ai-je dit que je suis fan de vieilles cartes ?). Une géographie qui se révèle sous différentes projections, selon les épisodes. Les chansons et textes d’époques, récits historiques fournissent une peinture plus large du contexte historique, de ce que tous peuvent savoir.
Éparpillée entre les albums, la correspondance de personnages parfois à peine mentionnés dans la BD elle-même, donne au lecteur des informations souvent exclusives sur l'enjeu et les tenants du conflit. Attention quand même, la police Zapfino, même si elle est très élégante, ne suffit pas à faire passer un imprimé pour un manuscrit médiéval…
Ce choix de présentation kaléidoscopique produit un effet de réalité réussi, ouvrant en quelques mots, une image ou deux, des perspectives sur des lieux, des personnages et des époques qui n’avaient pas leur place dans le corps de l’histoire.
Plus discutables, les annexes sur l'organisation sociale et le lexique Drekkar (ainsi que le topo correspondant sur les Iccrins) imposent au lecteur quelques pages de visite culturelle en ordre alphabétique. Utiles pour mieux comprendre la société Drekkar et interpréter certains dialogues, elles auraient pu prendre une forme plus attrayante. En l’état je l’ai ressenti comme une indulgence coupable des auteurs vis-à-vis de leur création. C’est une des seules fois où on n’est pas présence d’un document a l’intérieur de l’univers, mais plutôt en train de recevoir des explications directement des auteurs.
Tous ces éléments de contexte donnent profondeur et richesse à l'univers, mais ne font que renforcer le défi de mémorisation qu’il représente pour le lecteur. Ajoutez à cela le rythme de publication pluriannuel, et on se retrouve à relire les tomes précédents à chaque nouvelle parution.
Monochrome pour plus de couleur
Visuellement, on est loin des comics. La palette chromatique se compose exclusivement de tons bruns, avec une variante gris foncé lors de scènes de réminiscences ou fantastiques. Cela évoque parfois la fresque ; grâce au trait précis, presque réaliste, on pense aussi à un filtre de couleur qui aurait été posé sur le regard du lecteur.
Paradoxalement, je n'ai jamais trouvé que ce choix appauvrisse l'impact visuel de l'histoire. Peut-être parce que j'apprécie ces couleurs, ou peut-être parce que l'unité chromatique apaise l'extravagance du dessin : créatures, humains difformes, architecture fantastique, jeux d'ombres et de lumière, qui pourraient dégénérer en orgie visuelle. La monochromie permet de conter avec sobriété une histoire épique, dans un monde exotique.
Le traitement des portraits reste fidèle à la veine réaliste : des visages assez bien individualisés, certains beaux (souvent les héros), d’autres plutôt laids (souvent leurs ennemis); une mention spéciale pour les Drekkars, qui ont souvent de vraies gueules. Un petit reproche quand même, les nobles "Fils de la Terre" sont tous de grands blonds burinés avec un gros pif (nez de géants ?) ; il est parfois difficile de les distinguer.
Complots et vacance du pouvoir
Chacune des sociétés qui nous est présentée est en proie à des tensions internes, au bord de l'explosion. Les Fils de la Terre se divisent et leur roi s'affaiblit ; l'empereur des Drekkars cache un vice qui le ronge ; les Iccrins sont manipulés à leur insu par leurs propres Puissances tutélaires. A chaque fois, le pouvoir semble une coquille vide, et ceux qui tirent les ficelles ne se dévoilent que peu à peu au cours de la série.
Récit d'un complot à l'échelle d'un monde, lutte entre des entités infiniment plus puissantes que les humains, Servitude place ces derniers dans un rapport étrange : à la fois jouets des Puissances, et cause de leur enchainement à la terre et de leur chute.
Puissances invisibles
Créatures classiques de l'imaginaire médiéval, géants, dragons, sirènes, anges et fées apportent leur magie dans ce monde. Une sixième puissance, plus sombre, les affronte dans l'ombre, patiemment, au cours des siècles.
En surface, ce thème sent bon son Tolkien : l'Adversaire qui trame dans l'ombre la chute des tuteurs bienveillants de l'humanité, cherche à les diviser et à saper leurs forces.
Mais Servitude ne met pas en scène un énième affrontement du bien contre le mal (TM). Les Puissances sont démasquées comme des maîtres cruels de l'humanité, et l'enjeu de la série (comme son nom le suggère) est en réalité l'émancipation des humains. Progressivement, ce thème semble prendre le pas sur les premières intrigues politiques entre les Fils de la Terre, et même sur les menées de la mystérieuse sixième puissance.
De manière paradoxale, les protagonistes sont presque uniquement des humains de toutes obédiences. Les Puissances se sont faites discrètes (à l'instar des Géants disparus à la guerre, et des Dragons vieillissants), et celles qui restent ont décidé d'agir de loin. Dans cet affrontement inégal, on ne voit lutter que les humains.
… Et donc :
A ce stade, inutile de le nier : je recommande la lecture de Servitude. Je suis particulièrement sensible à l'ambition des auteurs de produire une oeuvre qui se démarque du tout venant, visuellement comme dans le récit.
Tous les clichés ne sont pas évités (Reptiles volants ? Bourrins en armure ?), il ne s'agit pas d'écrire du Proust. Et bien sûr, pour s'y retrouver après 5 volumes dans les noms, les lieux et les histoires distillés dans le désordre, il faut une mémoire d'éléphant ou de bonnes dispositions pour l'histoire-géo. Mais c'est la rançon d'une construction vraiment fouillée.
Pour les amateurs du genre, Servitude est une fraiche bouffée d'air sépia, une série qui équilibre avec talent originalité et familiarité.